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Alexandre et Séléné étaient des enfants de l’amour. Autant naître orphelins ! Les couples amoureux sont trop occupés d’eux-mêmes pour s’intéresser à leur progéniture : l’arbre qui pousse se soucie-t-il des fruits qui tombent ?
Les jumeaux grandissaient dans l’obscurité, s’agrippant le soir à la lumière du Phare et, le matin, à l’apparition nébuleuse de l’île d’Antirhodos, là-bas, au creux du Grand Port, où leur père vivait maintenant avec leur mère et toute sa Cour, auprès du fils de César.
C’était la première fois depuis près de six ans que Marc Antoine revenait à Alexandrie. Maître de l’Orient romain, il se battait tout l’été et prenait chaque année ses quartiers d’hiver dans une capitale différente : Éphèse, Athènes (qu’Octavie, sa femme romaine, avait adorée) ou Antioche ; pour l’Imperator, Alexandrie n’était qu’une ville parmi d’autres, la plus riche mais la plus mal située tant qu’il devrait batailler à l’est pour affermir son pouvoir.
Dommage, car il aimait Cléopâtre et il aimait Alexandrie. De son premier séjour, il gardait le souvenir de lents soleils d’hiver et de nuits épicées. Et puis, cette ville offerte, ouverte autour de sa baie, cette ville à la chair de nacre, lui semblait plus belle que Rome. Plus salubre aussi : ici, le vent du désert et la brise marine balayaient à tour de rôle les avenues larges et les canaux, chassant les mouches, les mendiants, les miasmes, et donnant aux femmes du pays, sous les chapeaux et les voiles dont elles protégeaient leurs visages, cet air de défi qui est l’apanage de la bonne santé.
Le même air, mi-provocant mi-goguenard, qu’il trouvait à son fils Alexandre. Celui-là était bien l’héritier des Antonii, le digne descendant d’Hercule, ancêtre de la lignée. Déjà fort pour son âge, ce garçon : vif, remuant, et d’une beauté rayonnante. Beau, c’était le premier mot qui montait aux lèvres de tous ceux qui le rencontraient : « Qu’il est beau ! » Ensuite seulement, on remarquait Séléné, et toujours pour s’étonner : « Voilà des jumeaux qui ne se ressemblent pas. Mais alors, pas du tout ! »
À trois ans, un enfant ne rapproche pas les deux propos, mais, à six, Séléné avait déjà compris que son corps n’était pas potelé, sa chevelure, pas dorée, son visage, pas riant. Elle semblait n’en souffrir que par intermittence : après tout, elle était princesse, et Césarion l’aimait. Simplement, elle fuyait les visiteurs, les inconnus, craignait les foules et les exhibitions. Maigrichonne et maladive, elle ne se plaisait que dans la compagnie du « bébé » Ptolémée et du Pygmée Diotélès qui, autrefois, lui avait sauvé la vie. Son frère jumeau s’exerçait à la course et au combat avec les fils de la noblesse ; elle, on la trouvait dans la pénombre des chambres intérieures, avec les petites esclaves de ses servantes, à qui elle demandait de la coiffer, décoiffer et recoiffer sans cesse ; pendant que ces filles peignaient et tressaient ses cheveux en côtes de melon – une dizaine de petites torsades qui laissaient à demi nu le cuir chevelu –, elle restait passive et somnolente, pareille à une laine souple, un de ces longs écheveaux que d’autres servantes du palais travaillaient sur leur métier ; elle aimait à se sentir tissée, tapisserie éternellement inachevée qu’on faisait et défaisait, avant de recommencer.
À d’autres heures, on la voyait assise dans un coin, un rouleau entre les mains, chuchotant d’un ton égal des phrases qu’elle ne comprenait pas : elle lisait à mi-voix, comme les adultes éduqués. Mais elle lisait en gamine, et les mots groupés de travers perdaient tout sens. Ce qui ne l’empêchait pas, dans un murmure continu, de dérouler et d’enrouler les livres saugrenus que lui abandonnait distraitement son vieux précepteur, Discussion entre Socrate et Démosthène sur l’utilité de l’éloquence ou Remontrance d’Hésiode à Théocrite sur son usage de l’hexamètre.
