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Cosmopolites, polyglottes, adeptes de religions syncrétiques, Marc Antoine et Cléopâtre sont en avance sur leur temps. Ou très en retard. Ce qui à l’époque est mieux vu. Le passéisme est l’idéal du monde antique : enrayer le déclin et retrouver l’Âge d’or en imitant les Anciens qui, historiquement, touchent les dieux de plus près, voilà le Progrès. À l’heure où Rome, plus que jamais romaine, colonise ses voisins et les réduit à rien, les deux amants, passéo-progressistes, rêvent encore le rêve d’Alexandre : un empire ouvert, élargi jusqu’au mystérieux pays de la soie, un empire-monde où il s’agirait moins de soumettre que de mêler – les populations, les usages, les croyances –, moins d’annexer que de découvrir et de partager : « L’unique patrie, étranger, c’est le monde que nous habitons. » Le monde, l’Oïkoumèné, au sens propre « la maison commune »… Ce vieux rêve, Antoine commence à le faire entrer dans le droit. Au nom de cette puissance romaine qui ne sait que dévorer les pays conquis, il ose, lui, multiplier les protectorats, royaumes amis et alliés dont il choisit les princes à l’intérieur des grandes familles autochtones. Une supra-monarchie gréco-romaine aux rois lointains, divins, et, au-dessous, de petits États vassaux avec leur propre souverain, leur monnaie, leurs lois, et parfois même, il ne l’exclut pas, le commandement des légions romaines stationnées sur leur sol. La maison commune…

Depuis l’enfance ils ont tellement voyagé, la Reine et lui, que, s’ils n’imaginent pas d’autre langue universelle que le grec, ils tolèrent bien des façons de faire, bien des morales, s’en amusent et, même, ne dédaignent pas de s’en instruire. « Tiens, ce n’est pas ainsi que pratiquent les tribus belgiques », constate Antoine, qui s’est battu de l’Atlantique à la Caspienne et de la mer du Nord à la mer Rouge, ou bien : « J’ai vu tout le contraire chez des Barbares du Caucase. » Cléopâtre, s’appuyant sur les interprétations des premiers Ptolémées et du clergé isiaque, assure que tous les peuples révèrent, sous des noms divers, la même déesse, Mère féconde et salvatrice ; que les noms de Zeus, Sérapis, Mazda et Baal désignent une même puissance céleste ; et qu’Osiris, Adonis, Apis et Dionysos ne sont qu’un seul dieu, le Vivant, toujours triomphant de la Mort.

Et ces deux-là seraient battus par un homme qui n’est jamais sorti de son trou ? Un type qui, à part l’Italie, ne connaît que la Dalmatie – la côte d’en face ! Un rétréci du bonnet qui ne pense qu’en latin et prend le Tibre pour le plus grand fleuve du monde ! Lucilius en reste stupéfait : depuis que les rescapés de la flotte romaine ont quitté le cap Ténare et font route vers la Cyrénaïque, le jeune républicain, qui a embarqué sur le vaisseau d’Antoine, ne cesse de chercher aux événements non pas une explication militaire (il la connaît), mais une justification théologique. Que veulent les dieux ? C’est la question qu’il aimerait poser aux philosophes grecs dont, depuis la fuite des sénateurs romains, l’Imperator a fait sa compagnie ordinaire : Aristocratès et Philostrate. Mais Philostrate est rentré avec la Reine, et Aristocratès se trouve à l’arrière-garde.

