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Ne pensez pas que la méditation soit le prolongement ou l’expansion d’une expérience vécue. Au cours d’une expérience il y a toujours le témoin, et celui-ci est à tout jamais lié au passé. La méditation, au contraire, est une inaction totale, laquelle met fin à toute expérience. L’action de l’expérience, ayant ses racines dans le passé, nous rend tributaires du temps ; elle conduit à une action qui est inaction et qui provoque du désordre. La méditation est la totale inaction d’une conscience qui voit ce qui est, sans les empêtrements du passé. Cette action n’est pas une réponse à une provocation : c’est la provocation même qui agit, de sorte qu’il n’y a point là, de dualité. La méditation consiste à se dépouiller de toute expérience. C’est un processus qui, consciemment ou inconsciemment, continue sans arrêt et qui, par conséquent, n’est pas limité à certaines heures de la journée. C’est une action continue, du matin jusqu’à la nuit – une observation sans observateur. Il n’y a donc pas de division entre la vie quotidienne et la méditation, entre la vie religieuse et la vie séculière. La division ne se produit que lorsque l’observateur est lié au temps. Cette division est un état de désarroi, d’infortune et de confusion, qui est l’état de la société.

La méditation n’est donc ni individualiste ni sociale ; elle transcende les deux, donc inclut les deux.

C’est cela, l’amour : la floraison de l’amour est méditation.

 

 

Il faisait frais ce matin-là, mais comme la journée avançait, il commença à faire vraiment chaud, et en marchant à travers la ville, le long des rues étroites, surpeuplées, poussiéreuses, sales, bruyantes, on se rendait compte que toutes les rues étaient ainsi. On pouvait presque voir exploser la population. L’auto était contrainte d’avancer très lentement, car les gens marchaient au beau milieu de la rue. La chaleur augmentait maintenant. Graduellement, avec de nombreux coups d’avertisseur, on parvenait à sortir de la ville, et on en était heureux. On dépassait la région des usines, et enfin on était dans la campagne.

La campagne était sèche. Il avait plu à quelque temps de là, et maintenant les arbres attendaient les pluies à venir – et ils avaient longtemps à attendre. On dépassait des villages, des troupeaux, des chars à bœufs, des buffles qui refusaient de quitter le milieu de la route, et on dépassait aussi un vieux temple qui avait un air délabré mais avait gardé le caractère d’un ancien sanctuaire. Un paon sortit des bois ; son brillant cou bleu étincelait au soleil. Il n’eut pas l’air de craindre l’auto, car il traversa la route avec une grande dignité, puis disparut dans les champs.

On commençait ensuite à monter sur des collines aux pentes raides, avec, des deux côtés de la route, des ravins profonds. Il commençait à faire plus frais, les arbres étaient moins secs. Après avoir parcouru des lacets à travers les collines, on arrivait à la maison. Il faisait alors tout à fait nuit. Les étoiles devinrent très claires. On avait l’impression de pouvoir presque les toucher en allongeant le bras. Le silence de la nuit se répandait sur les terres. Ici, l’on pouvait être seul, sans être dérangé, regarder les étoiles et s’observer soi-même, sans fin.

 

 

L’homme dit que la veille un tigre avait tué un buffle, qu’il reviendrait certainement à sa proie, et aurions-nous le désir, plus tard dans la soirée, d’aller voir le tigre ? Nous dîmes que nous en serions enchantés. Il répondit : « J’irai donc préparer un abri dans un arbre près de la carcasse, et attacher à l’arbre une chèvre vivante. Le tigre viendra à la chèvre avant de retourner à son vieux butin. » Nous répliquâmes que nous préférions ne pas voir le tigre aux dépens de la chèvre. Après une brève conversation, l’homme s’en alla. Ce soir-là, notre ami dit : « Prenons la voiture et allons dans la forêt. Peut-être pourrons-nous rencontrer ce tigre. » Donc, après le coucher du soleil, nous parcourûmes quelques kilomètres dans la forêt, et, naturellement, il n’y avait aucun tigre. Alors nous prîmes le chemin du retour, nos phares éclairant la route. Nous avions perdu tout espoir de voir le tigre et nous poursuivions notre chemin sans plus y penser. Au moment précis où nous prenions un virage – il se trouva là, au milieu de la route, énorme, les yeux fixes et brillants. La voiture stoppa, et l’animal, immense et menaçant vint vers nous en grondant. Il était tout près, maintenant, juste en face du radiateur. Puis il obliqua et vint au côté de la voiture. Nous sortîmes la main pour le toucher en passant, mais l’ami saisit le bras et le ramena vivement, car il avait quelques notions concernant les tigres. Celui-ci était très grand et comme les fenêtres étaient ouvertes on pouvait sentir son odeur qui n’était pas répugnante. Il y avait en cette bête une sauvagerie dynamique, beaucoup de puissance et de beauté. Grondant toujours, il s’en alla dans les bois, et nous reprîmes notre chemin vers la maison.

