35

Le plus difficile, c’est de passer les lacets de cuir dans les anneaux des épaules, de les tirer avec force pour que l’arrière de la cuirasse vienne s’ajuster sur l’avant, puis de les nouer bien serrés. Ce geste, qui demande puissance et précision, Séléné a vu sa mère s’y essayer, un jour où la Reine aidait l’Imperator à revêtir la cuirasse à tête de lion qu’il aimait porter. Bien sûr, Cléopâtre ne devait pas être coutumière du fait : elle se moquait elle-même de son manque d’habileté et avait besoin d’Éros et d’un valet d’armes pour venir à bout de la tâche. Il faut dire que ce n’est pas un travail de femme, encore moins un travail de reine ! Mais Séléné se souviendra toujours de la patience de son père, qui tournait comme un mannequin entre les mains de son habilleuse d’occasion et, pour encourager la maladroite, lui donnait les petits baisers affectueux d’un maître à un enfant délicieux qui débute dans le service…

À partir du Grand Fracas, Séléné se rappelle ainsi une foule de choses. Ou croit se les rappeler. Même si, dans sa mémoire, les événements, les gestes, les mots de cette époque-là se sont entassés dans le désordre. Dès qu’elle entrouvre le placard aux souvenirs, tout dégringole ; le passé, en vrac, lui tombe dessus – y compris des « détails » qu’elle voudrait avoir oubliés. Elle devrait se méfier davantage, garder la porte fermée… Mais la scène de la cuirasse lui plaît trop, elle adore se la rejouer – bien que tous les acteurs, à part elle, soient morts depuis longtemps et qu’elle ne sache plus, à force, ce qu’il y a de vrai dans ce tableau et ce qu’elle y a ajouté.

Au centre, tel le dieu principal d’un temple, son père. Grave, et pourtant rayonnant. Sa cuirasse dorée est mal attachée, et, au bout d’un lacet dénoué, c’est Antyllus qui, à son tour, tire sur le torse de bronze, tire et emboîte du mieux qu’il peut. Derrière, à demi cachée par la haute taille de son mari, la Reine. Qui tente de boucler le ceinturon afin que les lanières cloutées pendent comme il faut entre les cuisses, mais elle n’y parvient pas, s’énerve, s’exclame « Par pitié, Éros, aide-moi ! ». Agenouillé, le page Éros entortille des bandes de lin autour des mollets de son maître avant d’y fixer les jambières. Des jambières d’argent qu’Alexandre soupèse avec admiration : « Tu vas vraiment porter ça, Pappas ? (Les deux fils cadets osent appeler Antoine Pappas – petit père –, ce que Séléné, par respect ou pour imiter son grand frère Antyllus, n’a jamais fait.) Et dis, c’est qui, les personnages qu’on a sculptés là-dessus ?

— Les Dioscures, mon fils. Castor et Pollux, les jumeaux sacrés, qui volent au secours des cavaliers dans la bataille. Ils arrivent comme des fantômes transparents, montant des chevaux pâles. Et ont souvent sauvé les troupes romaines.

— Puisque je suis un jumeau, est-ce que je serai un bon cavalier ?

— Bien sûr. »

Et voilà Alexandre qui s’empare du baudrier de son père et se met à cavalcader autour de la chambre en chevauchant une monture imaginaire. Le petit Ptolémée, plus calme, caresse, émerveillé, l’aigrette rouge du casque posé sur un tabouret. Et Iotapa, où est Iotapa ? Séléné ne s’en souvient pas. À côté peut-être, occupée dans l’ombre à détacher, de la pointe de l’ongle, l’un des saphirs sertis dans le couvre-nuque… « Pappas, je peux t’apporter ton épée ? demande Ptolémée.

— Laisse Antyllus le faire. Elle est trop lourde pour toi.

— Et moi, Pappas, je peux t’enfiler tes brassards ? »

Ce jour-là, vingt-cinq ou trente juillet, que faisait Séléné ? Elle ne participait pas à l’habillement du héros. Se contentait de regarder. Comme si elle avait déjà compris que voir, c’était son rôle sur ce théâtre. Voir pour se rappeler, voir pour le raconter.

Leurs parents leur donnaient une ultime représentation de leur amour, de leur grandeur, de leur bonheur, et elle s’en mettait plein les yeux.

 

Marc Antoine n’était pas un cavalier d’opérette. Dans les derniers jours d’Alexandrie, il livra plusieurs batailles et, contre toute attente, d’abord il les gagna. Depuis quelques semaines, il avait exercé lui-même sa cavalerie, sans se ménager. Grecs, Juifs, Italiotes, tous montés sur le rempart, l’admiraient quand il tirait son épée sur son cheval au galop et la rengainait avec autant de facilité. Au lancement du javelot, ses coups étaient si forts que peu d’hommes jeunes le surpassaient. Il n’hésita pas non plus, pendant ces journées, à combattre à pied, au milieu des fantassins de Canidius, vêtu d’une simple cotte de mailles : il espérait la mort mais, dans sa furia, trouvait la victoire…

C’est ainsi que, chargeant à la tête de ses cavaliers, il parvint à repousser les troupes d’Octave hors du faubourg de l’Hippodrome où elles venaient de prendre position ; il les poursuivit jusqu’à leur camp d’Éleusis.

Ce soir-là, il rentra si joyeux au Palais qu’il ne prit pas le temps d’ôter sa cuirasse et d’éponger sa sueur. Le « bon usage » interdisait pourtant à un chef de se montrer au sortir d’une bataille sans avoir changé de vêtements : il aurait fait trop peur aux femmes et aux enfants… Lui osa paraître au Quartier-Royal en tenue de travail : le bouclier cabossé, l’aigrette arrachée, la cape déchirée, le visage gris de poussière, et les bras, la tunique, le plastron rougis du sang des autres. Plus souillé qu’un garçon boucher, plus essoufflé qu’un marathonien, et tout chaud encore de la bataille, tout puant, il se jeta dans les bras de Cléopâtre : il avait cru qu’il ne la reverrait jamais ! Elle l’embrassa tendrement.

Les enfants assistèrent-ils à ces retrouvailles ? C’est probable : le protocole se relâchait, chambellans et nomenclateurs étaient occupés, eux aussi, à « meubler » le Mausolée – dans les jardins, on circulait avec peine entre les défenses d’éléphants, les tapis de Tyr, les meubles d’ébène, les rouleaux de soie et les fagots de torches. Du reste, on vivait les uns sur les autres. Et sans manières : des douairières circulaient sans perruque, l’épistratège sortait sans ombrelle, un chameau mangeait des roses. Il y avait des chevaux et des soldats partout. Peut-être les petits princes virent-ils aussi ce jeune cavalier grec, un clérouque, que leur père avait amené avec lui, par le souterrain : « De tous mes soldats, c’est celui qui s’est battu avec le plus d’ardeur ! Un Hector, un Achille ! Récompense-le ! » La Reine lui donna une cuirasse et un casque d’or. Les enfants ne surent jamais que le brave ainsi récompensé déserta le Palais pendant la nuit pour passer à l’ennemi.