22

Ce fut peut-être leur plus belle nuit d’amour. Parce que désespérée : vierge de tout avenir, pure de tout calcul. La seule nuit d’amour que nous puissions précisément dater puisque, dans leur récit des événements, des historiens antiques l’ont « isolée » : la bataille s’était déroulée au sud de Corfou le deux septembre ; à quatre heures de l’après-midi, Marc Antoine, dont Octave et Agrippa bloquaient la flotte, réussissait sa percée – ou ratait sa sortie. Un résultat, en tout cas, inférieur à ce qu’il espérait. Après quoi il passa trois jours, trois, à la proue de l’Antoniaen refusant de voir Cléopâtre, en refusant de parler et en refusant de manger. Il avait quand même fini par s’asseoir, mais il était assommé. Ivre de colère et de honte. Incapable d’imaginer une suite, et incapable d’en finir sur l’heure. Puis, alors qu’on approchait du cap Ténare, elle lui envoya ses suivantes, qui parvinrent à le persuader de dîner avec leur Reine et – nous dit la chronique – de rester près d’elle toute la nuit. Nuit du cinq au six septembre, en 31 avant Jésus-Christ, au large du cap Ténare, pointe sud-ouest du Péloponnèse.

« L’âme d’un amant vit dans le corps d’un autre » : cette nuit-là, Antoine reprit vie dans le corps de Cléopâtre.

Isis, une fois encore, ressuscitait Osiris. Tous les sortilèges de l’Égypte, pour effacer, ne fut-ce qu’un instant, les milliers de cadavres qui, là-bas, au nord, roulaient maintenant sur la plage, noyés, brûlés, achevés à coups de gaffe par les marins octaviens. « Rivagesécueilssont chargés de mortset les vainqueurs frappent encorecomme sil sagissait de thons vidés du filet, et assomment avec des débris de rames et des fragments dépaves »…

Qu’il oublie ! Qu’il oublie les cris des mourants et les mots des poètes, ces vers des Perses que tous deux s’étaient bêtement récités au bord de l’Euphrate et la terrible arithmétique qui s’en est suivie : la moitié de sa grande armée perdue ! Qu’il oublie tout, voilà ce qu’elle veut maintenant. L’empêcher de regarder en arrière, ou de se porter vers l’avenir comme la proue d’un navire. L’obliger à s’enfermer dans une chambre, à se murer dans le présent. Elle pose la main sur ses yeux, « sois aveugle », pose les lèvres sur ses lèvres, « tais-toi ». Elle veut qu’ensemble ils n’aient plus ni passé, ni lendemain, mais un éternel aujourd’hui. Aujourd’hui, Marc, nous sommes en vie…

Mais peut-être lui, jusque dans les moments d’égarement, continue-t-il à dialoguer avec César ? Cette femme qu’ils ont tous les deux possédée, Antoine, ce soir, prend plaisir à la contraindre, à l’humilier, à la plier : le corps de Cléopâtre est son seul empire désormais – trop petit pour être partagé ! Vaincu, il veut vaincre – obliger la Reine à avouer qu’avec César elle n’a jamais joui, qu’il baisait maigre, comme un prêtre végétarien, l’un de ces dévots d’Isis qui sentent le navet : « Et ça, il te le faisait, ton amant, dis ? Il savait, ton grand homme, que tu es une salope ? Une pute, qu’il faut baiser en pute ! » Le bateau craque de toutes ses membrures sous les paquets de mer. Les dieux interdisent de s’aimer sur un navire en marche, mais elle veut qu’il oublie. Et elle dit « mon maître », dit « encore », dit « seulement toi »…

