4
Changement de décor. Les enfants ont trois ans et demi, et voilà qu’on fait leurs paquets : la Reine les emmène en Syrie.
Décisif dans l’histoire de la petite fille, ce voyage va la détacher du sein de sa nourrice, du bleu des mosaïques et de la dorure du ciel. Lui procurer ce qui lui manque pour se différencier : un nom à elle, et des douleurs que, pour la première fois, son jumeau n’éprouvera pas, des privilèges qu’il ne partagera pas. Brusquement, elle va se sentir dissemblable, se croire unique, elle devient, elle sera, « Séléné ». Sa vraie naissance.
Mais, pour l’heure, sur le pont du navire, elle n’est encore qu’une larve innommée, un embryon de petite fille mal dégagé des limbes et des langes, un paquet de chair souffrante, qui pleure, tousse, renifle, réclame sa Cypris, et vomit. Car à peine les galères royales avaient-elles commencé à longer les côtes de la Judée qu’elle a pris froid : il pleut sans cesse, une pluie glacée, la Reine et ses enfants ont embarqué en plein hiver, contrairement aux usages. D’habitude, d’octobre à mars, les bateaux restent au port ; tous les riverains de la Méditerranée, craignant la violence de ses tempêtes, déclarent la mer « fermée » pendant la mauvaise saison ; on la « rouvre » solennellement aux premiers beaux jours. Mais Cléopâtre a le pied marin – elle voyage beaucoup et depuis toujours ; du reste, elle n’a peur de rien. Non pas téméraire, mais, comme César, toujours pressée, donc fataliste. Après quatre ans de silence et d’oubli, Marc Antoine l’a réclamée ? Bravant les vagues, les vents, les dieux, elle ira à Marc Antoine – le sort de son royaume en dépend.
Son royaume : une proie facile. L’Égypte est riche, mais vieille et fatiguée, son armée, faible et peu sûre ; le pays a perdu les colonies que ses rois grecs lui avaient apportées, cet empire des mers qui le protégeait ; même Chypre vient de lui échapper. Ramené dans ses limites naturelles, le royaume se trouve réduit à l’arête : la vallée du Nil et le port d’Alexandrie. La politique internationale a ses lois, qui sont à peu près celles de la jungle : tout État qui n’est plus capable d’en dévorer un autre est fait pour être dévoré. L’Égypte, prodigue et paisible, est condamnée, les Romains n’en feront qu’une bouchée. Ils l’auraient déjà mangée s’ils ne se mangeaient entre eux : César contre Pompée ; puis Antoine et Octave contre les assassins de César ; bientôt – on y est presque – Antoine contre Octave…
L’indépendance du royaume tient à peu de chose désormais : l’habileté de sa jeune reine – qui vend ses trésors et son corps aux Romains avant qu’ils ne l’obligent à les leur donner. Elle se glisse dans le lit du vainqueur quand sa victoire reste encore indécise, qu’il a besoin des richesses de l’Égypte, de son appui, et qu’elle peut les négocier… Chaque fois, il lui faut parier, et parier bien. Jusqu’à présent, de l’avis général, elle ne s’est pas trompée. Il est vrai qu’avec César c’était facile ; sur César, même quand on n’est qu’une reine de vingt ans, impossible d’hésiter : il était tellement au-dessus des autres ! Un génie. Un dieu. Elle n’avait pas prévu que ce dieu serait assassiné, ce génie saigné comme un porc par des imbéciles… Pas prévu non plus qu’il lui manquerait tant : un amant de cinquante-trois ans ! À la cour d’Alexandrie on pense qu’il lui manque toujours, qu’elle s’efforce d’imaginer les conseils qu’il lui donnerait, on se rappelle le sourire protecteur du Romain lorsqu’elle exposait ses idées : « Tu progresses, petite reine ! » Bien sûr, soupirent les courtisans de tout grade – ceux qu’on a nommés Premiers-amis et ceux qui ne sont encore qu’Amis-simples ou Qui-viennent-après –, bien sûr, soupirent-ils du haut en bas de la hiérarchie, César lui manque.
