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Au départ d’Antioche, fin avril, Séléné, assise dans sa litière aux rideaux ouverts, joue avec une figurine de faïence bleue qu’elle entortille dans des chiffons. Cette poupée, pourquoi n’est-elle pas articulée comme la belle dame en ivoire qu’elle a laissée à Alexandrie ? ou joliment peinte comme l’autre dame, en bois, qu’on a oubliée à Antioche ? Et pourquoi la poupée tient-elle un bébé sur les genoux ? Pas facile d’habiller cette bonne femme sans étouffer son nourrisson ! Séléné a beau s’appliquer, elle finit toujours par emballer la tête du mioche dans la robe de la mère.

« Mais tu vas le tuer ! dit Taous en riant. Si tu l’enveloppes comme ça, il ne pourra plus respirer ! Tu vas tuer notre petit Horus…

— Il n’a qu’à ne pas être là ! »

Dès que le « petit Horus » est empaqueté, qu’il forme un tout avec sa mère, elle s’ennuie. Au-delà des rideaux, le paysage est noir de soleil. Il n’y a rien à voir ; elle s’ennuie. Même si quelquefois on la laisse descendre de la litière pour marcher à côté de ses porteurs, très vite elle ralentit le pas, il fait trop chaud, et on la remet dans sa boîte.

Une bonne partie de la caravane commence à souffrir, comme elle, de la chaleur. Décidément, la Reine est fantasque – quelle idée de voyager par la mer l’hiver, et l’été par les déserts !

Sitôt qu’en mars on a « rouvert » la Méditerranée à la navigation, Cléopâtre a renvoyé sa flotte, avec ordre de reprendre possession de Chypre en passant : Marc Antoine venait de rendre l’île à l’Égypte. Elle a fait aussi rembarquer ses autruches, ses cracheurs de feu, ses danseurs de corde. Mais, pour ses autres serviteurs, elle a décidé qu’ils rentreraient avec elle, par la terre : un voyage plus long mais plus sûr, que, dans son état, elle supportera mieux. Car, une fois de plus, elle est enceinte. Glaucos, tout théorique qu’il soit, sait quand même diagnostiquer une grossesse ! D’autant que, sur la cause première de cet état de fait, il n’a guère à s’interroger : la Reine a partagé le lit d’Antoine pendant trois mois et demi… Au vu et au su de tout Antioche, elle s’était installée dans le palais sur l’Oronte, laissant ses jumeaux au « bon air » de Daphné.

Avec l’Imperator, elle a visité les navires, inspecté les troupes, chevauché même jusqu’à Zeugma, à deux cents kilomètres au nord de la capitale syrienne, sur les bords de l’Euphrate où convergent maintenant toutes les armées du chef romain. Faisant caracoler sa monture (elle monte en tunique courte, comme une Amazone, scandaleusement et admirablement), elle s’est affichée partout avec Antoine : pourquoi pas, puisque désormais elle est sa femme. À Antioche, dans le vieux palais sur l’eau, il l’a épousée selon le rite égyptien – qui, bien sûr, n’a aucune valeur chez les Romains. Mais elle s’en moque, et les roitelets d’Orient aussi. L’Imperator est bigame ? Et alors ? En Asie, ce n’est pas une « cause de nullité »… Les cadeaux de mariage ont été somptueux. De part et d’autre.

À son époux romain, la Reine a offert l’alliance égyptienne – tout l’or des Pharaons, tout le blé du Nil, les chantiers navals d’Alexandrie pour construire une flotte, et le titre grec dAutocrator qui fait de lui le « protecteur » du royaume. À son épouse égyptienne, Marc Antoine a rendu Chypre et ce morceau oriental de la Libye, ces vertes collines, qu’on appelle la Cyrénaïque ; il lui a donné aussi un bout de la Crète, la côte du Liban et, au sud de l’Asie Mineure, le littoral de cette Cilicie où, quatre ans plus tôt, ils se sont connus et, pour la première fois, aimés. En dépit des apparences, il ne s’agit pas d’un cadeau d’amoureux : sans les forêts du Liban et de la Cilicie, la Reine ne pourrait faire construire les centaines de bateaux dont Antoine a besoin – l’Égypte a les meilleurs arsenaux, mais elle manque de bois.