« Que veulent les dieux ? » Lucilius a tout le temps de s’interroger pendant les longues heures qu’il passe dans la chambre de commandement du navire amiral, au chevet de l’Imperator malade et désespéré : le général a la fièvre et s’est persuadé que c’est l’eau stagnante, l’eau « tournée » du bord, qui la lui a donnée – du coup, il ne boit plus que du vin non coupé et passe sans cesse de la fièvre à l’ivresse, de la dépression à l’exaltation. « Ah, Lucilius, dit-il quand il s’éveille, tu ne m’as donc pas trahi ? Tu es toujours là, mon ami ? Non, “mon meilleur ennemi”… Hein, Lucilius ? Mon ennemi le plus cher ! »

C’est, depuis le jour où ils se sont rencontrés, une vieille plaisanterie entre eux. Une plaisanterie qui les renvoie aux circonstances si particulières de leur rencontre et aux premiers mots qu’Antoine avait prononcés en découvrant ce jeune prisonnier audacieux : « Soldats, en cherchant un ennemi, vous m’avez amené un ami ! » L’affaire remontait à la bataille de Philippes, dix ans plus tôt, que Marc Antoine avait gagnée dans les Balkans contre Brutus et Cassius, les républicains assassins de César – la plus grande bataille de l’Histoire, disait-on, puisqu’elle avait mis aux prises plus de deux cent mille soldats. Antoine était invincible en ce temps-là, et magnifique lorsqu’il chargeait à la tête de la cavalerie : Cassius s’était suicidé, Brutus avait fui.

Comme un détachement d’auxiliaires gaulois se jetait à la poursuite du fuyard, le jeune Lucilius, pour donner à son chef le temps de s’échapper, s’était avancé vers les cavaliers en disant qu’il était l’homme qu’ils cherchaient et qu’il se rendait. La cuirasse de Lucilius était très ornée, son manteau presque rouge, et les Gaulois n’avaient jamais vu de près les capitaines ennemis : ils avaient ramené leur prise au quartier général à grands sons de trompe. Antoine, averti, s’étonna que son adversaire se fût rendu – à des auxiliaires, qui plus est ! Puis, découvrant au premier regard la supercherie, il allait s’emporter quand Lucilius avait parlé : « Personne ne prendra Brutus vivant. Quant à moi, j’ai trompé tes soldats et je suis prêt à souffrir les derniers tourments. » Les Gaulois, furieux, forçaient déjà leur prisonnier à s’agenouiller pour le décapiter quand Marc Antoine les avait arrêtés : « Du calme, compagnons ! Je comprends votre colère. Mais vous ne pouviez faire une plus belle prise : en cherchant un ennemi, vous m’avez amené un ami. J’aurais tué Brutus, vous le savez. Mais des braves comme celui-ci, j’aimerais qu’ils vivent éternellement ! », et il embrassa Lucilius. De ce jour, Lucilius avait suivi Antoine comme un chien suit son maître ; sa vie ne lui appartenait plus : elle était à Antoine, qui l’avait épargnée.

 

Doucement, avec des précautions de nourrice, Lucilius soulève la tête de l’Imperator pour le faire boire. Ce voyage n’en finit plus ! Alors qu’il faudrait faire vite pour reprendre en main les légions de Cyrène, le vent est tombé. Aujourd’hui, sans les rameurs la flottille resterait en panne, c’est à l’aviron qu’on s’efforce de gagner la côte d’Afrique… Comment, dans ces conditions, espérer encore devancer les envoyés d’Octave pour expliquer aux troupes loyales la défaite d’Actium et prévenir leur défection ?

Deux jours plus tôt, tandis qu’un trop fort vent d’ouest les poussait sans cesse vers la Crète, l’Imperator faisait l’inventaire précis de ses réserves : « Onze légions. Pour sauver l’Égypte, je peux compter sur onze légions. Trois dans le Delta. Quatre en Syrie, que je fais redescendre vers la Judée : avec l’aide de mon ami Hérode, elles couvriront ma frontière orientale – c’est à Gaza, à Ascalon, que je défendrai les remparts de Péluse !… Du côté libyen, j’ai toujours mes quatre légions : je débarque en Cyrénaïque, je ramène les meilleurs éléments jusqu’aux avant-postes égyptiens, je resserre mon dispositif – pour le cas où il lui prendrait envie, au petit couillon, d’envoyer contre moi son armée d’Afrique ! Quant à la côte même, la flotte de la Reine suffira à la défendre : il ne s’agit que de protéger deux ports, Paraitoniôn et Alexandrie, le reste est inabordable… Ah, Octave, accroche-toi bien, mon lascar, je n’ai pas dit mon dernier mot ! »

