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Un charlatan, voilà comment certains historiens jugent aujourd’hui l’Antoine des « Donations ». Bonimenteur, bateleur de foire : n’a-t-il pas osé donner à ses enfants des pays qu’il n’avait pas conquis ?
Bien sûr, les Donations d’Alexandrie, c’est du poker menteur. Une opération de propagande. Pour séduire les Alexandrins en leur faisant miroiter la perspective d’une « grande Égypte », pour rassurer les autres Orientaux en leur parlant le seul langage qu’ils connaissent, celui des dynasties, et pour reconnaître, au nom de Rome, la filiation romaine de Césarion – histoire d’embarrasser Octave. Car la nouveauté dans cette affaire, ce n’était pas de confirmer les droits du garçon à monter sur le trône d’Égypte, la nouveauté, c’était qu’Antoine, représentant suprême de Rome en Orient, élu consul par le Sénat cette année-là, désignât officiellement le jeune prince comme « Ptolémée César ». Façon de rappeler qu’Octavien César, lui, n’était que le petit-neveu du demi-dieu : Romains, suivez mon regard… Et réponse du berger à la bergère : Octave ne venait-il pas de pousser le même Sénat à décerner des honneurs exceptionnels à sa sœur Octavie ? Pour l’unique raison, apparemment, qu’elle était cocue ! C’était bien la première fois dans l’Histoire que la patience d’une femme bafouée était reconnue comme une vertu civique… À cette dernière provocation s’ajoutait le fait que l’Imperator d’Occident n’envoyait toujours pas les vingt mille légionnaires qu’Antoine continuait de réclamer, et qu’il venait d’annexer l’Afrique du Nord qui, dans le partage du monde, ne lui était pas attribuée. Alors, en adressant à son « cher beau-frère », du haut de l’estrade d’argent, une menace à peine voilée, Marc Antoine n’était sans doute pas mécontent de son effet. Il avait tort.
À ce moment-là, il y a dix ans que César est mort, et Octave n’est plus, comme au début, un gamin que le hasard des parentés a fait héritier du Dictateur ; à Rome il est craint et respecté pour lui-même. Craint, surtout. Ses deux amis, Agrippa pour l’armée et Mécène pour la basse police, ont fait du bon travail : tout le monde tremble ! En tout cas, la moitié de l’aristocratie… Il est trop tard maintenant pour lui jeter dans les pattes le fils de l’Égyptienne. Du reste, aux yeux des Romains, cet enfant-là n’a jamais cessé d’être un métis.
Quant aux trois plus jeunes princes, d’aucuns diront plus tard que leur père aurait aussi bien pu les faire empereurs de Chine ou rois de la Lune – puisqu’il ne possédait pas les royaumes qu’il distribuait ! Certainement, le public d’Alexandrie, si fin, si politique, n’était pas dupe, il s’amusait, s’amusait du mari de la Reine et de ses galéjades. C’est ce que croira Cavafis, un Grec du XXe siècle. Dans ses poèmes, il assure que les Alexandrins se doutaient bien que « tout ça n’était que du théâtre », mais le temps était si doux, les petits rois si gracieux, la fête si réussie, qu’ils cédaient à l’enthousiasme, poussaient des acclamations « en grec, en égyptien, en hébreu, tout en sachant quels mots creux étaient ces royautés ». Royautés bidons pour public sans illusions. Ultime représentation avant la chute…
Pourtant, quand Séléné devient reine de Crète et de Cyrénaïque – régions qui sont effectivement sous l’autorité de son père –, il reste trois ans avant la défaite d’Actium, quatre avant la chute de la ville. Ce n’est pas encore le commencement de la fin : l’échec n’est ni patent, ni même prévisible. Ou bien il faudrait faire commencer la fin dès qu’Antoine est battu par les Parthes ; ou plus tôt, quand il accepte de partager le monde avec Octave ; ou encore avant, quand il ne supprime pas discrètement le gringalet qui vient réclamer l’héritage de son grand-oncle…
Quand commence « le commencement de la fin » ?
La fin commence dès le début. Pour les Anciens, tout était écrit. Il fallait seulement savoir lire – dans les astres, les rêves, les entrailles des victimes, le vol des oiseaux, les flammes du feu et les menus incidents de la vie. Le médecin Glaucos, qui, comme tous les savants du Muséum, était présent au Grand Gymnase ce jour-là, le médecin Glaucos lisait maintenant à livre ouvert dans le destin de ses rois.
