28

Au début, elle reste dans le vestibule, un vestibule aussi obscur que la tente d’un guerrier. Éros, gêné, lui fait apporter un brasero. Elle se chauffe les mains. À la lueur des braises, elle distingue un autel de pierre et, dans une armoire ouverte, des masques de cire pâle : les visages des Antonii, ancêtres et dieux Mânes de son père. Exposés comme dans la maison d’un mort avant les funérailles. Sur les murs, pas d’autre ornement que des boucliers rectangulaires, en bois ou en cuir, peints aux emblèmes des légions. Mais l’enfant ne sait pas interpréter ces enseignes-là. Ni même lire l’écriture latine. Elle attend, en respirant aussi légèrement que possible. Attend, sage et résignée, qu’on finisse par la chasser.

Les premiers jours, l’attente est brève : au loin, on entend un grommellement, un éclat de voix, et l’esclave lui rend ses tablettes. Puis l’attente devient plus longue, meublée seulement du chuchotis d’esclaves invisibles derrière les cloisons, comme des piétinements d’oiseaux. Un matin de décembre, en lui rendant le message royal, Éros a un demi-sourire encourageant : le cachet a été arraché. L’Imperator a lu ce que la Reine avait à lui dire ! « Bien sûr, il n’y a pas de réponse », dit Éros sans cesser de sourire. Si elle n’était pas princesse, elle se jetterait à son cou. Lui aussi, il a compris qu’avec un peu de persévérance ils seront sauvés. Si son père repart en guerre, tout est sauvé !

 

Quelques jours plus tard, elle est assise sur un pliant, dans la chambre d’Antoine. Ce père tant espéré, elle ne l’a pas reconnu : sa barbe est blanche ; les cheveux bouclés qui retombent sur son front sont encore blonds, mais d’un blond terne, et sa barbe est toute blanche. Il est couché sous une peau d’ours. On n’a ouvert qu’un seul volet. La chambre sent le vin.

Il demande à Séléné de débiter son compliment : « Mais si ! Ce que ta mère t’a conseillé de me raconter pour m’émouvoir, un petit discours dans le style d’Iphigénie, “Mon rameau de suppliante, cest ce corps que je presse contre ton genou et que ma mère a mis au monde pour toi… » Pour se moquer, il a pris une voix flûtée, puis, revenant à un ton plus naturel : « Et moi je répondrai gravement, façon Œdipe Roi, “Je pleure sur vousmes enfants, quand je songe combien votre vie sera amèreAprès quoi, j’ajouterai en me tournant vers Thurinus : Ô fils de Césarne fais point le malheur de mes enfants”. » Et soudain, il tend les bras comme un esclave suppliant, grimace : « Prends pitié deux en les voyant si jeunesabandonnés de tousDonne-men ta parole, prince généreux… Oui, je suis sûr que la “Reine des rois” nous voit un avenir dans ce goût-là : moi, résigné ; vous, implorants ; et Octave dans le rôle du prince généreux, prêt à négocier avec elle et à prendre pitié ! Ha, ha, Octave généreux ! Pas de danger ! » En soupirant, il retombe sur son oreiller, remonte sa peau d’ours jusqu’au cou : « J’ai mal à la tête… Dépêche-toi ! Récite ! »

Séléné, serrée sur son pliant, toute pointue, ne peut prononcer un mot. « Mauvaise messagère, grogne-t-il, aucune mémoire ! Donne-moi ta lettre, au moins. » Il déroule le papyrus. « Approche la lampe. » Elle se demande pourquoi il ne fait pas ouvrir les volets.

De près, la couverture de fourrure sent le fauve – une odeur de ménagerie et de vin cuit qui lève le cœur. Sur le torse nu de l’Imperator, des poils blonds et blancs mêlés. Elle serre ses doigts sur la lampe de bronze, trop lourde pour elle : elle craint, en éclairant le lit, de renverser l’huile brûlante sur la peau de son père – sa main tremble… Mais déjà, il froisse la lettre et la jette par terre en maugréant : « Des calembredaines ! Rien à répondre.