Mais dès que la fièvre montait, le généralissime retombait dans l’abattement : « Lucilius, c’est au Ténare qu’il fallait me quitter. Comment vas-tu fuir désormais ? En Grèce, un Romain peut se faufiler. Mais en Égypte ! Tu ne passeras pas pour un indigène ! Et aucune issue : le désert de tous les côtés, et pas d’autres routes que celles qu’emprunteront les armées d’Octave – qui vont nous prendre en tenaille, mon pauvre ami. En tenaille… Écoute, je te donne une de mes trirèmes. Dès que nous toucherons la côte, tâche de rejoindre la Phénicie. Fuis-moi, Lucilius. C’est ta dernière chance. Tu es jeune, sauve ta vie !

— Je n’ai de vie, Général, que celle que tu m’as laissée. Grâce à ta bonté, j’ai volé dix ans au Destin, c’est assez… Garde tes forces, repose-toi. »

Lorsqu’Antoine, assommé par la fièvre et le vin, se rendormait, Lucilius revoyait le moment où, dix ans plus tôt, les vengeurs de César avaient enfin retrouvé le corps de Brutus. Battu à Philippes et contraint à la fuite, le républicain s’était jeté sur son épée ; on avait découvert son cadavre dans un petit bois escarpé, au bord d’une rivière ; plus rien d’un chef, ni même d’un patricien – un corps affreusement souillé, une tunique déchirée… Octave avait ordonné de couper la tête au mort pour l’exposer à Rome ; Marc Antoine, ému, sortit alors de ses propres bagages son plus beau manteau de pourpre pour en envelopper le reste de la dépouille et fit rendre au gendre de Caton les honneurs funèbres. « C’était un homme courageux, avait-il reconnu, son suicide efface ses crimes, même le meurtre de mon frère Gaius. » À l’égard des conjurés des ides de mars et de leurs partisans, l’Imperator d’Orient s’était souvent montré clément ; aussi les amis de Lucilius, lorsqu’ils défilaient, captifs, devant les chefs de la coalition césarienne, saluaient-ils Antoine militairement alors qu’ils crachaient aux pieds d’Octave – le neveu de César ne détestait pas, on le savait, les petits jeux cruels quand des adversaires lui tombaient entre les pattes ; avec ses proies, il s’amusait comme un chat d’Égypte.

La dernière preuve de sa magnanimité (ou de sa superbe ?), Antoine venait de la donner à Actium, la veille de la bataille. Comme on lui apprenait une trahison de plus, celle de son ami Domitius « Barberousse », l’ancien consul, qui était passé à l’ennemi in extremis, seul dans une barque, sans bagages : « Tiens, dit-il, il a oublié ses vêtements. Ses vêtements, ses couvertures, ses esclaves… Pauvre Domitius ! Mal portant comme il l’est, il aura de la peine à s’en passer : qu’on les lui envoie ! Ouvrez les lignes pour laisser passer son train d’équipage ! »

Oh, bien sûr, Lucilius avait parfois vu l’Imperator injuste ou irrité. Mais il ne le croyait pas capable d’une ruse froide, d’une vengeance méditée, ni d’ailleurs – c’était sa faiblesse – de calculs à long terme et de plans concertés. C’était un homme du premier mouvement, de l’instinct, de l’élan.

