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La flotte que Cléopâtre faisait « voler » jusqu’en mer Rouge fut brutalement incendiée fin décembre par un raid de bédouins arabes, des tribus nabatéennes poussées par le nouveau gouverneur de Syrie. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté » : avantage au pessimisme. Fin du miracle.

Mais Cléopâtre ne restait jamais longtemps sans espérer. Une autre chimère prit le relais : celle des « gladiateurs de Cyzique ». Deux mille gladiateurs s’étaient rassemblés à Cyzique, sur la côte de la mer Noire, en prévision des grands jeux que l’Imperator d’Orient ne manquerait pas d’offrir au peuple s’il remportait la victoire. Actium les avait laissés désemparés. Apprenant qu’Antoine était de retour à Alexandrie, ils décidèrent, par admiration, de l’y rejoindre et de mettre leurs bras à son service. Anciens mercenaires, ils se frayèrent un chemin à travers « l’Asie » ; à coups d’épée, ils traversèrent la Cappadoce du traître Arkhélaos et prirent les villes de Haute-Cilicie, défiant les héritiers du brave Tarcondimon qui venaient de rallier l’ennemi. Ils se trouvaient maintenant en Syrie, ramassant au passage toutes les têtes brûlées et marchant sur Damas. La Reine, par Séléné, informait le fantôme de la Timonière de leur progression – si seulement leur énergie pouvait maintenir ce mort en vie !

Lorsque Séléné, au comble de la fierté, rapporta les tablettes recachetées du sceau d’Antoine (signe que non seulement il les avait lues, mais qu’il répondait), Cléopâtre embrassa le cahier de buis dans un transport de joie : presque trois mois qu’elle n’avait lu une ligne de lui ! Son enthousiasme ne diminua même pas en constatant qu’il s’était borné à inscrire une dizaine de mots dans la cire, des mots qui n’étaient pas des mots d’amour mais une appréciation, on ne peut plus sceptique, portée sur l’affaire des gladiateurs, un proverbe grec qu’il citait sans commentaire, « Nombreux sont les porteurs de férulepeu nombreux les bacchants » – « Beaucoup d’appelés, peu d’élus », dit en langage dionysiaque. Décidément, il refusait toute espérance.

 

Antoine en misanthrope neurasthénique, Antoine en perdant fasciné, aspiré par l’échec… Ce n’est pas ainsi qu’on voudrait le peindre. La première partie de sa vie avait été triomphale : il souriait à tout, et tout lui souriait. Heureux à la guerre, heureux en amour, heureux à la tribune (le meilleur orateur de son temps, après Cicéron), et, en politique, pas manchot : c’est lui qui gouvernait Rome et l’Italie chaque fois que César s’absentait pour combattre en Égypte, en mer Noire, en Afrique, ou qu’il s’attardait à faire l’amour au bord du Nil avec la jeune Cléopâtre. Pendant ce temps, Antoine, numéro deux du régime, gardait « la maison », et plutôt bien.

Mais cet Antoine-là, audacieux et insouciant, n’est pas celui qu’a connu Séléné. Son déclin de conquérant commence au moment même où, à Antioche, il prend sa fille dans ses bras pour la première fois.

Évidemment, dans cette lente dégringolade, l’enfant n’est pour rien. Il se trouve seulement que la reconnaissance des jumeaux coïncide avec l’époque où Marc Antoine installe Cléopâtre dans sa vie. Et elle ne porte pas bonheur, cette femme-là ! Non qu’elle soit « fatale » à proprement parler. Rien, même, d’une briseuse de ménages : la rencontrer, succomber à ses charmes, l’engrosser, semble sans conséquence. César s’en était remis, Antoine aussi. Mais tout se gâte dès qu’on l’installe : elle arrive à Rome avec Césarion, pose ses bagages dans la villa de César au-delà du Tibre, et, peu après, César est assassiné ; elle arrive à Antioche avec Alexandre et Séléné, pose ses bagages dans le palais d’Antoine, et, peu après, Antoine est vaincu… Au moins César était-il resté maître du jeu jusqu’à sa mort, tandis qu’aujourd’hui Antoine se survit : dans le couple, le rapport de forces s’est inversé ; il n’a plus d’armée, plus d’empire, elle reste reine d’Égypte. Une dépendance qu’il supporte mal.

D’autant qu’il est persuadé qu’elle va le trahir. Le livrer à Octave pour sauver son trône. Paranoïaque ? Franchement, il a été beaucoup trahi, et, comme disent les Romains, « le poisson à la joue déchirée voit des hameçons partout ». Avec les Ptolémées, « le poisson » a de bonnes raisons de se méfier : c’est leur habitude, à ces rois-là, d’offrir aux vainqueurs la tête des réfugiés ; ainsi, le frère de Cléopâtre avec la tête de Pompée… Car l’Égypte est faible et courtise la force. Antoine ne l’ignore pas, ne l’a jamais ignoré : il en a joué. Mais a posteriori il se demande, ce grand naïf, si sa femme égyptienne l’a vraiment aimé.

À ces doutes, comme aux remords ou aux regrets, il n’était pas préparé. Pas plus qu’à l’amertume et à l’angoisse. Sa fin est poignante parce qu’elle n’était pas faite pour lui…

Étrange guerrier que cet homme qui voulut être aimé. Plus spontané, plus tendre, qu’il ne convenait à un vrai Romain. Par exemple avec sa femme Fulvia, au commencement de leur mariage : le bruit ayant couru en Italie que l’armée de César était battue dans la Narbonnaise, il revint en hâte à Rome pour rassurer sa nouvelle épouse, « prit un habit d’esclave, arriva de nuit dans la maison, dit qu’il apportait une lettre d’Antoine à Fulvia, et fut introduit, encapuchonné, auprès d’elle. Fulvia, très émue, lui demanda, avant de prendre la lettre, si Antoine était encore vivant. Il lui tendit la missive sans mot dire, et, quand, au bord des larmes, elle commença à la décacheter, il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers »…

Quoi de commun entre cet Antoine première manière, tout de joie et d’élans, et le reclus de la Timonière ? Le présent n’est pas le fils du passé. Au mieux, son petit-cousin. Le plus souvent, ils restent inconnus l’un à l’autre. Quand il est seul avec lui-même, l’Imperator déchu cherche le fil conducteur de sa vie – ce « fil rouge » cher aux scénaristes d’aujourd’hui –, mais il ne trouve rien. Que le hasard des rencontres, une suite de « circonstances ». Le destin d’un homme n’est qu’un arlequin de pièces et de morceaux.