Après la mort du grand homme, elle a failli, dans l’urgence, miser sur le fils de Pompée, elle s’est reprise à temps, a tout placé sur un numéro double, Octave-Antoine, en séduisant celui des deux qui passait à sa portée. À cette époque, en termes d’alliance, l’un valait l’autre. Aujourd’hui, l’affaire est plus délicate. Officiellement, les deux hommes, devenus beaux-frères, entretiennent les meilleures relations. Officieusement… deux mâchoires qui se broieront l’une l’autre ! A-t-elle encore le choix cependant ? Non, explique l’eunuque Mardion (premier conseiller du Palais) au très-noble épistratège de Haute-Égypte, non, dit l’eunuque Théon (dioïcète du royaume) au très-digne gymnasiarque de Naucratis, non, car, une fois de plus, c’est Antoine qui convoque la Reine, lui réclame des bateaux, exige des comptes. Dans le partage du monde auquel ont procédé les chefs romains, Antoine n’a-t-il pas reçu l’Orient ? Cléopâtre est orientale, elle entre donc « dans les compétences » d’Antoine…
Une division administrative qui – les eunuques le savent-ils ? – ne présente pas que des inconvénients. Après tout, quand elle a rencontré son nouveau « supérieur », la petite reine n’avait que vingt-huit ans. Avec César elle avait connu l’étreinte d’un dieu, avec Antoine elle découvrait l’étreinte d’un homme. Dans l’amour, les dieux sont efficaces mais furtifs. Zeus lui-même, leur roi, ne se soucie guère du plaisir des mortelles qu’il féconde. Il suffit de récapituler. D’abord, Léda. Pour approcher Léda, il se transforme en cygne ; le cygne est gracieux, certes, mais, au déduit, il ne vaut pas le taureau ; ce qui n’empêche pas Léda d’accoucher de quadruplés. Pour séduire Danaé, Zeus change de registre, il joue les pluies d’or ; convenons que, même pénétrante et même dorée, la pluie manque de consistance… Quant à Io, la pauvrette, de toutes c’est la moins gâtée : le roi des dieux, qui est d’abord un roi du camouflage, se déguise en brouillard – quelle femme, dites-moi, voudrait être baisée par un brouillard ?
La Reine pense-t-elle « baisée » ? Mais oui, c’est probable. Parce que Antoine dit « la baise », et d’autres mots encore qu’on n’entend guère dans les cours. Quand il ne cite pas Homère ou Euripide, il parle le langage, tout militaire, des camps. Cléopâtre n’est pas bégueule ; et elle a un don pour les langues : outre le grec, elle parle déjà l’égyptien, l’araméen, le perse, l’arabe, l’éthiopien… Pourquoi n’y ajouterait-elle pas, à l’occasion et « en situation », le vocabulaire d’Antoine ?
Les hommes, dans l’amour, disent des obscénités. Les hommes vous serrent fort dans leurs bras, vous écrasent de leur poids, les hommes vous brutalisent, vous insultent, vous écartèlent, mais quand ils ont joui – et qu’ils vont bientôt, repus, s’endormir d’un coup –, leurs yeux reflètent le bonheur enfantin des bébés gavés de lait… Antoine est un homme. Il rit, il pleure, il jure, se fâche, ment, triche, trompe, se trompe, s’abandonne, il souffre et il fait souffrir. Un homme.