Pour la sexualité, les Anciens sont « modernes ». Rien moins que puritains. La position du missionnaire, très peu pour eux ! Ce qui n’empêche pas qu’ils aient, comme un chacun, leurs dégoûts et leurs tabous. Différents des nôtres : rien de plus ordinaire à leurs yeux que la bisexualité, une notion qui n’a même pas de sens pour un Romain – « on baise, ou quoi ? » ; et rien de plus banal, de plus charmant, que la pédophilie : tous les partenaires sont permis pourvu qu’on garde un rôle « actif » ; mais pas question, entre amants convenables, de s’ébattre en pleine lumière (on éteint la lampe), ni de confondre le haut avec le bas – dans la gymnastique amoureuse, le haut ne communique qu’avec le haut, et le bas qu’avec le bas. Chez un « homme libre » et une femme respectable, la pureté des lèvres, la propreté de la langue sont sacrées. Fellatio ? Cunnilinctus ? C’est du latin, d’accord, comme Irrumo (« je t’en mets plein la bouche »), mais ce sont des insultes. Sauf quand on s’adresse à des esclaves. Ou à des courtisanes. Ou… à Cléopâtre ? Ce n’est pas dans un lit nuptial que cette femme-là a perdu sa virginité. Son époux la traite en maîtresse. Doit-elle s’en féliciter ? Ce soir, du moins, parce qu’il est triste et parce qu’elle est reine, elle est heureuse qu’il la prenne comme une prostituée – la dernière des catins du Vélabre.

 

Il s’est éveillé le premier, sans oser bouger : qu’elle dorme, son épouse aux longs cheveux ! Qu’elle voyage loin d’ici, et que nul, dans ses rêves, ne lui rappelle qu’ils ont perdu et sont perdus. Que jamais, dans son sommeil, elle ne revoie leurs « forteresses » à la dérive, criblées de flèches enflammées. Que jamais plus elle n’entende le hurlement inhumain des rameurs enfermés sous les ponts que l’incendie ravage…

Une ancre glisse le long de la coque : le Ténare, sans doute. Ils sont arrivés. Dans le seul port de toute cette côte que les siens tiennent encore – pour combien de temps ? Doucement, il caresse le bras nu de sa femme pour la sortir du sommeil. Elle ouvre les yeux, le voit penché au-dessus d’elle et, tout de suite, elle sait – sait où ils sont, où ils en sont, et poursuit naturellement une conversation qu’ils n’avaient pas entamée : « Après ton départ, Sosius aura certainement réussi à abriter le reste de ta flotte au fond du golfe. Et tant que ton infanterie en contrôle l’accès…

— Bien sûr, je pourrais même reprendre l’offensive, n’est-ce pas ? Et chasser Octave de son camp de base, pourquoi pas ? En somme, réussir après la défaite là où j’ai échoué avant… Invoque tes dieux, donne-leur ton or, promets-leur tes cheveux, et ne te mêle plus de rien ! »

Sur le quai, au pied du fortin, un groupe d’hommes en cotte de mailles : ceux de ses lieutenants, peu nombreux, qui, comme lui, ont réussi à s’échapper. Quelques-uns, sur des navires plus rapides, l’ont précédé alors qu’ils étaient partis bien après la flotte égyptienne. Ils l’attendent, avec le commandant de la garnison. Échangent des nouvelles : oui, Sosius abandonné est parvenu à faire rentrer à l’intérieur de la baie les navires qui n’avaient pas été coulés. Mais pour quoi faire ? Les saborder ? Il a préféré négocier… Antoine, en posant le pied sur la terre ferme, apprend donc la trahison de son amiral, et, curieusement, il l’approuve : « Je suis heureux qu’un ami ait pu sauver sa vie. » Mais on lui dit que l’infanterie, elle, tient bon. Il se rappelle alors ce fantassin narbonnais, un vieux de la Cinquième Légion, celle des Alouettes, un décurion bariolé de cicatrices et qui l’apostrophait, il y a quelques semaines : « Faut qu’on se batte sur terre, Général ! Est-ce qu’elles valent plus rien, mes blessures ? Non ? Et nos épées, tu t’en fous, de nos épées ? Alors, pourquoi mettre tes espoirs dans des bouts de bois ? C’est rien que des planches pourries, cette putain de marine ! Bon sang de sort, laisse ces trous-du-cul d’Égyptiens combattre sur mer, et donne-nous la terre, où nous autres, tes légionnaires, on est les meilleurs ! »

