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La pensée ne peut ni concevoir ni formuler la nature de l’espace. Tout ce qu’elle formule contient les limitations de ses propres frontières. Cet espace n’est pas celui que rencontre la méditation. La pensée a toujours un horizon. L’esprit méditatif n’en a pas. La pensée ne peut pas plus aller du limité à ce qui est immense, qu’elle ne peut transformer le limité en illimité. Elle doit abandonner l’un pour que l’autre soit. La méditation est l’ouverture d’une porte dans des espaces qui ne peuvent être imaginés et qui ne peuvent être l’objet de spéculations. La pensée est le centre autour duquel est l’espace d’une idée, et cet espace peut être étendu par l’adjonction d’autres idées. Mais une telle expansion au moyen de stimulants, sous n’importe quelle forme, n’est pas la vaste étendue en laquelle il n’y a pas de centre. La méditation est la compréhension de ce centre et son dépassement. Le silence et l’étendue vont de pair. L’immensité du silence est l’immensité d’une conscience en laquelle n’existe pas de centre. La perception de cet espace et de ce silence n’est pas du domaine de la pensée. La pensée ne peut percevoir que sa propre projection, et lorsqu’elle la reconnaît, elle trace sa propre frontière.

 

 

On traversait le petit ruisseau sur un pont branlant de bambou et de terre battue. Le ruisseau rejoignait le grand fleuve et disparaissait dans les eaux de son intense courant. Le petit pont était troué et on devait y marcher avec certaines précautions. On montait sur une pente sablonneuse, on dépassait le petit temple, et un peu plus loin, un puits qui était aussi vieux que les puits de la terre. Cela se trouvait à un coin du village où il y avait beaucoup de chèvres et des femmes et des hommes faméliques enveloppés dans des vêtements sales, car il faisait bien froid. Ils vivaient de leur pêche dans le grand fleuve, mais étaient cependant très maigres, émaciés, déjà vieux, et quelques-uns étaient estropiés. Dans le village, des tisserands confectionnaient de merveilleux brocarts et des saris de soie, dans des chambres sombres et misérables, percées de petites fenêtres. C’était un artisanat transmis de père en fils, dont le profit allait aux intermédiaires et aux boutiquiers.

On ne traversait pas le village, mais on obliquait vers la gauche et on suivait un sentier qui était devenu sacré car d’après la tradition, le Bouddha l’avait pris il y a 2500 ans, et des pèlerins venaient de toutes les régions du pays, pour le parcourir. Ce sentier traversait des champs verts, des vergers de manguiers, de goyaviers, et passait entre des temples disséminés. Il y avait un ancien village d’une époque antérieure probablement, à celle du Bouddha, avec de nombreux autels ainsi que des refuges où les pèlerins pouvaient passer la nuit. Tout était en ruines, maintenant, et personne n’avait l’air de s’en soucier ; les chèvres erraient alentour. Il y avait de grands arbres, un vieux tamarinier avec des vautours à son sommet, et un rassemblement de perroquets. On les voyait arriver et disparaître dans le vert de l’arbre ; ils prenaient la couleur des feuilles ; on entendait leurs cris stridents mais on ne pouvait pas les voir.

Des deux côtés du sentier s’étendaient des champs de blé hivernal ; et au loin étaient des villageois et les feux au-dessus desquels ils cuisinaient. L’air était immobile, la fumée s’élevait toute droite. Un taureau massif, à l’air féroce mais parfaitement inoffensif, errait à travers la campagne, mangeant du grain que le fermier semait au travers du champ. Il avait plu la nuit et l’épaisse poussière avait été abattue. Il ferait chaud au cours de la journée, mais maintenant il y avait de lourds nuages et il était agréable de marcher, même alors qu’il faisait jour, de sentir l’odeur propre de la terre et de voir sa beauté. C’était une très ancienne terre pleine d’enchantement et de douleur humaine avec sa pauvreté et ses temples inutiles.