Il y avait eu d’abord cette scène prémonitoire des lamentations des Perses récitées par Antoine juste avant la campagne de Parthie ; puis le bris par Séléné de la statuette d’Isis ; ensuite, deux lauriers-roses plantés au Palais lors de la naissance des jumeaux avaient été arrachés par un orage ; plus tard, une esclave ayant oublié de refermer la porte d’une volière, on avait retrouvé un couple de colombes et ses cinq poussins massacrés par un cormoran… Mais les signes survenus pendant les Fêtes étaient de loin les plus inquiétants : chacun des jeunes princes portait un sceptre à sa taille ; or Philadelphe, qui tenait son sceptre dans sa main droite, l’avait très vite passé dans sa main gauche, ce qui n’était pas du meilleur augure ; puis, quand son père, dans une péroraison très applaudie, avait présenté Cléopâtre comme « la Reine des rois », le bambin, ému ou apeuré, avait laissé le sceptre lui échapper ! Horrible présage ! Ne parlons même pas de ce que les prêtres de Sérapis avaient, paraît-il, observé la veille : le chien des Enfers sculpté par Bryaxis avait remué aux pieds du dieu.
Glaucos, en fait de prodiges, n’était guère crédule. Esprit éclairé, il ne se croyait même pas superstitieux. Ne fréquentait aucune sorcière, honorait posément les dieux. Il n’empêche qu’il y avait maintenant de quoi se sentir troublé : la fin de la dynastie était dans tous les signes… Mais qui pouvait dire combien de mois ou d’années encore ces rois condamnés vivraient comme des dieux ? Ce soir, à la Cour, ils s’apprêtaient à donner un grand banquet…
La fin est dans le commencement. Cachée au cœur du commencement. Comme une malédiction génétique, la mort croît avec la vie. Combien de temps avant que le mal paraisse et devienne irréfutable ? Irrémédiable, il l’est déjà. Depuis le début.
Dans l’île d’Antirhodos, le Palais Neuf brille de tous ses feux ; la Reine ne lésine pas sur l’huile de lampe – et rien que de l’huile d’olive. D’importation, évidemment. Cléopâtre a construit une part de sa réputation sur la somptuosité inégalée de ses éclairages. Partout, des lustres, des lampadaires, des girandoles, des pyramides de flammèches, qui dévorent l’excédent budgétaire : « Mon royaume part en fumée », dit-elle en plaisantant. Seuls les prêtres ne rient pas : pour éblouir les roitelets d’Asie, acheter leurs conseillers et financer les campagnes d’Antoine, il lui faut toujours plus d’argent – elle vient d’ordonner un inventaire général des richesses des temples. Déjà, elle a fait recenser par ses fonctionnaires les biens des marchands d’Alexandrie et confisqué l’« excédent » au profit du Trésor Royal. « Mais voyons, il n’est pas question de priver les dieux de quoi que ce soit ! a-t-elle expliqué au clergé de Ptah, venu de Memphis en délégation pour exprimer ses inquiétudes. Simplement, les temps sont incertains. Qui sait ce que nous réservent les Parthes ? Je vous propose de mettre vos plus belles pièces en sécurité dans mon Trésor, sous la garde de mon armée. »
Ce soir, au sable répandu dans les cours du Palais, elle a fait mêler de la poussière d’or ; à la lueur lointaine du Phare, les porte-lanternes qui attendent, assis par terre, la sortie des dîneurs, tamisent le sable en espérant attraper quelques paillettes ; mais, comme l’eau qui coule et les nuages qui fuient, l’or glisse entre leurs doigts.
Tandis qu’on décoiffe la Reine après le dîner, qu’une esclave ôte les épingles et qu’une autre dénoue les tresses, Antoine entre dans la chambre royale, encore vêtu de sa robe de banquet. Il découvre avec agacement Cléopâtre entourée de servantes et d’enfants : Ptolémée Philadelphe dort en suçant son pouce, couché nu comme Cupidon sur le lit de sa mère, ses bottines aux pieds ; Iotapa est allongée sur un tapis, les bras en croix ; et Alexandre, engoncé dans ses habits d’apparat, somnole dans un fauteuil, épuisé par l’effort qu’il vient de fournir en récitant aux convives quelques vers de l’Iliade. Nicolas, son précepteur, avait choisi un texte « en situation », les bénédictions d’Hector adressées à son jeune fils. Derrière le petit roi aux titres pompeux – « Seigneur suprême de Médie, Divin Monarque d’Arménie, Frère du soleil de Ctésiphon et de la lune d’Ecbatane » –, le Syrien, accroupi, jouait les souffleurs : « L’illustre Hector, en riant, ôta le casque de sa tête et le posa, tout brillant, sur le sol. Puis, quand il eut embrassé l’enfant, il dit : “Zeus, accorde à mon fils de se distinguer parmi les Troyens ! Et que l’on dise un jour, à son retour d’une bataille : Celui-ci vaut encore mieux que son père !” »
Alexandre avait buté sur deux ou trois mots, mais l’intention était touchante, l’allusion, flatteuse. Nicolas de Damas se révélait habile courtisan – et bon précepteur puisque, au vif soulagement de l’Imperator, les princes commencent enfin à réciter de l’Homère : il n’est que temps ! Ce poème venu du fond des âges que les écoliers apprennent à scander en mesure, ce poème qui leur entre dans le corps avant de leur entrer dans l’esprit, c’est la Torah des Anciens, leur Coran, leur catéchisme.