Ce n’était pas si simple, malheureusement : le combat sur terre, la bataille rangée, où ses troupes excellent en effet, son adversaire s’y est toujours dérobé. Quant à déloger Octave de la colline sur laquelle son infanterie s’est retranchée, impossible : à deux reprises, Antoine en personne a conduit des charges de cavalerie contre ce monticule ; à deux reprises, il a été repoussé… Mais si Canidius et ses fantassins tiennent toujours, s’ils tiennent encore malgré la reddition de la flotte et la dysenterie qui ravage leur camp, il reste un espoir. Sur-le-champ, il charge des courriers de porter à Canidius l’ordre de se replier vers la Macédoine. Oh, il ne se fait pas trop d’illusions : maintenant que le problème de la flotte est résolu, ses pauvres pousse-cailloux auront toute l’armée d’Octave sur le poil ! Le foutriquet va les harceler…

Du moins avanceront-ils en pays ami, c’est ce qu’il explique à Lucilius, un jeune républicain, et à Alexas le Syrien, qui se sont installés à l’auberge avec lui et, avec lui, debout, en soldats, vident des coupes. Un pays ami, la Grèce, oui, car on y aime la Reine autant que lui, la Reine qui descend des compagnons d’Alexandre – pas de plus noble ascendance au monde ! Athènes n’a-t-elle pas décerné à Cléopâtre les plus grands honneurs l’an passé ? Jamais la Grèce ne les trahira, elle et lui, jamais ! Tous trois boivent à la Grèce éternelle. Il s’échauffe, s’épanche, échafaude : en Grèce, Canidius habitué à affronter les Caucasiens et à visser les Arméniens, Canidius trouvera la retraite facile, n’est-ce pas ? Un chemin de roses ! Autre chose que sa propre retraite de Parthie, avec la neige, la famine, les archers, et une population hostile, ou pas de population du tout ! En comparaison, faire retraite à travers la Grèce tiendra de la promenade de santé. Presque un plaisir ! En septembre, par-dessus le marché, la saison des vendanges… Il boit : « Je n’ai pas raison, Lucilius ? Dis, je n’ai pas raison ? La Grèce ne me trahira jamais !

— La Grèce, non. Mais les Grecs ? »

Et voilà ! Voilà comment on gâche une journée bien commencée… Il se tait. Chaque fois qu’il tente de s’étourdir, dans l’amour ou dans le vin, on le ramène à la réalité… Que les Grecs le trahiront, il le sait bien. Les Romains ne disent-ils pas « faux comme un Grec » ? Il aime une Grèce qui n’est plus, et des Grecs morts depuis longtemps… D’ailleurs, ils auront des excuses, les Grecs de ce siècle, car il a dû, pour son armée coupée de l’Égypte, tout réquisitionner – le blé, l’argent, les esclaves, les bêtes de somme, et même les hommes, des citoyens que l’intendance fait marcher à coups de fouet pour porter les charges jusqu’aux camps. Un demi-million de bouches à nourrir : cent mille légionnaires, autant d’auxiliaires, et une flopée de troupes alliées, sans parler de la valetaille… Pire qu’une nuée de sauterelles ! La Grèce, un jour, maudira sa mémoire. Il a honte. Devrait se tuer. Maintenant. Sauf si. Si Canidius…

 

La réponse au message envoyé à l’infanterie est arrivée plus vite que prévu ; le courrier d’Antoine, qui remontait, avait rencontré un courrier de Canidius, qui descendait : l’armée de terre s’était rendue. Après avoir attendu cinq jours le retour du chef qu’elle aimait – « L’Imperator ne s’est pas enfui, pas lui ! On nous ment ! » –, après avoir attendu vainement, les soldats s’étaient ralliés aux octaviens. Sans combat. Lâché par ses troupes, Canidius avait dû fuir, il rejoindrait Chypre dès qu’il pourrait. Octave commençait à faire exécuter ses prisonniers : on venait, paraît-il, de décapiter Scribonius Curion, vingt ans, un fils de Fulvia, beau-fils d’Antoine et demi-frère d’Antyllus…