— Tu ne l’as pas lue, s’entend répliquer Séléné. Tu ne l’as même pas lue… »

Elle est surprise d’avoir osé. Mais, curieusement, l’Imperator ne semble pas fâché. Plutôt étonné, lui aussi. Intéressé. Elle ignore qu’il a toujours aimé les femmes qui lui résistent, les caractères bien trempés : Cythéris, avec ses caprices de grande vedette, Fulvia, qui maniait l’épée et haranguait les soldats, Octavie, capable de tenir tête en douceur à son terrible frère, et Cléopâtre, bien sûr, qu’on ne présente pas… Parce qu’il a adoré sa propre mère, une veuve qui a élevé ses trois fils avec fermeté, ce grand baiseur respecte les femmes, celles du moins qui sont de bonne naissance et n’ont pas froid aux yeux. Rien ne lui est plus étranger que les préjugés « vieille Rome » d’un Caton ou d’un Octave. Filer, tisser, compter l’argenterie, torcher les enfants : une vraie femme doit laisser ces tâches-là aux servantes.

Bien qu’il ait comme chaque matin envie de pleurer, de boire et de se rendormir, cette petite qui lui réplique l’intrigue. Malgré sa migraine et son dégoût universel, il veut, soudain, en savoir plus long : d’où tient-elle qu’il ne l’a pas lue, cette lettre de la Reine, bourrée d’insanités (une histoire de galères qui naviguent dans le sable en direction de la mer Rouge !) ?

La gamine avoue qu’elle ne l’a pas entendu lire. Qu’elle n’a même pas vu ses lèvres remuer. « Mais, petite sotte, les lettres de ta mère peuvent très bien se lire en silence ! Pas comme les gribouillis d’Octave. Elle sépare parfaitement ses mots, elle. Et même ses phrases. En mettant des points en haut, au-dessus des lignes. Oui, des points. Un signe que César a inventé. Entre deux batailles, notre Dictateur inventait. Tout, il inventait tout : le nouveau calendrier, le cadran solaire portatif, l’art d’ordonner les villes… C’est avec lui que ta mère a appris cette façon d’écrire. Et appris le reste aussi ! »

Voilà, c’est dit. Il est fatigué, tire sa couverture sur son visage, ses cheveux. Comme un linceul. « Fous le camp, Séléné, tu m’entends ? Fous le camp ! »

Mais le lendemain, quand Éros la pousse dans la chambre, elle voit qu’il est levé et habillé. Ni rasé, ni parfumé, mais habillé. D’une tunique grise, sans ceinturon, et de caleçons. Les volets sont poussés, et les grandes plaques d’albâtre qui ferment les fenêtres laissent passer un jour laiteux, uniforme, qui ne rappelle en rien l’éclat du soleil. Dans cette lumière d’opale, celle d’une étoile froide, Séléné remarque les boucliers qui, ici aussi, décorent les murs ; une seule statue, celle d’Hercule ; et sur un guéridon, des petits soldats romains en terre cuite avec leurs uniformes peints et leurs aiglesCes miniatures – porte-enseigne, musicien ou tribun militaire – ne sont pas des jouets : Antoine les a voulus comme les Égyptiens placent dans leur tombe des modèles réduits de leurs serviteurs pour les accompagner dans la mort. Il contemple ses légions perdues : la Troisième Gallica, admirable pendant la retraite de Parthie ; la Cinquième Alaudae, les « Alouettes » narbonnaises, qu’il aimait tant ; et cette Dixième Gemina qu’il commandait à Philippes. C’était sa favorite, la plus belle avec son insigne en forme de taureau, ses crinières d’or et ses boucliers noirs. La Troisième, sa mère, la Dixième, son enfant…

Séléné regarde l’Imperator, qui, debout près du guéridon, regarde ses légions. Son visage, quand il le tourne enfin vers sa fille, a la pâleur d’une cire molle. Sous ses cheveux en désordre, ses yeux sont bordés de rouge. Elle a peur qu’il se mette à pleurer – que doit faire une petite fille dont le père se met à pleurer ?