Il était une fois une reine qui tenait son royaume à bout de bras. Des bras ornés, jusqu’aux épaules, de serpents d’or, symboles d’immortalité. Dans la chambre royale, à la poupe du navire, elle a fait sortir tous ses bijoux. Même ses bracelets de cheville. Elle prépare son entrée, cherche le bon costume de scène. Elle a toujours réussi ses entrées. Pour sa présentation à César, elle s’était fait livrer demi-nue, roulée dans une couverture – pas mal, non, pour une vierge et une souveraine en fuite ? Lors de sa première rencontre avec Antoine, à Tarse de Cilicie, au sud de la Cappadoce, elle était déjà moins timide. Elle s’était risquée à l’allégorie. Du symbolique à grand spectacle : habillée, ou plutôt déshabillée, en déesse de l’amour (une tunique en voile de Sidon, très transparente), elle avait remonté le fleuve sur un navire doré dont les voiles étaient de pourpre et les avirons, d’argent. À la manœuvre, rien que des femmes costumées en naïades et en Néréides ; sur le pont et dans les cordages, de très jeunes enfants, nus comme des Cupidons. Couchée sous un dais d’or, alanguie au milieu des brûle-parfums, « Isis-Vénus-Aphrodite » se laissait éventer par ces chérubins et bercer par les cithares des filles de la mer, sans penser à rien… À rien ? Parions plutôt qu’elle mourait de peur ! Une fois de plus, elle jouait son va-tout. Heureusement, le premier moment de stupeur passé, l’Imperator qui attendait la flotte royale sur le quai avait obligeamment rendu les armes. Dieu de la guerre, ne devait-il pas, pour se conformer aux vieilles légendes, succomber à la déesse de l’amour ? À moins que, Nouveau Dionysos (comme le surnommaient les Éphésiens), il ne lui fallût s’unir à Isis pour réengendrer le monde ? Quel que fut le prétexte, ils avaient si bien tenu leur rôle qu’on aurait cru qu’ils l’avaient répété…
À présent, quatre ans plus tard, Cléopâtre changeait de personnage – elle n’était plus si juvénile, elle avait trois enfants, mieux valait apparaître en mère triomphante. Sa paire de jumeaux, en rattachant encore une fois son image aux anciens mythes, lui fournissait l’occasion rêvée : elle serait Latone, modeste divinité aimée par Jupiter, qui, pour échapper à la jalousie de Junon, avait dû se réfugier à Délos, où elle avait donné naissance à des jumeaux éclatants de beauté, Diane-Artémis et Apollon. Des bâtards eux aussi, mais promis à l’immortalité.
Pour Alexandre et Cléopâtre, la Reine avait donc fait préparer, avant le départ, des tenues conformes aux représentations des dieux jumeaux tels qu’on les voyait sur les tableaux des temples et les mosaïques des palais.
À Antioche, les deux petits marcheraient devant. En mère sublime – Latone n’était-elle pas, pour le monde latin, le modèle des mères ? –, elle, la reine d’Égypte, se tiendrait en retrait. Comme effacée par ses enfants. Elle avancerait lentement, sans serviteurs, ne portant, en guise de sceptre, qu’une petite palme à la main : le palmier était l’arbre de la déesse fugitive, celui contre lequel elle s’était appuyée pour accoucher seule. Elle avancerait, sans protocole et sans ostentation, vêtue d’une simple tunique à plis, qui, négligemment dégrafée sur l’épaule, laisserait passer un sein dénudé : ne peignait-on pas souvent Latone les seins nus, en train d’allaiter ses enfants ? La vision serait peut-être agréable à l’Imperator.
Agréable aussi, à n’en pas douter, l’allusion mythologique. En s’identifiant à la solitaire de Délos, la Reine ferait d’Antoine un Jupiter. Une ascension flatteuse : à Tarse, rencontrant Vénus-Isis, il n’était encore que Mars, l’un des douze dieux, ou Dionysos, un mortel devenu Immortel sur le tard ; à Antioche, il se trouverait d’un coup promu roi des dieux. Belle montée en grade !
Dans son miroir d’argent poli, elle examina son sein gauche, puis son sein droit – le miroir était trop étroit pour qu’elle pût voir les deux à la fois. Lequel sortirait-elle pour la rencontre ? « Lequel, Iras ? demanda-t-elle à sa coiffeuse, devenue depuis longtemps sa confidente. Quel est le plus charmant ? » Iras trouvait les deux également jolis, fermes, et aussi petits qu’on les aimait alors. À l’inverse de la pauvre Latone réfugiée sur son île déserte, la Reine n’avait jamais été obligée d’allaiter…
À quoi ressemblaient-ils, les seins de Cléopâtre ? L’Histoire ne le dit pas et, après leur victoire, les Romains ont détruit toutes ses statues. Sauf, peut-être, à Alexandrie, où un riche ami de la Reine aurait acheté aux vainqueurs pour deux mille talents (des milliards !) le droit de sauver quelques portraits. Disparus depuis.
On montre bien aujourd’hui, dans certains musées, des bustes « supposés »… Trop « supposés » pour être honnêtes : parmi tant de marbres mutilés, de bouts de Vénus, d’Amphitrites rapiécées, de brisures de princesses et d’Isis écornées, comment rendre à César ce qui fut à César ?
