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La méditation est un mouvement dans l’immobilité. Le silence de l’esprit caractérise l’action vraie. L’action engendrée par la pensée est une inaction, cause de désordre. Ce silence n’est pas un produit de la pensée, ou simplement la cessation de son bavardage. L’immobilité de l’esprit n’est possible que lorsque le cerveau lui-même est tranquille. Les cellules du cerveau – qui ont été si longtemps entraînées à réagir, à projeter, à protéger, à affirmer – ne sont au repos que par la vision de ce qui est, en fait. À partir de ce silence, une action qui n’est pas cause de désordre n’est possible que lorsque l’observateur, le centre, l’expérience, a pris fin, car alors voir c’est faire. Voir n’est possible qu’à partir d’un silence où n’existent ni évaluation, ni valeur morale.
Le temple était plus ancien que ses dieux. Ceux-ci demeuraient prisonniers dans le temple, mais le temple lui-même les dépassait de loin en antiquité. Il avait des murs épais et, dans les couloirs, des piliers portant des sculptures de chevaux, de dieux et d’anges. Ces sculptures avaient une certaine qualité de beauté, et l’on se demandait, tout en marchant, ce qui arriverait si elles, et le dieu situé dans les profondeurs du temple, se mettaient à vivre.
On disait que ce temple, et en particulier son sanctuaire le plus reculé, remontait très loin dans le temps, bien au-delà de l’imagination. En errant le long de ses différents couloirs éclairés par le soleil du matin, avec leurs ombres nettement découpées, on s’interrogeait sur ce que tout cela pouvait signifier – comment l’homme avait imaginé des dieux, comment il les avait sculptés de ses mains, placés dans des temples et des églises, et ensuite adorés.
Les temples des temps antiques ont une étrange et fascinante beauté. Ils semblent avoir été engendrés par la terre elle-même. Ce temple-ci avait presque l’âge de l’humanité et ses dieux, revêtus de soieries, avec des guirlandes au cou, étaient dérangés dans leur sommeil par des chants, de l’encens et des clochettes. L’encens qui avait été brûlé au cours des siècles semblait pénétrer la totalité du temple, lequel était vaste et devait couvrir quelques hectares.
Des gens, riches et pauvres, semblaient être venus de toutes les parties du pays, mais seuls ceux d’une certaine classe sociale étaient admis à l’intérieur du sanctuaire. On y pénétrait par une porte basse en pierre, après avoir enjambé un parapet usé par le temps. Au dehors du sanctuaire, il y avait des gardiens en pierre, et comme on y pénétrait, il y avait des prêtres, nus jusqu’à la taille, qui chantaient, solennels et pleins de dignité. Ils étaient tous fort bien nourris, avec de gros ventres et des mains délicates. Leurs voix étaient rauques, car ils avaient chanté tant d’années ; et le dieu (ou la déesse) était presque informe. Il avait dû avoir un visage à une certaine époque, mais ses traits avaient à peu près disparu. Ses joyaux devaient être sans prix.
Lorsque le chant cessa, il y eut un silence comme si la terre avait interrompu sa rotation. Ici ne filtrait aucun rayon de soleil, et la lumière ne provenait que de mèches brûlant dans l’huile. Ces mèches avaient noirci le plafond et l’endroit était mystérieusement sombre.
Tous les dieux doivent être adorés dans des ténèbres mystérieuses, sans quoi ils n’auraient pas d’existence.
Comme vous ressortiez en plein air, avec la forte lumière du soleil, et que vous regardiez le ciel bleu et les hauts palmiers qui ondulaient, vous vous demandiez pourquoi l’homme se rend un culte à lui-même, dans des images faites de ses mains et élaborées par son esprit. La peur et ce beau ciel bleu semblaient s’éloigner l’un de l’autre.
C’était un homme encore jeune, propre, au visage fin, aux yeux vifs, prompt à sourire. Nous nous assîmes par terre dans une petite chambre surplombant un jardin modeste. Le jardin était plein de roses allant du blanc jusqu’au presque noir. Un perroquet était sur une branche, pendu la tête en bas, avec ses yeux brillants et son bec rouge. Il regardait un oiseau beaucoup plus petit que lui.
