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Il fût un temps où les dieux étaient beaux. Leurs visages exprimaient la sérénité, leurs corps nus appelaient la caresse. Le « Dionysos jeune » qui trône dans la petite cour à colonnade de la maison d’Antoine plaît à Séléné, autant que le grand Hercule de la chambre, qu’elle ne voit plus très souvent désormais : son père la reçoit dans son exèdre, un salon d’été ouvert d’un côté sur la cour, de l’autre sur la mer. Il n’y fait pas chaud. Mais il est bien couvert (elle est gelée) et habillé selon son rang ; il porte même une cuirasse sous son manteau – une cuirasse légère, en cuir, de celles qu’on appelle « anatomiques » parce qu’elles reproduisent, avantageusement, la musculature d’un torse. Depuis longtemps, il a rasé sa vilaine barbe et coupé ses cheveux. Séléné le trouve moins jeune que Dionysos, mais presque aussi beau.
Elle remarque que, dans l’entrée, on a refermé l’armoire des dieux Mânes. Dans les galeries du dessus, elle entend parfois courir des serviteurs. Des tintements de chaudron montent de la cour des cuisines, où des enfants esclaves, qu’elle ne voit pas, jouent à la mourre en criant des chiffres. Lorsque « le maître » n’est pas encore levé et qu’elle attend plus longtemps dans le vestibule, les accords d’une cithare et d’une flûte lydienne lui parviennent de la chambre. Toujours le même air. « Parfait, dit la Reine quand Séléné lui en parle, il a repris assez de goût à la vie pour se faire donner des aubades ! » Le même air, chaque fois, et la voix rauque d’une chanteuse indigène. Un refrain répété jusqu’à l’obsession, jusqu’au sanglot, et dont, plus tard, Séléné croira qu’elle se souvient : « Non, je n’écouterai pas ceux qui me disent de repousser le désir que j’ai d’elle. » Des mots qui n’ont guère de sens pour une enfant, mais qui, matin après matin, se sont couverts de buée dans l’ombre humide d’un vestibule. Crépitement de l’encens devant un vieux visage en cire ; cri des mouettes dans la cour vide ; claquement des semelles cloutées des Libanais ; et ces mots, « repousser le désir que j’ai d’elle », qui lui serreront le cœur quand un jour elle les entendra, loin d’Alexandrie : ce n’était pas une aubade, sa mère s’était trompée ; la musique que son père écoutait dès qu’il « allait mieux » ne donnait pas envie de se réveiller, elle donnait envie de se recroqueviller et de fermer les yeux.
Il est venu dans l’île fêter son anniversaire. Peut-être n’était-il pas fâché que Cléopâtre eût échoué dans sa tentative pour transporter sa flotte en mer Rouge ? Elle n’avait pas de plan de rechange. Les gladiateurs de Cyzique ? Soyons sérieux, comment ces braves types pourraient-ils traverser la Judée ? De nouveau, la Reine dépend de lui. De lui seul.
Tous les enfants, même Césarion, ont assisté au grand banquet donné en son honneur. Il n’a pas trop bu. Ses amis, Canidius, Lucilius, ont évoqué « le bon temps », ce premier hiver à Alexandrie, onze ans plus tôt, quand tout leur semblait si léger.
« Tu te souviens, Marc, que tu t’étais mis en tête de pêcher à la ligne dans le Port des Rois ? dit Canidius. Mais tu ne prenais rien, tout le monde rigolait !
— Raconte, demande Aristocratès, moi je n’y étais pas.
— Dans l’espoir de faire taire les rieurs, Marc a chargé un pêcheur de plonger chaque jour pour accrocher un poisson à son hameçon. Seulement, Cléopâtre a deviné son manège : un matin, elle a envoyé plonger un de ses gardes qui a devancé le pêcheur… Ah, il fallait voir la tête de Marc quand il a sorti de l’eau une anguille fumée !
— Et notre grande Reine, ajoute Philostrate le sophiste, notre Reine lui a fait la leçon avec beaucoup d’esprit : “Imperator, laisse la ligne et les filets aux petits princes qui ne règnent que sur Pharos et Canope. Ce qu’il te faut pêcher, toi, ce sont des villes, des royaumes, des continents.” »
Marc Antoine se tourne à demi vers sa femme et, avec un sourire acide : « Je pense que sur ce point, mon âme, tu n’as pas été déçue… »
Elle l’a gardé longtemps près d’elle cette nuit-là. Sans mots, ils sont encore heureux. Quelquefois.
Alors ils se souhaitent en silence un éternel hiver. Mais ils savent bien que le printemps viendra.