 

 

Il était venu avec sa famille – sa femme et plusieurs enfants – ils n’avaient pas un air de grande prospérité, bien qu’ils fussent assez bien habillés et bien nourris. Les enfants s’assirent quelque temps en silence, jusqu’au moment où on leur proposa d’aller jouer au dehors ; ils sautèrent de joie et coururent vers la porte. Le père occupait un vague poste officiel ; c’était tout bonnement, pour lui, un gagne-pain. Il demanda : « Qu’est-ce que le bonheur, et comment se fait-il qu’il ne puisse durer tout au long d’une vie ? J’ai eu des moments de grand bonheur, et aussi, naturellement, de grandes peines. J’ai lutté pour vivre heureux, mais il y a toujours des douleurs. Un bonheur durable est-il possible ? »

Qu’est-ce que le bonheur ? Le reconnaît-on au moment où l’on est heureux, ou seulement plus tard, lorsqu’il a disparu ? Le bonheur est-il plaisir et le plaisir peut-il être constant ?

« Je crois pouvoir dire, Monsieur, du moins pour moi, que le plaisir fait partie de ce bonheur que j’ai connu. Je ne peux pas imaginer un bonheur sans plaisir. Le plaisir est un instinct primordial de l’homme, et si vous le supprimez, comment pourrait-il y avoir du bonheur ? »

Nous sommes en train, n’est-ce pas de creuser la question. Et si vous postulez quelque chose au départ, si vous avez une opinion ou un jugement préalables au sujet de cette enquête, vous n’irez pas loin. Pour explorer des problèmes humains très complexes, il faut une liberté dès le début. Si vous ne l’avez pas, vous êtes comme un animal attaché à un poteau, qui ne peut pas aller plus loin que ce que lui permet sa longe. C’est ce qui arrive toujours. Nous avons des concepts, des formules, des croyances ou des expériences qui nous lient comme une corde, et c’est par leur moyen que nous essayons d’observer, de regarder autour de nous, ce qui, naturellement, nous empêche de voir profondément. Donc, si nous pouvons vous le suggérer, n’avancez aucune idée ni aucune croyance, mais ayez des yeux qui puissent voir très clairement. Si le bonheur est du plaisir, c’est aussi de la douleur. On ne peut séparer le plaisir de la douleur. Ne vont-ils pas toujours de pair ?

Donc, qu’est le plaisir, et qu’est le bonheur ? Vous savez, Monsieur, si en examinant une fleur vous arrachez ses pétales un à un, il ne reste plus de fleur du tout. Vous aurez en vos mains des fragments de la fleur et les fragments ne font pas sa beauté. Donc, en examinant notre question ne l’analysons pas intellectuellement, ce qui la rendrait aride, lui ôterait son sens, la viderait de son contenu. Nous l’examinons avec des regards que cela intéresse, des regards qui comprennent, des regards qui touchent mais ne déchirent pas. Je vous prie de ne pas la mettre en pièces, afin de ne pas vous en aller les mains vides. Laissez de côté l’esprit analytique.

Le plaisir est encouragé par la pensée, n’est-ce pas ? La pensée peut lui donner une continuité, l’apparence d’une durée, que nous appelons bonheur. Elle peut de même conférer une durée à l’affliction. Elle dit : « J’aime ceci, je n’aime pas cela. Je voudrais conserver ceci et rejeter cela. » Mais c’est la pensée qui a donné consistance aux deux, et le bonheur est maintenant devenu sa préoccupation. Lorsque vous dites : « Je veux demeurer dans cet état de bonheur », vous êtes la pensée, vous êtes la mémoire d’une expérience précédente que vous appelez plaisir et bonheur.

Ainsi le passé, ou la journée d’hier, ou les nombreuses journées du passé, qui sont la pensée, sont en train de dire : « Je voudrais vivre dans cet état de bonheur où je me suis trouvé. » De la sorte, vous faites du passé mort un fait actuel dans le présent, que vous craignez de perdre demain. Vous avez construit une chaîne de continuité. Cette continuité a ses racines dans les cendres de la veille, et, par conséquent, n’est pas du tout une chose vivante. Rien ne peut fleurir dans des cendres et la pensée est faite de cendres. Vous avez fait du bonheur quelque chose qui se rapporte à la pensée, et il est, en effet, pour vous, dans le domaine de la pensée.

Mais dans ce bonheur auquel vous pensez, existe-t-il autre chose que plaisir, douleur, bonheur et affliction ? Y a-t-il en lui une félicité, une extase, que la pensée n’atteint pas ? Car la pensée est très ordinaire, il n’y a rien d’original en elle. En s’interrogeant sur le bonheur, la pensée doit renoncer à elle-même. Lorsqu’elle se démet, survient la discipline de cet abandon, qui devient la grâce de l’austérité. Alors l’austérité n’est ni sévère ni brutale. L’austérité sévère est le produit de la pensée, en tant que violente réaction contre le plaisir et contre la complaisance envers soi-même.

Dans cet abandon profond, où la pensée renonce à elle-même (car elle voit clairement son propre danger) toute la structure de la psyché devient silencieuse. C’est en vérité un état de pure attention, d’où surgit une félicité, une extase qui ne peut être mise en mots. Lorsqu’elle est exprimée par des mots, elle n’est plus la réalité.