« Va plutôt dehors, jouer au ballon ou aux noix avec ton frère », disait sa nourrice lorsqu’elle la trouvait ainsi réfugiée entre quatre murs, ses boîtes à rouleaux ouvertes en désordre sur le pavage. Mais Séléné préférait la nuit, la solitude, le secret ; et à toutes les caresses, la caresse d’un peigne, à tous les sons le bruit d’un livre.
Cypris, inquiète pour la santé de la petite princesse, finit par informer la Reine. D’autant que l’enfant demandait parfois des choses surprenantes aux brodeuses du Palais, « Brode-moi, disait-elle en se déshabillant et en offrant son torse nu ou la peau de ses bras, brode-moi d’or. »
On consulta les médecins. Ils flairèrent la terre – comme disaient les autochtones pour décrire la prosternation ; après quoi, Olympos expliqua que la fillette, qui avait toujours eu la peau claire et les yeux délicats, avait apparemment constaté que le soleil lui nuisait ; mais l’expérience (il insistait sur le mot) enseignait qu’une pommade à base d’amandes douces fortifiait ces carnations fragiles – pourquoi ne pas essayer sur Séléné ? Glaucos rappela, lui, que la princesse n’avait jamais eu les humeurs stables, elle souffrait maintenant d’un excès de bile noire – au sens propre, une « mélancolie ». Il convenait de l’en purger. Et de la fouetter plus souvent pour lui faire rendre, par les larmes, ce surplus d’humidité.
À Diotélès, le bouffon noir, personne n’avait rien demandé : il n’était pas médecin, ce qu’il regrettait d’autant plus que l’âge rendait à présent ses acrobaties périlleuses. Néanmoins, comme il était très insolent, il n’hésita pas, accroupi sur la table comme le dieu babouin, à donner son sentiment sur la question qu’on ne lui avait pas posée : si, à son âge, la petite Séléné prenait plaisir à être coiffée et à dérouler des livres, quel mal y avait-il ? Il fallait seulement lui donner une vraie coiffeuse, qui ne nuisît pas à ses cheveux, et de vrais livres, qui ne lui déformeraient pas l’esprit. Sans attendre, il demanda à la Reine la permission de faire copier pour l’enfant deux ou trois contes tirés de la vie du grand Alexandre écrite par Ptolémée Sôter, ancêtre de la souveraine et compagnon d’armes du héros. Les épisodes supplémentaires – combats d’Alexandre contre les Amazones ou contre les éléphants du roi Porus –, il les mimerait lui-même.
« Toi, ver de terre, tu jouerais Alexandre le Grand ? Tu oserais, moustique, jouer un éléphant ?
— C’est le moins qu’on puisse attendre d’un histrion, Maîtresse : qu’il fasse illusion, donne à voir ce qui n’est pas – un Noir pour un Blanc, un petit pour un grand. »
À dire vrai, la Reine ne suivait pas avec autant d’attention l’instruction des « enfants de l’amour » que celle de Césarion : dans le jeu des empires, aucun des cadets n’était une carte maîtresse. Césarion, en tant qu’aîné, accéderait au trône d’Égypte, et lui seul pouvait, comme fils de César, prétendre à gouverner Rome. D’où la menace qu’Antoine, mari de la Reine et maître, à travers elle, de l’unique enfant du grand homme, pouvait faire peser sur Octave. Depuis qu’il avait hérité la fortune de Jules César, celui-ci se faisait appeler Octavien César, mais nul n’ignorait qu’il existait, sur l’autre rive de la Méditerranée, un Ptolémée César : deux Césars, et une seule Rome… En revanche, les petits princes du Palais Bleu n’étaient pas appelés à jouer un rôle politique de premier plan. Sauf, peut-être, Alexandre-Hélios, qu’on pouvait espérer marier à quelque princesse étrangère qui lui apporterait son royaume en dot.