Heureusement, il se ressaisit. « Tu l’as vu, celui-là ? » dit-il en désignant, dans le coin de la chambre, l’immense statue d’Hercule ; puis, montrant les figurines de terre peinte « Et eux, les rabougris, tu les vois ? Nos ancêtres, des géants ! Nous, des nains… L’humanité dégénère, ma pauvre enfant ! Remarque, je m’en fous, les hommes ne méritent pas d’être sauvés ! » D’autres fois, à l’entendre, ce sont les dieux qui ne valent pas les efforts qu’on fait pour eux : « Dionysos m’a beaucoup déçu. Un ingrat… Jupiter ? Ah non, s’il te plaît, à d’autres ! Chacun lui fait dire ce qu’il veut, à Jupiter. J’ai été élu augure à vingt ans, je sais à quoi m’en tenir. “Deux augures ne peuvent se rencontrer sans rire”, disait César. Il était bien placé pour en parler, on l’avait élu Grand Pontife… »

Les rites officiels leur avaient quand même permis, à César et à lui, de jouer quelques jolis coups. Ces tours-là, parce que sa fille est à ses côtés et qu’un jour il les lui racontera, il se les remémore soudain avec joie, alors qu’un instant plus tôt il était au bord des larmes. Le meilleur dans le genre ? Une année, César avait décidé de lui donner pour collègue au consulat Dolabella, le gendre de Cicéron. Ça, pas question ! Il s’explique, argumente, mais César s’entête, inscrit l’élection au premier ordre du jour du Sénat. C’était oublier qu’Antoine, s’il venait d’être nommé consul et présidait l’assemblée, restait aussi augure… La veille du scrutin, il décide de prendre les auspices ; face à Jupiter Capitolin, il constate publiquement que les poulets sacrés manquent d’appétit et que, oui, il en est sûr, il entend crier un aigle au-dessus du Janicule, sur sa gauche donc : le plus funeste des présages ! Impossible, dans ces conditions, de réunir les sénateurs ; on remet la séance à huitaine. Plus longtemps qu’il ne lui en fallait pour dégonfler la candidature de Dolabella ! Le lendemain, il croise César au Forum, un César vaincu (César vaincu !) qui sourit jaune : « Bien joué, Marc Antoine ! Avec une ouïe aussi fine, je ne doute pas qu’aujourd’hui tu n’entendes les mouettes rire à Ostie et Cicéron pleurer à Tusculum… »

Ce souvenir l’a mis de bonne humeur ; il prend volontiers, presque avec curiosité, la lettre que lui tend sa messagère du matin, la petite poupée fardée qui ne rit jamais : « Tu vois, je lis. En silence, mais je lis. Je lis que ta mère a fait passer vingt navires d’une mer à l’autre. Vingt ! Comme elle y va !… C’est vrai, ce mensonge ? » Séléné confirme. Elle ignore, bien sûr, où sont ces deux mers ; mais, interrogée par son père, elle dit que Césarion lui a parlé de bateaux préparés pour le pays des tigres. « Et Césarion ne te mentirait pas ?

— Oh non, Père, il est fils d’Amon.

— Fils d’Amon, en effet !… Un de ces quatre, le fantôme de César va venir le tirer par les pieds, ton “fils d’Amon” ! Et il ne l’aura pas volé ! »

Il n’empêche qu’Antoine a foi en Césarion : ce garçon est parfois insupportable de prétention, mais il a l’air droit. Ne ressemble guère aux Ptolémées. Tient en tout de son « père terrestre » et de ces foutus Julii ! Alors ? Alors, si elle est vraie, cette histoire de « navigation dans le désert », lui, Antoine, il a l’air de quoi ? Si la Reine réussit, n’est-ce pas la preuve qu’il suffisait d’oser ? De vouloir, au lieu de s’abandonner ? Vouloir… C’est là que le bât blesse, il le sait : Cléopâtre « veut », veut toujours, comme César, comme Octave. L’empire du monde, Octave l’a voulu. Sans répit. Lui, Antoine, le voulait bien. Une nuance qui ne pardonne pas ! Le pouvoir absolu, il faut le vouloir absolument. Du matin au soir… Il replonge dans la mélancolie, renvoie sa fille sans réponse, agacé à l’idée qu’elle reviendra le lendemain. Dieux, comme le monde est triste à la clarté du jour !