Quant à la couronne d’Hérode, que la mariée aurait aimé voir ajoutée à sa corbeille de noces, l’Imperator a résisté ; l’amour ne lui fait pas perdre la tête, ni la sienne ni celle des autres. Il prend pour un allié sûr ce roi des Juifs qui lui doit tout ; or, s’il trompe volontiers ses femmes, jamais Antoine ne trahit ses amis…

La Reine a eu beau assaisonner de politique les plaisirs du lit, beau dire et beau faire, elle qui fait tout on ne peut mieux, son Marc, amusé, ne lui a abandonné que ce qu’il fallait pour tenir la Judée en respect : le Sinaï, la côte orientale de la mer Morte, riche en bitume, et, au cœur du pays, Jéricho. « Mais je ne peux pas immobiliser toute une troupe égyptienne pour ne tenir que la ville de Jéricho ! protestait-elle.

— Eh bien, revends-la ! Hérode la rachètera, ce qui mettra tes finances à l’aise… »

C’est donc pour négocier Jéricho qu’elle rentre maintenant à Alexandrie par les vallées de l’Oronte et du Jourdain. Sa santé – toujours excellente, grossesse ou pas – n’est qu’un prétexte. En revanche, celle de sa fille donne à nouveau des signes de fragilité : la chaleur lui a fait venir aux paupières des abcès purulents. Entre sa poupée de terre et sa réserve de boules de cyprès, elle gît dans sa litière, les yeux fermés.

Diotélès étant reparti avec ses autruches, Glaucos, seul à gouverner, hésite entre la saignée et les onguents. Mais la ville de Jéricho où l’on vient d’arriver produit le « baume de Judée », renommé dans tout l’Orient pour ses propriétés apaisantes ; en cadeau de bienvenue, la Reine a même accepté d’Hérode cent plants de balsamiers, et c’est Glaucos justement, connu pour ses talents de botaniste, qui sera chargé d’acclimater l’arbuste dans le delta du Nil. Certes, songe le médecin, abandonner la théorie des humeurs au profit du baume de Judée serait d’un courtisan plus que d’un philosophe ; d’un autre côté, qui peut nier que la soumission aux puissants ne soit le commencement de la sagesse ? Au terme d’un fructueux débat intérieur, il se résigne à n’employer, pour traiter l’enfant, que cet onguent miraculeux qui enrichira bientôt la reine d’Égypte comme il a enrichi le roi des Juifs.

La Reine vient d’ailleurs elle-même admonester sa fille qui hurle dès que le baume touche ses paupières : « Aurais-tu décidé de mourir ? Ouvre les yeux, grosse bête ! La vie est pleine de couleurs. Belle comme un perroquet. Et le royaume des morts, ma chérie, si tu savais comme il est gris ! Plus de fleurs de lotus, Séléné, plus d’oiseaux, même plus ce petit vent frais que tu sens sur ta peau quand le soir descend. Sous sa caresse, tes lèvres deviennent délicieuses, n’est-ce pas ? Sors ta langue, Séléné, goûte tes lèvres, goûte le monde : il est fondant ! »

 

L’enfant voudrait obéir à cette voix douce et sensuelle qui module comme un chant des mots qu’elle ne comprend pas, mais elle ne peut s’empêcher de souffrir et de crier. Et de se mettre en colère. Parce qu’elle a mal, elle en veut au monde entier.

Y compris à sa poupée, sa poupée de faïence qu’elle jette par terre et fracasse. Un incident ? Non, un drame. Qui s’est produit au moment où, au bout d’un long défilé rocheux, la caravane arrivait enfin sous les murs de Jérusalem. Hérode chevauche en tête, près de la litière de la Reine, une litière à vingt porteurs noirs, vingt Nubiens, qui, balancée en cadence, tangue comme un bateau. Cléopâtre, dont le ventre commence à s’arrondir, a la nausée ; ce qui ne l’empêche pas de négocier âprement le montant du tribut qu’Hérode devra lui verser pour récupérer Jéricho. Les enfants, eux, sont loin derrière, au milieu des bagages, des chariots et des mulets. Personne, donc, pour raconter à la Reine la terreur qui s’empare de Taous à la vue de la poupée brisée. « Nous sommes maudits ! s’écrie-t-elle en se couvrant le visage de son voile. L’Égypte est maudite ! La princesse a brisé la statue de la déesse et du petit Horus. Malheur à nous ! »

Il faut dire que Taous est la nourrice d’un garçon : partout, elle oublie les poupées. Pour que Séléné ait quelque chose à bercer, elle lui a prêté sa statuette personnelle de la déesse, une poterie sommairement sculptée, une petite Isis à l’enfant comme on en trouve sur tous les marchés ; la figurine bleue tient sur ses genoux un bébé qui a l’air d’un nain chauve et, de la main droite, elle lui présente un sein plat. Mais si médiocre qu’en soit la facture, cette Isis lactans« Isis allaitante », a, pour un esprit simple, tous les pouvoirs de la divinité. En la brisant, la princesse d’Égypte vient de s’aliéner la Mère Universelle qui est à elle seuletoutes les déesses que les peuples nomment par dautres noms. Et c’est elle, Taous, la coupable, coupable de négligence, de légèreté. Taous qui s’abîme maintenant dans la poussière, se lamente devant les débris de la Consolatrice.