L’homme parlait assez bien l’anglais, mais était quelque peu hésitant quant au choix des mots, et pour l’instant paraissait très sérieux. Il demanda : « Qu’est-ce qu’une vie religieuse ? Je l’ai demandé à plusieurs gourous, ils m’ont donné des réponses conformes à des prototypes, et je voudrais, si vous le permettez, vous poser la même question. J’avais un bon emploi, mais comme je ne suis pas marié, je l’ai quitté car je suis profondément attiré par la religion et je voudrais savoir en quoi consiste une vie religieuse dans ce monde qui est si irréligieux. »
Au lieu de demander ce qu’est une vie religieuse, ne serait-il pas préférable, si je peux vous le suggérer, de se demander ce qu’est vivre ? Alors peut-être, pourrons-nous comprendre ce qu’est une vie vraiment religieuse. La vie soi-disant religieuse varie de climat à climat, de secte à secte, de croyance à croyance, et l’homme souffre de la propagande des intérêts organisés et investis par les religions. Si nous pouvions mettre tout cela de côté – non seulement les croyances, les dogmes et les rituels, mais aussi la respectabilité que l’on introduit dans la culture des religions – alors peut-être pourrions-nous découvrir ce qu’est une vie religieuse impolluée par la pensée de l’homme.
Mais auparavant, ainsi que je l’ai dit, voyons ce qu’est vivre. L’actuel, dans l’existence, est le labeur quotidien, la routine avec ses luttes et ses conflits ; c’est la souffrance de la solitude, la sordide misère de la pauvreté et des richesses, l’ambition, la recherche d’un épanouissement, d’une réussite – et la douleur – : cette liste couvre tout le champ de notre vie. C’est cela que nous appelons vivre – gagner ou perdre des batailles, et la perpétuelle poursuite du plaisir.
En contraste, ou en opposition à cela, il y a ce qu’on appelle vivre une vie religieuse, ou une vie spirituelle. Mais le contraire contient le germe même de son opposé, de sorte que bien qu’il puisse paraître différent, en fait il ne l’est pas. Vous pouvez changer le revêtement extérieur, mais la contradiction interne entre ce qui est et ce qu’on souhaite est la même. Cette dualité étant le produit de la pensée, provoque encore plus de conflits, et le couloir de ce conflit est sans fin. Tout cela, nous le savons – des personnes nous l’ont dit, ou nous l’avons éprouvé nous-mêmes : tout cela est ce que nous appelons vivre.
La vie religieuse n’est pas de l’autre côté du fleuve, elle est de ce côté-ci, du côté du labeur et de la peine de l’homme. C’est cela qu’il nous faut comprendre, et c’est l’action de comprendre qui est l’acte religieux – non pas le fait de se couvrir de cendres, de porter un pagne ou une mitre, de s’asseoir avec dignité ou de se faire transporter à dos d’éléphant.
Voir l’ensemble de la condition humaine, ses plaisirs et ses souffrances, est de toute première importance, et non spéculer sur ce que devrait être une vie religieuse. Ce qui « devrait être » est un mythe ; c’est une morale que la pensée et l’imagination ont élaborée, et il faut la nier, qu’elle soit sociale, religieuse ou industrielle. Ce rejet n’est pas un acte de l’intellect : il consiste à se dégager de la structure immorale de cette morale.
La question est donc en réalité : « Est-il possible d’en sortir ? » C’est la pensée qui a créé cet effrayant chaos, cette détresse ; c’est elle qui fait obstacle à la vraie religion et à la vie religieuse. Lorsqu’elle s’imagine pouvoir franchir cet obstacle, y parviendrait-elle, ce ne serait jamais que son action propre, et comme elle n’a pas de réalité, elle créerait une autre illusion.
S’affranchir de ce conditionnement n’est pas un acte de la pensée. Il faut le comprendre clairement, autrement on se laisse prendre à nouveau dans le piège de la pensée. Après tout, le « vous-même » est un amas de mémoires, de traditions et de connaissances accumulées par les siècles. Ce n’est que lorsque la douleur prend fin (car la douleur est le résultat de la pensée) que l’on peut se dégager du monde des guerres, de la haine, de l’envie et de la violence. L’acte de ce dégagement est la vie religieuse. Cette vie religieuse ne comporte absolument aucune croyance, car elle n’a pas de demain.
« Ne demandez-vous pas, Monsieur, une chose impossible ? N’exigez-vous pas un miracle ? Comment pourrais-je me dégager sans exercer ma pensée ? La pensée est mon être-même ! »
C’est bien cela ! Cet être-même, qui est la pensée, doit parvenir à sa fin. Cet égocentrisme, avec ses activités, doit mourir d’une façon naturelle et aisée. Ce n’est qu’en cette mort que prend naissance la nouvelle vie religieuse.