Antoine passe la main dans les boucles du garçon qu’on a enfin débarrassé de sa tiare. « Tu as bien déclamé, mon fils… Puisses-tu être un jour aussi célèbre qu’Hector ! Maintenant il est temps d’aller te coucher. Fais porter les princes jusqu’à leur bateau, dit-il en se tournant vers Charmion, première femme de chambre de la Reine.
— C’est que… le bateau des princes ramène à terre les ambassadeurs de Bithynie. Les délégués étrangers se sont fait accompagner de suites plus nombreuses que prévu, et nous avons dû…
— Alors, les enfants sont retenus ici ? C’est odieux ! Je ne veux plus vivre dans ce palais. Tout y est trop compliqué. Forcément, une île ! “Oh, mais c’est charmant, une île, disent les imbéciles, quelle belle idée ! C’est tellement joli…”
— C’est tellement sûr, dit Cléopâtre sans élever la voix.
— Sûr ? Pourquoi ?
— On voit bien que tu ne t’es jamais trouvé assiégé dans le Quartier-Royal par la populace d’Alexandrie. César et moi, si. »
Antoine a trop bu. Il se sent las. Il n’est pas d’humeur à supporter que celle dont il vient de faire une « Reine des rois » évoque, une fois de plus, le souvenir de César. Pas plus qu’il n’a goûté, tout à l’heure, avant le banquet, ses reproches en aparté : « Ton discours était superbe, Imperator. Mais Césarion se demande pourquoi tu as proclamé Alexandre roi des Parthes. Roi d’Arménie, d’accord : nous venons de montrer Artavasdès enchaîné. Pour la Médie aussi, le titre allait de soi, puisque Iotapa était là, au premier rang. Mais l’empire des Parthes, c’est très exagéré. Je sais, je sais bien que tu es censé avoir infligé à ces Barbares de terribles pertes, mais de là à prétendre que tu les as soumis ! Césarion craint que les partisans d’Octave ne tournent cette affaire en ridicule, qu’on ne te reproche de te payer de mots… »
Césarion, encore Césarion ! Il ne va tout de même pas s’abaisser, lui, vainqueur de Philippes, Autocrator des Grecs, Imperator d’Orient, à discuter les opinions d’un gamin de treize ans ! D’un gamin qui lui doit tout, d’ailleurs : que serait l’Égypte sans la protection des légions qu’il y laisse en garnison ? une colonie parthe ? une province romaine ? Et le mouflet – qui a déjà sa cour, bien entendu, tout le monde rampe chez ces sacrés monarques, ces foutus despotes –, le mouflet ose le juger ! Lui donner des conseils, peut-être ? Vive la République !
Mieux vaut se taire, il en dirait trop. De toute façon, il a mal à la tête. Déteste l’odeur lourde des chandelles et des lampes. Il marche jusqu’à la fenêtre ouverte sur la cour des Trois-Citernes. Presque l’aube déjà : en bas, de fortes servantes vont et viennent pour remplir les cruches, des vieillards accroupis lissent à la balayette le sable d’or où se sont imprimés les pas. L’air du matin sent la résine et la mer ; il préfère cet air-là aux nards trop capiteux dont on a enduit hier le chambranle des portes et les montants des lits. Ce vent frais lui fait du bien. Il a trop bu, c’est sûr, mais pas au point de perdre la tête. Quand il est saoul, il n’est jamais violent. Porté par l’ivresse, il est d’abord joyeux, généreux, bavard ; il se croit le meilleur, il tutoie les dieux ; puis, très vite, il retombe dans des abîmes de tristesse. Ce matin, il a envie de pleurer : depuis longtemps, il a compris qu’il ne sera jamais le premier dans l’esprit de la Reine ; avant lui, il y a Césarion…
Allons, il ne va pas être jaloux d’un mâle impubère, quand même ! Et d’un beau-fils, qui plus est ! Il n’empêche qu’il se demande parfois si Cléopâtre, en s’offrant à lui, ne voulait pas d’abord sauver Césarion. Pour préserver la vie et l’héritage de son fils, elle traverserait les Enfers, elle se donnerait à Hadès, elle baiserait le chien Cerbère et lécherait Seth-le-Roux, l’assassin d’Osiris ! Drôle d’Isis !… Mais l’enfant, Antoine n’arrive pas à lui en vouloir, bien qu’il le trouve imbu de son personnage : par son père, le gamin descend des Julii, et, dans cette famille-là, ce sont tous des donneurs de leçons ! Même le plus grand d’entre eux, César, en son temps : « Antoine, tu ne devrais pas banqueter jusqu’au matin », « Laisse tomber tes danseuses, Marc, largue ta Cythéris ! », « Tu parles trop, Marc Antoine, et pas toujours à propos… »