Pyrrandros, le vieux précepteur qui ne s’est signalé jusqu’à présent que par sa discrétion, ramasse les morceaux dans le pli de sa tunique en essayant de raisonner les domestiques effarés : « De même qu’Isis a parcouru le monde pour rassembler les quatorze fragments de son frère Osiris assassiné et démembré par le dieu Seth, et que, l’ayant reconstitué, elle l’a ressuscité, de même nous ramasserons les débris d’Isis pour reformer son image et lui rendre sa beauté. » Mais il ne convainc personne. Tous les serviteurs sont consternés. Séléné elle-même a cessé de crier, elle sent confusément qu’elle a fait quelque chose de mal – du reste, les porteurs ont reposé sa litière et se sont assis par terre, les jambes coupées. Silence. On n’entend plus que les gémissements de Taous la Thébaine.

Un cavalier celte de l’escorte armée, inquiet de voir le convoi s’arrêter au bord du ravin et les chariots former un bouchon, vient distribuer au hasard quelques coups de fouet pour faire repartir tout le monde. On se remet en marche, accablé, Pyrrandros portant toujours dans sa tunique les précieux morceaux d’Isis. « Il suffirait peut-être, dit le précepteur, d’offrir à la déesse, dès qu’on sera dans la ville, des fleurs et du lait pour l’adoucir…

— À Jérusalem ? demande Glaucos, incrédule. Tu comptes adorer Isis dans Jérusalem ? »

Pauvre Pyrrandros, sa suggestion est bien d’un Athénien ! À Alexandrie, où vivent tant de Juifs, on sait à quel point ces gens sont compliqués dès qu’il s’agit du sacré. Glaucos ne comprend pas leur manière de penser : les Juifs ne veulent pas honorer les dieux des autres, mais pas, non plus, que les autres honorent le dieu des Juifs. En matière de religion, ces originaux se refusent aussi bien à prêter qu’à adopter. Pas question, donc, d’offrir ici la moindre libation à Isis ni d’entrer dans le temple du dieu local pour l’inciter, moyennant récompense, à s’entremettre auprès de la déesse absente : le seul regard d’un incirconcis souillerait le sanctuaire et tournerait au casus belli !

Glaucos, d’ordinaire si fertile en remèdes, ne trouve donc aucun moyen de réparer sur-le-champ le sacrilège de Séléné. Bien sûr, en savant du Muséum, toujours prêt à supposer les dieux aussi raisonnables que lui, il ne croit pas que la vengeance d’Isis puisse être bien redoutable : il s’agit du geste d’une enfant, et d’une enfant malade qui plus est ; la bonne déesse ne refusera pas de négocier, on saura la dédommager plus tard en argent sonnant, avec tout ce qu’il faudra d’intérêts. Plus que le châtiment, ce qui inquiète le médecin dans cette affaire, c’est le présage : et si cette Isis brisée annonçait la mort de la Reine, la fin de son règne ? Car la Reine est une « Nouvelle Isis », c’est l’un de ses noms officiels, choisi dans la liste des épithètes à la disposition des Ptolémées. Partout, elle se fait représenter dans le costume et l’attitude de la divinité. Dans les temples, on révère en même temps la mère d’Horus et celle de Césarion ; et le peuple, habitué depuis toujours à adorer le pharaon, associe dans une même vénération la déesse qui a ressuscité Osiris et la souveraine qui ressuscitera l’Égypte. Comment, dès lors, interpréter la destruction de la statuette ?

Et que signifiait, déjà, il y a deux mois, l’étrange scène à laquelle Glaucos a assisté au bord de l’Euphrate ? C’était à Zeugma, juste avant qu’Antoine, pour leurrer les Parthes, fît mine de passer sur l’autre rive du fleuve. La Reine, que son état obligeait à revenir en Syrie, avait décidé de le quitter là. Avant de se séparer, ils sacrifièrent ensemble à Dionysos, le dieu de vie qu’Antoine aimait, puis se donnèrent l’un à l’autre un dîner d’adieu, face au pont de bateaux d’où la ville tirait son nom : chacun avait son cuisinier et s’efforçait, par le raffinement des plats qu’il offrait, d’éblouir l’autre. Depuis qu’ils se connaissaient, depuis la rencontre inoubliable de Vénus et Mars, d’Isis et Dionysos, l’Imperator et la Reine cherchaient sans cesse à s’étonner. Ils avaient besoin de s’affronter, de jouter. Quand donc déposaient-ils leur orgueil ? À quel moment l’un d’eux s’avouait-il enfin vaincu ? Dans la chambre ? Glaucos en doutait.