On applique des grilles de lecture, on suit des modes. Autrefois, dès qu’on découvrait la statue d’une jolie femme, on disait « c’est Cléopâtre ! » ; aujourd’hui, chaque fois qu’on trouve un laideron, c’est Cléopâtre. Après avoir été belle à damner un saint, voici la reine d’Égypte vilaine à faire peur : les archéologues ne peuvent plus repérer un menton en galoche ou un nez busqué sans le lui attribuer. Pensent-ils qu’à force de mariages consanguins les Ptolémées n’étaient plus très agréables à regarder ? Point de vue moderne, assurément. Pour les Anciens, au contraire, l’endogamie monarchique avait le mérite de préserver les qualités du fondateur de la dynastie – du sang bleu « plus bleu que bleu ».
De toute façon, dans le cas de Cléopâtre, la question des tares génétiques ne se pose guère. Sa grand-mère, simple concubine, n’avait aucun lien de parenté avec son grand-père, et son père (un « bâtard ») n’était que le demi-frère de sa mère. Du reste, l’inceste royal avait beau être obligatoire, il y a loin de la théorie à la pratique : pour qu’un frère fasse souche avec sa sœur, encore faut-il que la même famille ait eu des filles et des garçons ; et qu’ils soient d’âge assez proche pour être appariés ; et que le mariage ait été consommé ; et que la sœur-épouse ne soit pas stérile ; et que son frère ne l’assassine pas ; et qu’elle ne meure pas en couches ; et que ses fils parviennent à leur tour à l’âge adulte, etc. Dans la lignée paternelle de Cléopâtre, on ne trouve que deux unions incestueuses prolongées d’une vraie postérité. Deux seulement, en deux siècles et demi. Le reste du temps, les Ptolémées épousaient des princesses étrangères, ou bien des nièces, des cousines, comme n’importe quel monarque d’Ancien Régime. Aucune raison pour que la reine d’Égypte n’ait pas été aussi gracieuse que notre Louis XV !
Mais, belle ou laide, petite ou grande, cette femme-là, je ne l’imagine pas. D’habitude, quand l’Histoire hésite ou s’efface, je comble les manques. Ici, bien que l’historien me laisse le champ libre, je ne peux rien imaginer. Cléopâtre, je ne la vois pas. Son visage, sa silhouette disparaissent sous des couches de culture superposées : il n’y a pas que César et Antoine qui lui soient passés dessus – trop de peintres aussi, trop d’écrivains… Ce n’est plus une femme, c’est un mythe. Comme Don Juan ou comme Carmen. Éternellement contemporaine. Sa beauté se met au goût du jour : au Moyen Âge elle porte un hennin, au Grand Siècle une fontange, et, dans le film de Mankiewicz, elle a des yeux de biche, des cheveux crêpés et une nuisette en nylon. Mieux, il arrive aujourd’hui qu’on la coiffe façon « punkette », mèches ultracourtes, ébouriffées. « Mais où est-ce qu’ils vont pêcher ces trucs-là, les gens de cinéma ? » s’indignent les puristes.
Où ? Dans les livres. Beaucoup d’Histoire rapproche de la vérité, un peu en éloigne – les scénaristes font « un peu d’Histoire ». Ils découvrent que les Égyptiens de bonne naissance portaient perruque et que, pour enfiler leur postiche, les hommes se rasaient la tête, les femmes se coupaient les cheveux. Chic, se dit le producteur, on va faire de l’« historique moderne » : l’Égyptienne, quand elle ôtera sa perruque, aura les cheveux en brosse… Pas de chance, Cléopâtre n’est pas égyptienne, elle est macédonienne ; c’est au nom des conquérants grecs qui dominent l’Égypte depuis trois siècles qu’elle exerce le pouvoir. Certes, ces Grecs-là, colons sans métropole, se disaient « Égyptiens », et, bien sûr, leurs rois avaient adopté certaines coutumes locales, comme celle du mariage entre frère et sœur. Mais, pour le reste, ils vivaient en Grecs, pensaient en Grecs, s’habillaient en Grecs, se coiffaient en Grecs et, obligés de se métisser, se vengeaient de cette mésalliance en méprisant les indigènes, « des demeurés, juste bons à écorcher la terre et à embaumer les chats » !
La perruque d’Isis, cette perruque large et sombre qu’on voit sur les murs des tombeaux, Cléopâtre la portait sans doute. De temps en temps. Pour les manifestations officielles. Quand elle « faisait » le pharaon. Les autres jours, elle adoptait la coiffure toute simple des tanagras : les cheveux longs, ondulés, séparés en boucles autour du front, puis renoués sur la nuque en chignon.