Oui, bon, « l’empire des Parthes »… Eh bien quoi, l’empire des Parthes ? Faut-il expliquer à tous ces pisse-froid qu’un discours, c’est de l’art ? Et Dionysos le donneur de joies l’a prouvé : l’art et l’amour charnel ne font qu’un. Tout à l’heure, au Gymnase, lui, L’Imperator, a fait l’amour avec la foule – on ne contrôle pas ce qu’on dit quand on jouit ! Dans les moments d’extase, il traite bien Cléopâtre de « chienne », elle ne prend pas le mot au pied de la lettre. Au contraire. Qu’il s’égare, qu’il blasphème, qu’il lèse sa majesté, elle adore ça… Alors, le peuple d’Alexandrie (« la populace », comme dit la reine d’Égypte avec mépris), ce peuple gai, subtil, fraternel, a parfaitement compris que la Parthie arrivait là pour la rime et sur la lancée ; qu’ensemble, peuple et orateur, ils avaient depuis longtemps effacé les frontières, dépassé les limites ; le dieu les possédait, ils rêvaient d’Alexandre, rêvaient le rêve dionysiaque d’Alexandre, ils étaient ailleurs, ils étaient heureux.
La Reine a poussé un grand cri : « Ne touche pas à mes épingles à cheveux, Séléné ! Pas celles-là ! jamais ! » Séléné, seule de tous les enfants à ne pas somnoler, venait d’ouvrir, sur la table de toilette de sa mère, un petit coffret où étaient rangées des épingles à tête d’émeraude et de grenat, semblables à celles qu’elle s’amusait autrefois à regarder en transparence. Et voilà que sa mère a hurlé et lui a donné un coup sec de cuillère à fard sur les doigts. La petite, terrifiée d’avoir déplu, s’enfuit en sanglotant… et s’empêtre dans les jambes et la robe de son père.
« Allons, allons… il ne faut pas pleurer comme ça, les larmes te rendent laide ! » Elle a les joues barbouillées de khôl. « La Reine n’est pas fâchée, mon pauvre ânon, elle est seulement fatiguée » (il pense : que cache-t-elle dans ces épingles ? De quoi a-t-elle eu peur en voyant l’enfant y toucher ?). « Nous sommes tous très fatigués. Que puis-je donner à ma fille chérie pour qu’elle me sourie ? Une nouvelle poupée ? »
Séléné secoue la tête. Elle ne veut rien. Rien de possible : ne pas se faire gronder et ne plus être reine. Depuis qu’elle a entendu tous ces inconnus hurler et applaudir sur son passage, qu’elle les a sentis se presser contre sa litière, qu’elle a vu toutes ces bouches ouvertes, des milliers de bouches ouvertes, des milliers de langues qui claquent, elle a peur. Il lui semble qu’elle est salie, qu’elle n’est plus une enfant normale. Elle vient de comprendre que toutes les petites filles ne sont pas reines, elle est différente. Elle a peur, comme lorsqu’elle a la fièvre. Honte, comme si un pus jaune sortait de ses yeux. Elle est impure, malade…
« Que veut ma fille bien-aimée ? Une chèvre blanche pour atteler à sa carriole ? un nouveau perroquet ? une mangouste ? »
Tout à coup, elle repense au bébé d’Arménie. « Je veux un esclave, dit-elle.
— Mais tu en as des centaines ! Tous les serviteurs du palais…
— Je veux un esclave à moi !
— Ah, parce que tu es reine, c’est ça ? Il te faut des serviteurs personnels ? C’est juste, je te chercherai une gentille esclave crétoise. Ou un beau nomade de Cyrénaïque…
— Je veux un esclave d’Arménie !
— Mais non, ma chérie, l’Arménie n’est pas à toi, elle est à ton frère… »
Alors, elle explique ce qu’elle a vu la veille, au Sérapéum : le bébé dans le défilé des captifs, la mère et le bébé. « Voyons, Séléné, dit Antoine en riant, quel service te rendrait un bébé ? Que peut-on demander à un bébé ? » Mais elle insiste, s’entête. Quelle enfant difficile ! Exaspéré, l’Imperator coupe court : « De toute façon, à l’heure qu’il est, les prisonniers sont tous morts ou vendus. C’est la loi de la guerre. L’enfant d’hier n’existe plus. »