Le jeune républicain n’en aurait pas dit autant de la Reine. Peut-être parce que, par principe, il craignait les reines, toutes les reines, tous les rois… De là à imaginer, comme Dellius, qu’elle pourrait empoisonner les proches d’Antoine qui osaient la contredire, il y avait un abîme ! Ces derniers mois, Lucilius n’avait rien compris aux rumeurs d’empoisonnement que faisait courir le médecin Glaucos – quelle mouche avait piqué ce brave homme ? Admettons qu’il ait réellement étudié pour sa maîtresse les parfums et les poisons : pourquoi, par Zeus, la dénoncer maintenant ? À quelles fins politiques ? pour quel profit financier ? Il fallait imaginer un coup de folie ; et cette folie, par ricochet, discréditait les propos eux-mêmes.

De toute façon, le vieillard était devenu bizarre : toute la journée occupé à interroger les astres et à collectionner les signes. « Sais-tu, avait-il confié à Lucilius sous le sceau du secret, sais-tu ce que je viens d’apprendre ? Lorsque notre Imperator vivait à Rome, il élevait, comme son beau-frère, des coqs de combat – eh bien, les coqs d’Octave avaient toujours le dessus sur les siens ! Ce n’est pas un présage, ça ? » Ou : « Il y a six ans, au pont de Zeugma, l’Imperator et la Reine se sont chanté les Perses en riant, ils ont célébré les marins morts et bu à la santé des noyés de Salamine – et maintenant c’est sur la mer qu’ils veulent se battre ? Sur la mer ? Les insensés ! Les dieux vont les broyer… » Dans les mots des poètes, la forme des nuages, l’odeur d’un feu, les bruits de la nuit, Glaucos lisait la défaite de l’armée, la fin de la dynastie. En poussant des suspects à déserter, avait-il cru pouvoir empêcher ce qu’il craignait ? On rencontre souvent son destin par les chemins qu’on prend pour l’éviter… Une seule chose était certaine : le voyant n’avait pas vu sa mort.

 

Marc Antoine s’est réveillé. À moitié. Il s’agite, délire. Son corps est dans la chambre étroite d’un navire en panne, mais son esprit vagabonde dans les plaines noires de l’Hadès… Il parle d’une odeur affreuse, d’une puanteur insupportable. S’agit-il du Styx, là-bas, ou d’un rat crevé, ici ? Lucilius, qui ne sent rien, lui présente du vin, qu’il repousse ; dans son agitation, il renverse la coupe : « Vois ce sang, tout ce sang sur moi ! Tu es blessé ? Non ? Alors, ce sang qui coule, c’est le mien ? » Lucilius ordonne aux esclaves de changer la tunique tachée et tente de calmer le malade. Mais aussitôt après : « Va-t’en ! Je pue la merde ! Je me suis percé les intestins, fous le camp… Non, par pitié, étranger, ne t’en va pas ! Aide-moi, aide-moi à finir en Romain, ôte ce glaive de ma plaie et coupe-moi la tête ! »

Le jeune aide de camp fait frictionner l’Imperator de parfums ; il ordonne aux esclaves de fouiller la chambre à la recherche du rat. Sans résultat. Antoine continue à se plaindre de l’odeur. Sa fièvre remonte, son corps est brûlant. Et le falerne qu’il réclame maintenant nourrit cette fièvre : on n’a jamais vu éteindre un brasier en l’arrosant de vin… D’ailleurs, cette boisson qu’il demande, il ne la trouve même pas bonne ; il prétend qu’elle a un sale goût, une drôle d’odeur – odeur de vase, de cloaque, de grenouille même ! Non, pas de grenouille : il parle d’un crapaud, d’un crapaud mort, d’un jus de crapaud mort. « C’est insupportable, gémit-il, il y a du crapaud partout ! » Il rejette sa couverture, essaie d’ôter ses habits, oblige Lucilius à se pencher sur lui : « Tu sens ? Je pue le crapaud mort. On m’a empoisonné ! Regarde comme mon ventre est blanc, gonflé… » Puis, brusquement, il sombre dans le sommeil – sans un mot, comme on se noie.