Pour cet ultime souper, peu d’amis avaient été conviés : une seule table, à trois lits de trois. Si le médecin était présent, c’est que son service auprès de la Reine enceinte l’exigeait.

On buvait beaucoup. Du vin à la violette et au cumin. Coupé d’eau chaude. Le ton était à l’optimisme, et même à la plaisanterie. Personne ne semblait plus redouter la cavalerie parthe et ses terribles archers. Antoine, héros incontesté de la bataille de Philippes, allait venger l’armée romaine, taillée en pièces par les Parthes seize ans plus tôt au-delà du fleuve. Pour égaler Alexandre, l’Imperator suivrait les plans de César, trouvés dans les papiers du grand homme après son assassinat : il prendrait l’ennemi à revers en longeant le Caucase – le coup était imparable. Quand l’aube parut sur les rives de l’Euphrate, les Parthes étaient déjà, depuis longtemps, réduits en miettes – on aurait eu du mal à trouver les restes de leurs troupes au milieu des arêtes de poisson et des os de gibier qui jonchaient le sol…

« Hélas, dit Cléopâtre en voyant la lumière du jour filtrer sous la portière de la salle, hélas il est temps de nous séparer…

— Hélas, répondit Antoine en tendant sa coupe à l’échanson, hélas la gloire m’appelle, je dois te quitter…

— Hélas, reprit la Reine d’un air faussement tragique, hélas, grand général, peut-être ne rebaiserons-nous jamais ? »

Ils commencèrent à multiplier les « hélas », comme faisaient les poètes tragiques dont l’œuvre leur était familière ; c’était à qui des deux en alignerait le plus pour amuser ses amis. Car, pour une oreille étrangère, l’« hélas » grec produit des effets comiques involontaires qu’un général romain et une reine polyglotte sentaient parfaitement. « Aïeaïe ! » s’écrie l’un des protagonistes « Oïe oïe ! » lui répond le chœur ; bientôt les popoï plaintifs du héros alternent avec les papaï déchirants de l’héroïne ; puis ce sont des totoï et des otototoï, sur lesquels, pour peu que dure le désastre, l’autre ne peut enchérir que par des ototototoï – que les traducteurs rendent sobrement par « Trois fois hélas ! ».

Ainsi Marc Antoine et Cléopâtre s’étaient-ils lancés dans une déploration parodique tandis que l’assistance riait aux larmes. Seul Glaucos, qui avait peu bu, ne participait pas à la joie générale : tous ces « hélas », quelle folie – pouvait-on commencer une campagne militaire sous de plus mauvais auspices ? Ce fut pire encore quand la Reine glissa des citations plus longues : « Hélas, pour la débâcle des nôtres », « Hélas, nous voici sans défenseurs »… Et Antoine, qui avait reconnu des vers des Perses, une vieille tragédie passée de mode, Antoine en rajoutait : « Ils ont péri, hélas ! Tu vois tout ce qui reste des forces que j’avais levées ! » Il osa même entonner cet appel des morts qui bouleversait le médecin chaque fois qu’il l’entendait : « Où sont Arabos le Mage et Artamès le Bactrien qui menait trente mille cavaliers noirs ?… Et Psammis, qui naguère quittait Babylone ? Et Amphistreus à l’infatigable javeline, et Tharybis le superbe guerrier ? Où sont le preux Seuakès et Lilaios aux nobles dieux ? Tombés, ils sont tombés, tombés… »

Glaucos, saisi d’effroi, n’osait plus lever les yeux. Quel présage sinistre ! Pourquoi les autres riaient-ils ? Les dieux les avaient-ils aveuglés ?

À présent, devant l’Isis brisée, le médecin se souvient de cette soirée à Zeugma et il tremble. Depuis quelque temps, les avertissements, tous néfastes, se multiplient. Une seule chose le rassure : dans la pièce, c’est une bataille navale qui provoque la ruine du héros ; or, chez les Parthes, Antoine ne combattra que sur terre… Le signe manque pour le moins de précision : peut-être le Destin hésite-t-il encore ?