Mais j’ai beau connaître tous ces détails, je distingue mal le visage de la reine d’Égypte ; et je ne vois rien par ses yeux – tant d’autres l’ont fait ! Des amis veulent savoir qui j’imaginerais « dans le rôle », quel genre d’actrice… Ils insistent : « Dis-nous au moins si elle était blonde, ou brune, Cléopâtre ? » Je leur assure qu’elle était blonde, type flamand. J’exagère à peine : blonde comme la Sainte Vierge, elle l’a été jusqu’au XIXe siècle. À l’époque romantique, elle a foncé d’un coup : peau brune, chevelure odorante – l’Orientale lascive, la reine du harem, la sultane, la juive, la congaï, la vahiné… Évidemment, tout cela peut encore changer, l’avenir nous réserve bien des surprises sur le passé.
Pourquoi, d’ailleurs, mon héroïne devrait-elle connaître la couleur des cheveux de sa mère ? Elle en a été séparée si jeune qu’elle ne se rappelait sans doute plus ses traits. Elle devait seulement penser que sa mère avait été très belle. C’est ce que disaient les Romains. Pour le reste, que savait-elle de la Reine ? Peu de chose. Elle n’avait pas eu tant d’occasions de la voir, finalement ! Sauf pendant le voyage en Syrie…
La mer. À l’horizon, parfois, un bleu si profond qu’il en devenait violine. Mais, cet hiver-là, rien que des couleurs de surface, et très délavées : le plus souvent des vagues beiges, des vagues sales, un ciel vide que la pluie hachurait de gris, des rivages blancs au loin, que la même pluie gribouillait, raturait, effaçait. Le soir, pas une étoile. Par beau temps, et quand les vents étaient favorables, un bateau de commerce naviguant jour et nuit allait d’Alexandrie à Antioche en cinq jours ; mais, à la mi-décembre, le lourd navire royal contraignait la flottille militaire de l’escorte à se traîner sur la mer.
Les escales, d’autant plus fréquentes qu’on n’osait guère s’éloigner des côtes, se prolongeaient sitôt qu’il y avait un peu de brouillard. À Tyr, l’état de la petite princesse obligea à s’arrêter plus longuement encore. L’enfant était très malade. Elle ne mangeait plus, ne parlait plus. Toute la journée, elle somnolait sur les genoux de Taous la Thébaine, glissant parfois, sans même ouvrir les yeux, une petite main fiévreuse entre les seins de la grosse femme comme si elle voulait les pétrir ou les téter, puis écrasant son visage contre l’abondante poitrine pour en respirer l’odeur avant de s’en détourner : ce n’était pas sa nourrice ; ce n’était pas cette chair rassurante dont, depuis toujours, elle se croyait propriétaire, cette chair qu’elle aimait meurtrir et caresser, et dont le seul contact apaisait ses souffrances.
La flotte n’avait pas emmené Cypris, en effet. Tout le monde à Alexandrie savait que Cypris la Chypriote ne portait pas bonheur en mer : elle avait déjà fait naufrage deux fois et si, grâce à Isis la Miséricordieuse – et à une pratique précoce de la natation –, elle s’en était tirée, on ne pouvait pas en dire autant de ses compagnons de voyage… Les suivantes de Cléopâtre avaient supplié la Reine de ne pas laisser la nourrice embarquer avec elles pour Antioche. « Sur la mer, disaient-elles, elle pue comme le poisson du marché un jour d’été ! Elle attire les monstres ! » La Reine, bien que peu superstitieuse, ne tenait pas à mécontenter les dieux, elle avait déjà assez d’embarras diplomatiques avec les Romains sans en chercher avec Poséidon. Elle avait donc décidé que, pendant le voyage, Taous veillerait seule sur les jumeaux, assez grands pour avoir davantage besoin de leurs autres serviteurs – leur masseur, leur conteur, ou le vieux précepteur qu’elle venait de désigner pour eux, Pyrrandros, un Athénien ratatiné sous le poids des vingt-quatre volumes de commentaires qu’il avait consacrés au premier des douze travaux d’Hercule.