Lucilius en profite pour faire encore une fois le tour de la chambre, si basse de plafond qu’il doit se tenir courbé. Il renifle. Renifle méthodiquement. Mais, sous les parfums, il ne perçoit rien qu’une ancienne odeur, devenue légère maintenant : celle de la fumée, des vaisseaux qui brûlent, de la chair grillée. Voilà la seule odeur dont Lucilius reste obsédé, et c’est l’odeur d’Actium…

 

Un personnage de théâtre : depuis que, par Séléné, j’ai découvert Marc Antoine, je le vois comme un héros shakespearien – Shakespeare n’a-t-il pas fait de lui le protagoniste de deux tragédies ? L’une où rayonne l’Antoine juvénile, orateur superbe et conquérant, force de la nature et soleil invaincu ; l’autre où s’éteint le vaincu d’Actium, l’homme humilié des dernières années dont le regard s’embue de tristesse et d’alcool. Personne, cependant, n’a la moindre idée du physique d’Antoine : Octave a détruit ses portraits… On sait juste qu’il fut d’une « éclatante beauté ». À vingt ans, pareille beauté vaut titres ; à quarante, la vie exige bien d’autres garanties pour consolider le crédit.

Si Antoine a quelque chose de shakespearien, c’est précisément cette peur de ne pouvoir rembourser, ce doute croissant sur sa légitimité : en père, ne fut-ce qu’en « père spirituel », César était écrasant. D’autant plus pesant qu’il était mort sans rien léguer au « fils » dévoué, mort sans l’avoir adoubé. D’où, dans la démarche politique de l’Imperator d’Orient, cette indécision, ce flottement, qui augmente à mesure qu’il approche de l’instant décisif. De là aussi, ce déchirement de plus en plus douloureux entre des aspirations contraires : le pouvoir ou le bonheur ? la guerre ou la paix ? la fermeté ou la fuite ? Il y a du Hamlet chez ce Falstaff. Il aime la vie, l’aimera jusqu’à la lie, son corps a tous les appétits, mais son esprit cherche la sortie. De plus en plus souvent, on le devine tenté de quitter le banquet.

 

Sitôt que la fièvre relâche sa prise et qu’il reconnaît Lucilius à ses côtés, Marc Antoine reprend le cours ordinaire de ses pensées, qui ne sont pas gaies. Pourtant, il n’a jamais entretenu d’illusions : la politique mange les hommes ; à Rome, avant de les manger, elle les saigne comme des poulets.

Dans les livres d’histoire que sa mère lui lisait, on parlait d’un âge d’or de la République, un temps où la vie des Romains n’était menacée que du dehors : les nobles patriciens, s’ils périssaient de mort violente, c’était au combat – contre les Albains, les Gaulois, les Carthaginois… Depuis un siècle, les mœurs ont changé : on s’extermine entre grandes familles, entre clans. Comme des brigands sardes. Sa lignée, rien que sa lignée, est un bon exemple du prix à payer pour gouverner : son grand-père paternel, un célèbre orateur, le Démosthène latin, a été décapité par les nervis de Marius ; et sa tête, exposée au Forum sur la tribune aux harangues. Son grand-père maternel, consul lui aussi, a lui aussi été assassiné. Son père n’a échappé au destin familial qu’en mourant jeune ; mais le second mari de sa mère, descendant des illustres Cornelii, un charmant sénateur qui l’avait élevé, a été, à son tour, éliminé. Sur l’ordre de Cicéron, qui jouait déjà les épurateurs… Les grands vivent bien, certes, mais ils vivent peu ! Sa jeunesse ? Une boucherie. Il regarde Lucilius, le fidèle ami, et, brusquement, interroge : « Où sont les enfants ? »

L’aide de camp est désemparé. Voilà que de nouveau, au moment où on l’espérait convalescent, le général délire. « Les enfants ? Mais ils sont à Alexandrie, où tu les as laissés, répond-il en tendant un gobelet d’eau. – Non, mes jumeaux…