Sur la petite jetée de bois, l’Imperator s’éloigne de quelques pas – comme s’il cherchait à distinguer, vers l’Orient, les rocs bleu-noir du cap Malée. « Qui voit le cap Malée dit adieu à son foyer », assure un proverbe grec. « Qui voit le cap Malée… » Mais Antoine ne le voit pas, il a les yeux pleins de larmes. Et ce n’est plus sur lui qu’il pleure, il pleure sur tous ceux qu’il va entraîner dans la mort. Il est, au bout de la Grèce et au bout de la jetée, comme il était à la proue de l’Antonia : seul au-dessus du vide.

Par pudeur, ses officiers sont restés en arrière. Même sa garde personnelle – des hommes du mont Liban – se tient à l’écart. Quant à la Reine, elle ne se montre pas, n’a pas osé quitter son bateau depuis qu’ils sont au Ténare. On dirait que tous ceux qui l’aiment veulent lui faciliter le dernier geste… Mais voilà Mardion, le vieil eunuque, qui accourt à grand fracas sur les planches disjointes, il lui tend un éclat de verre – est-ce pour qu’il s’ouvre les veines ? Non. « Un message de la Reine, Seigneur, lis ! »

Un message, sur ce bout de flacon ? Et soudain, malgré son chagrin, Antoine sourit : cette femme est folle, vraiment ! Du fond du gouffre, elle se moque encore de l’adversaire. Octave ayant répandu dans Rome le bruit qu’elle n’écrivait à son amant que sur des tablettes de cristal – comme si c’était plus facile que sur du papyrus égyptien de première qualité ! –, elle prend sa légende au pied de la lettre : elle a gravé au poinçon quelques mots sur un tesson. Et qu’a-t-elle écrit, cette insensée ? Il a du mal à déchiffrer les caractères, doit faire jouer le petit morceau de verre dans la lumière. Il distingue enfin le mot « toi » – et le reste vient d’un coup : « Malgré toi, avec toi. » Aussitôt, il se détourne pour cacher ses larmes. Cette fois, ce sont des pleurs de joie. « Malgré toi, avec toi » : jamais elle ne l’abandonnera, jamais il ne la laissera, ils partiront ensemble. « Malgré toi, avec toi », c’est comme le chant d’une nourrice un soir de fièvre. Il aspire à ne plus souffrir, bercé entre ses bras… Bougre, il devient émotif comme une pucelle depuis qu’il a perdu dix-neuf légions ! Peu à peu, il se reprend, se compose un visage et, à pas lents, revient vers ses partisans. Pour quelques heures encore, il sera celui qu’il fut : l’homme qui, pendant dix ans, a fait et défait les monarchies d’Asie et dirigé, du Caucase jusqu’à l’Éthiopie et de la Grèce jusqu’à l’Euphrate, le plus vaste empire d’Orient depuis Alexandre le Grand…

Calmement, il donne l’ordre d’approcher à l’un des bateaux qui portent son trésor de guerre – à Actium, sa flotte a au moins réussi cette manœuvre-là : sauver le trésor. Octave, vainqueur, ne trouvera pas une seule pièce de monnaie – pourra-t-il continuer à payer ses soldats de promesses ?

Malgré leurs protestations, l’Imperator organise la fuite de ses officiers. Sort du trésor des sacs d’or, remplit lui-même leur besace de bijoux et de deniers : « Prends encore cette intaille gravée, ce petit camée. Prends-les, je te dis ! C’est beaucoup d’argent sous un faible volume. Idéal quand on doit se cacher. Tu t’achèteras des passeurs… » Il leur remet des lettres de recommandation pour des amis grecs, pour son commissaire à Corinthe – si tant est qu’il lui reste un commissaire à Corinthe et qu’Octave n’ait pas déjà atteint la côte orientale de la péninsule ! Ils pleurent, et c’est lui maintenant qui les console. Une dernière fois, ils s’étreignent. Puis l’escadre égyptienne lève l’ancre.