À Tyr donc, équipages et passagers descendirent à terre et prirent pension dans les maisons du port – ce qu’en dépit de la maladie de la princesse la Reine n’avait pas osé faire à Jaffa, ni à Dor : Hérode, le nouveau roi de Judée, n’était pas de ses amis ; elle le tenait pour un usurpateur et un assassin, et ne comprenait pas pourquoi Antoine l’avait aidé à s’emparer de cette terre opulente sur laquelle elle-même avait des visées. Hérode, qui connaissait l’hostilité de la Reine, aurait pu, la sachant en route vers Antoine, mettre un terme prématuré à sa croisière. Il aurait suffi qu’il y emploie quelques-uns de ces terroristes patriotes qui jouaient si volontiers du poignard… Aussi, une fois passé Gaza, la Reine avait-elle, à chaque escale, consigné ses gens à bord – et obligé les capitaines à lever l’ancre dès que les nuages s’éclaircissaient.
Ce ne fut qu’à Tyr, en voyant les choses de près, qu’elle prit conscience de la maladie de Séléné. Jusque-là, ne voyageant pas sur le même bateau que ses enfants, elle avait écouté distraitement ce qu’on lui en disait aux escales. En découvrant sa fille presque inconsciente, elle craignit de la perdre. Le craignit en mère, et le craignit en reine : comment surprendre Antoine, le ramener vers elle, si elle ne pouvait produire qu’un seul des jumeaux ? Autant jeter tout de suite à la mer la tunique de Latone, les branches de palmier et les petits costumes de Diane et d’Apollon !
Mais à peine avait-elle fait ce constat tragique que, comme d’habitude, elle reprit espoir : la résignation n’était pas son fort. Pour divertir l’Imperator à Antioche, n’avait-elle pas emmené, avec ses autruches, le plus fameux médecin du Muséum, un homme qui avait herborisé dans le monde entier ? Il venait d’obtenir pour elle, en utilisant un ambix de verre, quelques dés d’essence de rose – un parfum sans huile, enfin ! En l’absence d’Olympos resté à Alexandrie auprès de Césarion, ce Glaucos, capable de fabriquer une odeur qui ne tachait pas, devait pouvoir soigner une mauvaise fièvre.
Hélas, Olympos et Glaucos n’appartenaient pas à la même école. Olympos, médecin ordinaire de la Reine, était un moderne, un empirique – pour le diagnostic et les remèdes, il se fondait exclusivement sur l’expérience. Glaucos, lui, se rattachait à l’école des dogmatiques, qu’on appelait aussi « la secte logique » : il cherchait une cause unique à tous les maux du corps. Influencé par ses travaux de botaniste et de parfumeur, il expliquait tous les malaises des hommes par le déséquilibre des sèves. Là où, instruit par l’expérience, Olympos eût prescrit des bains froids pour faire tomber la température et le jeûne pour calmer la dysenterie, Glaucos voulut rétablir « la juste proportion des liquides internes » : voyant la petite rouge de fièvre, il conclut à un excès de sang et ordonna la saignée, puis, apprenant qu’elle avait vomi, pencha pour un excès de bile et la fit purger.
Drainage. Assainissement et drainage. En deux jours, « la théorie des humeurs » mena la princesse à l’agonie. Décidée à sauver sa fille en dépit de la Logique et des logiciens, la Reine s’installa au chevet de l’enfant. Elle ne pouvait assister à une défaite sans réagir. Faisant flèche de tout bois, elle convoqua Diotélès.
Il arriva juché sur une des autruches dont il avait la garde. Et se lança aussitôt dans une tirade versifiée contre « ces médecins impies qui adorent la logique quand il ne faudrait adorer que le vin ». Il parlait haut, en esclave mal élevé, mais parlait en vers de six pieds aussi bien qu’un lettré. Son grec était très pur, bien que son vêtement fût cosmopolite : un pagne égyptien, des bottines thraces, une peau de lion, et un capuchon gaulois.