— Je te jure, Général, qu’ils sont avec leurs frères, en Égypte. – Mais je ne te parle pas d’Alexandre et de Séléné ! Je te demande où sont les jumeaux que j’ai achetés. Les pseudo-jumeaux, ces deux petits si délicieux… – Ah, les enfants de Samos ? On les avait embarqués avec ta vaisselle. Sur le navire que les pirates ont pris… »

L’Imperator se rembrunit : « Dommage. Ces brutes vont les abîmer ! Ils ne sauront même pas qu’ils valent deux cent mille sesterces. Du gâchis ! Ils étaient beaux, ces petits, n’est-ce pas ? Et si gentils, si bien élevés. Pas sots, d’ailleurs ! Pauvres moineaux ! Crois-tu qu’ils finiront par les tuer ?

— Peut-être pas. Enfin, pas tout de suite, pas volontairement… – Prions pour qu’au moins ils ne les séparent pas. Dans la vie ou dans la mort. Qu’ils ne les séparent pas ! »

 

La Reine marchait de long en large, comme la panthère de la ménagerie : « Ce que les Romains ont pu répandre comme calomnies sur mon compte, tu n’imagines pas ! Une propagande éhontée ! Les derniers temps, ils envoyaient à nos soldats des libelles enroulés autour des flèches ! À l’intérieur du camp ! »

Césarion avait oublié à quel point elle pouvait être remuante. Hiératique en public, mais, en tête à tête avec son mari ou son fils aîné, volubile et passionnée. En tout cas, la défaite – qu’elle venait de lui annoncer sans ménagement, avec des chiffres et des mots précis – ne semblait pas l’avoir abattue. La rage l’emportait. Elle se soulageait : « Que des mensonges, Césarion ! Et des imbécillités ! Crois-tu qu’ils sont allés jusqu’à prétendre que je me prends sérieusement pour Isis et que Marc se fait passer pour Dionysos ? Pendant qu’ils y étaient, pourquoi ne pas s’emparer aussi de tes titres de pharaon, Aimé de Ptah et frère jumeau du taureau Apispour soutenir que je t’ai conçu avec le Minotaure ?

— Mère, ces bêtises n’ont plus beaucoup d’importance.

— Si, tout de même. Elles en ont eu. Comme cette histoire de moustiquaire… Il paraît que ma moustiquaire était une insulte au légionnaire de base ! Ça aurait changé quoi, au confort du légionnaire, que je me laisse bouffer par les moustiques, tu peux me le dire ? Cette moustiquaire avait fini par devenir une affaire d’État – le symbole des caprices monarchiques et de la fragilité féminine ! Dormir sous une moustiquaire vous ôte l’esprit, apparemment : on n’était plus capable, après ça, ou plus digne, de participer à leurs réunions d’état-major ! Oui, à ce point-là ! Bref, les Domitius et les Dellius ont tellement embêté ce pauvre Marc qu’il m’a demandé de lui sacrifier ma moustiquaire, d’en faire cadeau à un soldat malade – tu vois d’ici le beau geste ! À graver dans le marbre… Seulement, je règne depuis dix-huit ans, moi, et je connais le processus : on commence par donner sa moustiquaire, et on finit par céder son trône… Pas question ! Je me moque de l’opinion des imbéciles ! J’ai tenu bon.

— Puis-je te demander, Mère, pourquoi tu as fait tuer le dioïcète ? Dans quel complot avait-il trempé ?

— Quel complot ? Mais je ne sais pas moi ! Lui, en revanche, le savait certainement. Il savait fort bien, n’en doute pas, pourquoi il avait mérité son sort. Toute cette administration est corrompue jusqu’à la moelle ! Pléthorique et corrompue ! Alors, quand j’ai besoin de faire des exemples, je tape dans le tas, au hasard. Non, pas au hasard : au sommet. Demain, après la fin des festivités, quand les Alexandrins apprendront en même temps ma défaite et ces exécutions, ils n’oseront pas bouger une patte. Vaincue ou pas, c’est encore moi qui gouverne l’Égypte, voilà la leçon. »