C’est à quoi sa mère s’employait déjà. « Figure-toi le gouvernement des peuples comme un jeu, expliquait-elle à son fils aîné qu’elle voulait rendre digne de César. Un jeu où l’on pousse des pions. On ne peut gagner qu’en ayant toujours un coup d’avance sur l’adversaire. » Par une coïncidence qui ne devait rien au hasard, les projets matrimoniaux de la Reine s’accordaient aux projets militaires d’Antoine. La rupture de l’alliance entre les Mèdes et les Parthes, qui, un an plus tôt, avaient ensemble combattu ses légions, offrait à l’Imperator l’occasion de se venger des Arméniens. Il suffisait de jouer à front renversé : obtenir l’appui des Mèdes contre le roi d’Arménie en promettant de donner les terres conquises au jeune Alexandre, qu’on fiancerait à Iotapa, fille du roi de Médie ; quand ces enfants atteindraient l’âge de gouverner, les deux royaumes n’en formeraient plus qu’un. À moins, bien-sûr, que d’ici là, d’autres retournements… Artavasdès, en tout cas, ne remonterait pas des Enfers où on allait l’expédier !
Depuis des mois, les diplomates de Cléopâtre s’employaient à négocier l’affaire entre Caucase et Caspienne. À Antioche où, à nouveau, la Reine suivit son mari qui s’apprêtait à conquérir l’Arménie, elle prolongea – directement dans leur langue – ses conciliabules avec les ambassadeurs de Médie.
C’est ainsi qu’un beau jour les enfants du Palais Bleu virent débarquer une nouvelle compagne, une petite fille de sept ou huit ans, plus brune que Séléné, qui se prosterna avec une grâce tout asiatique devant Césarion, venu, en l’absence des souverains, l’accueillir dans le Port des Rois. On la conduisit au bout du cap Lokhias, où, sur les terrasses, à l’abri des vélums et des dais de soie, elle fit la connaissance des autres princes d’Égypte. Tous, pour la circonstance, portaient dans leurs cheveux un diadème de lin blanc aux longs rubans.
Alexandre, contrairement à son habitude, semblait presque intimidé ; mais il retrouva tout son aplomb quand l’interprète lui dit, de la part de la fiancée qui ne savait pas un mot de grec, que sa peau avait la couleur du blé, ses cheveux, celle du miel mat, qu’enfin, pour résumer la situation, il était… « beau ». Séléné ne cilla pas. À côté d’elle, le petit Philadelphe s’agitait. Juste sorti d’une varicelle, le visage couvert de croûtes et l’air grognon d’un esclave qu’on va revendre au marché, l’enfant essayait d’arracher son diadème, qui le gênait. Mauvais signe, songea Césarion. En plus, le bambin était gaucher. Malgré les précautions prises à sa naissance en immobilisant son bras gauche dans le maillot, il utilisait sa main sinistre. Un porte-malheur ambulant, ce benjamin ! Et toutes les turquoises dont on le couvrait, tout le bleu dont on le fardait n’y changeraient rien !
On fit, avec du vin pur, quelques libations devant la statue de Sérapis, le dieu à la barbe fleurie, puis on alluma du feu devant un dragon mède et on y jeta du soufre et des petits gâteaux ; après ces formalités, on sépara Iotapa de sa suite exotique. Tous, même l’ambassadeur, même les mages, même l’interprète, même la nourrice, s’éloignèrent. La petite les regarda partir sans une larme. La nourrice mède pleurait, criait à fendre les pierres ; Iotapa, abandonnée au milieu d’étrangers dont elle ne comprenait pas la langue, restait impassible. Séléné admira le visage lisse de sa future belle-sœur : « Voilà ce que doit être une vraie reine ! » Elle ignorait que Iotapa, tirée d’un harem de trente épouses qui s’entr’assassinaient allègrement, était depuis longtemps passée au-delà des sentiments. Elle avait su très tôt que la vie n’est pas la farandole des desserts…