Quand il se laissa glisser de sa monture pour se prosterner aux pieds de la Reine et qu’elle lui eut donné l’ordre de se relever, il ôta sa capuche et se redressa de toute sa taille – qui ne dépassait pas celle d’un enfant de dix ans : Diotélès, fils de Démophon, fils de Lurkiôn, fils de Protomakhos, était l’un des Pygmées de la Reine. Comme les princes, il avait vu le jour sur le cap Lokhias, mais dans la ménagerie. Sa famille, installée là depuis trois générations, faisait partie d’un lot d’esclaves rares offert par le roi de Méroé au grand-oncle de Cléopâtre, le dixième Ptolémée. On aimait, dans les spectacles publics, opposer de petits acrobates à de gros éléphants. Les proches de Diotélès avaient tous travaillé dans le Stade et l’Hippodrome comme pseudo-chasseurs ou dresseurs de lions ; la plupart, bien qu’habiles, y avaient perdu la vie : le spectacle vivant faisait alors beaucoup de morts. Les ultimes rescapés de la lignée, on les gardait à la ménagerie où les visiteurs étrangers venaient les voir comme des curiosités. Le jeune Diotélès, qui s’ennuyait derrière ses barreaux dorés, avait profité de la proximité de leurs cages respectives pour apprivoiser les autruches ; avec elles, il montait maintenant des intermèdes dansés et des courses où, accroché au cou de l’oiseau, il défiait des cavaliers.
« Olympos a souvent recours à toi pour distraire de leur douleur les patients qu’il opère, dit la Reine. Il prétend que la médecine t’intéresse, que tu ne manques pas d’esprit et que…
— Je n’ai pas d’esprit, j’ai du bon sens.
— Ne m’interromps pas, Diotélès, je suis la Reine ! Olympos voulait autrefois que je t’envoie à Cos étudier la chirurgie. Mais tu es trop petit. La chirurgie exige de la vigueur, le patient est souvent récalcitrant… Je vois cependant, à ton langage fleuri, que tu as fait bon usage de la permission que je t’avais donnée d’entrer à la Bibliothèque. D’acrobate, te voilà devenu poète ! À l’occasion, serais-tu capable d’être encore infirmier ?
— Fais-moi apporter un tabouret. À moins que tu ne préfères, ô Maîtresse des Deux Terres, que j’examine ta fille du haut de mon autruche ?
— Impertinence !
— Que me donneras-tu si je la guéris ?
— Cent coups de fouet si tu ne la guéris pas. »
Diotélès le Pygmée fit les gestes qu’il avait vu faire à Olympos : prit le pouls, pinça la peau des mains et du ventre, regarda la langue, goûta la sueur, colla son oreille contre la poitrine… « Cette enfant a pris froid, mais c’est de sécheresse qu’elle va mourir – elle a perdu trop de liquide. Fais-la boire.
— Elle ne veut pas.
— Trouve une cruche à long bec, adaptes-y un morceau de chiffon et appuie-le contre ses lèvres. Ensuite, défais le nœud de ton châle, sors ton sein et serre l’enfant contre toi. Elle tétera.
— Mais ma fille n’est pas un bébé !
— Elle est plus faible qu’un nouveau-né. Donne-lui la vie une seconde fois. »
L’escale de Tyr dura huit jours. Puis on reprit la mer par petites étapes pour laisser à l’enfant le temps de se rétablir complètement. Arrêt à Sidon, à Beyrouth, à Byblos… Quand l’escadre arriva enfin près de l’estuaire de l’Oronte, en aval de la grande ville d’Antioche, la princesse était pâle et amaigrie, mais joyeuse : elle voyageait maintenant sur le navire royal, un vaisseau presque confortable, comparé à l’étroite galère de guerre où étaient restés Alexandre et Taous ; en plus, une immense autruche, chevauchée par un Gaulois tout noir, venait manger dans sa main ; et de jolies dames aux longues chevelures, aux bijoux colorés, de jolies dames toutes semblables, la pressaient contre leur poitrine en lui disant des gentillesses.
La flottille avait mis trois semaines pour faire la traversée. Des semaines dont, par la suite, la petite fille ne garderait que la vision confuse d’un collier d’or sur des seins nus et d’épingles à chignon qu’elle tirait de la coiffure d’une femme aux traits flous… Les épingles, ces longues épingles qui se terminaient toutes par des pierres précieuses qu’elle faisait jouer dans la lumière, ces épingles dont, parfois, la tête pivotait pour découvrir une minuscule cavité, elle les reverrait toujours – mais ni le visage, ni même la couleur des cheveux qu’elle libérait en s’amusant. La douceur, le parfum de ces mèches-là, non, elle ne se les rappellerait pas.