 

 

« Vous avez beaucoup parlé de beauté et d’amour, et après vous avoir écouté, je vois que je ne sais ni ce qu’est la beauté, ni ce qu’est l’amour. Je suis un homme ordinaire, mais j’ai lu une grande quantité de livres de philosophie et de littérature. Les explications qu’ils donnent semblent différer de ce que vous dites. Je pourrais vous citer ce que les Anciens de ce pays ont dit de l’amour et de la beauté et aussi la façon dont ces sujets ont été traités en Occident, mais je sais que vous n’aimez pas les citations car elles sont empreintes d’autorité. Mais, Monsieur, si vous y êtes disposé, nous pourrions aborder cette question et peut-être pourrais-je comprendre ce que beauté et amour peuvent vouloir dire. »

Pourquoi avons-nous si peu de beauté dans nos vies ? Pourquoi les musées, avec leurs peintures et leurs statues, sont-ils nécessaires ? Pourquoi avez-vous besoin d’entendre de la musique ? Ou de lire des descriptions de paysages ? Le bon goût peut être enseigné, et il arrive qu’on l’ait naturellement, mais le bon goût n’est pas la beauté. Est-elle dans quelque chose qui a été assemblé – dans le luisant avion d’aujourd’hui, dans la compacte bande enregistrée, dans l’hôtel moderne ou dans le temple grec – est-ce la beauté de ligne d’une machine très complexe ou la courbe d’un superbe pont jeté sur un abîme ?

« Voulez-vous dire qu’il n’y a aucune beauté dans ce qui a été merveilleusement assemblé et qui fonctionne parfaitement ? Aucune beauté dans un chef-d’œuvre de l’art ? »

Bien sûr, il y en a. Lorsqu’on regarde l’intérieur d’une montre, on voit sa remarquable minutie ; il y a là une certaine qualité de beauté ; ainsi que dans les anciennes colonnes de marbre, ou dans les mots d’un poète. Mais si la beauté n’est que cela, elle n’est qu’une réaction superficielle des sens. Lorsque vous voyez un palmier solitaire contre le soleil couchant, est-ce l’immobilité de la palme, la paix du soir qui vous font sentir la beauté ? La beauté, comme l’amour, n’est-elle pas au delà du toucher et de la vue ? Est-ce du ressort de l’éducation, du conditionnement, de dire : « Ceci est beau, cela ne l’est pas ? » Est-ce du ressort de la coutume, de l’habitude, du style, de dire : « Ceci est sordide, mais cela est l’ordre et l’épanouissement du bien ? » Si la beauté était du ressort du conditionnement, elle serait un produit de la culture et de la tradition, et ne serait donc pas la beauté. Si elle était le produit, ou l’essence de l’expérience, alors pour l’homme de l’Occident ou de l’Orient, elle dépendrait de l’éducation et de la tradition. L’amour, comme la beauté, appartient-il à l’Est ou à l’Ouest, au christianisme ou à l’hindouisme ? Est-il un monopole d’État ou celui d’une idéologie ? Évidemment pas.

« Alors qu’est-ce que c’est ? »

Voyez-vous, Monsieur, l’austérité dans l’abandon de soi-même est la beauté. Sans austérité il n’y a pas d’amour et sans abandon de soi-même la beauté n’a aucune réalité. Nous entendons par austérité non pas la dure discipline du saint ou du moine ou du commissaire dans leur orgueilleuse négation d’eux-mêmes, ni la discipline qui leur confère un pouvoir et une notoriété – l’austérité n’est pas cela. L’austérité n’est pas rigide ; elle n’est pas l’assertion disciplinée de l’importance d’une personne. Elle n’est pas le refus du confort, elle ne fait pas vœu de pauvreté ou de célibat. L’austérité est la perfection de l’intelligence. Cette austérité ne peut avoir lieu que dans l’abandon de soi-même, ce qui ne peut se faire ni par volonté, ni par option, ni dans un dessein délibéré. C’est l’action de la beauté qui provoque l’abandon et c’est l’amour qui fait naître cette profonde clarté intérieure de l’austérité.

La beauté est cet amour où le mesurable n’est plus. Alors cet amour, quoi qu’il fasse, est beauté.

« Que voulez-vous dire : quoi qu’il fasse ? Si le soi est abandonné, il ne reste plus rien à faire. »

Faire n’est pas distinct de ce qui est. C’est leur séparation qui engendre les conflits et la laideur. Lorsque cette séparation n’existe pas, le fait même de vivre est l’acte d’amour. La profonde simplicité intérieure de l’austérité oriente vers une existence qui n’a pas de dualité. Tel est le voyage que la conscience a dû entreprendre pour découvrir cette beauté qui n’a pas de mot. Ce voyage est la méditation.