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Retour à Alexandrie par le fleuve et le canal Canopique, qui déroule ses anneaux comme un serpent. Après Skhédia, c’est dans une felouque d’or qu’on longe Éleusis et ses guinguettes, les roseaux du lac Maréotis, les huttes des pêcheurs, le faubourg des potiers. Sans quitter l’eau, on pénètre dans la ville par un canal plus étroit, le Maiandros, qui remonte vers le nord. Sur la gauche, après le marché aux esclaves, voici le souk des dinandiers, la rue des orfèvres syriens, et le Grand Gymnase grec avec sa palestre, ses salles de conférences et ses bosquets. À droite, le quartier juif et ses fontaines sans déesses, ses places sans rois, ses synagogues sans dorures, et l’ancienne caserne des mercenaires hébreux, à demi ruinée. Puis l’avenue de Canope et la colline de Pan, dont on peut faire l’escalade par un petit chemin en spirale pour admirer, en contrebas, le jardin des Muses et ses célébrités statufiées, « si bien peintes, disent les gens, qu’on les croirait vraies ». Et soudain, juste après les colonnades de la Bibliothèque : le Grand Port, le Phare, la mer.

Au bout du cap Lokhias, Séléné retrouve les mosaïques bleues et les terrasses de la nuit. La Reine a rejoint Césarion dans l’île-palais d’Antirhodos. C’est là qu’elle accouche d’un garçon nommé Ptolémée, et surnommé Philadelphe, « Qui-aime-ses-frères ». Un surnom en forme d’exorcisme : depuis deux siècles, tous les rejetons de cette dynastie se haïssent ; on s’extermine en famille. Le pouvoir du pharaon ? Une dictature tempérée par l’assassinat. Mais Cléopâtre, en vraie mère, semble nourrir l’illusion que le dernier-né aimera ses aînés, qu’il n’y aura pas, entre ses enfants, de querelles de succession ; ils ont partagé le même ventre, ils sauront partager l’héritage – après ses accouchements, elle est toujours un peu « fleur bleue »… C’est ce que pense le jeune Césarion qui, lui, se montre circonspect : il regarde le nouveau venu sans aménité.

 

Deux mois plus tard, un jour de grand vent, on embarque Ptolémée Philadelphe pour le Palais Bleu, la « nurserie » royale. Seul Césarion reste dans l’île avec sa mère. Tous les matins, sous la direction des savants du Muséum, il trace, du bout de l’index, des figures de géométrie sur une table couverte de sable. Il raisonne bien. Il démontre, puis il efface. De son écriture rapide, il grave sur ses tablettes de cire des hymnes d’Hésiode, des épigrammes de Callimaque. Il a une bonne mémoire. Il écrit, puis il efface. Quelquefois, avec son précepteur, il joue aux « douze mercenaires » sur un damier d’ébène et d’ivoire ; il gagne, puis range les pièces, il efface.

Certains soirs, il dîne avec la Reine, dans l’intimité. Elle veut qu’il apprenne à boire, ou, du moins, à faire semblant, et à prononcer des compliments de circonstance. Elle lui donne un anneau d’améthyste pour le protéger des vapeurs du vin. Ensemble, ils boivent à la victoire du mari de sa mère et à la défaite des Parthes. Il s’efface… Depuis son retour, la Reine porte une nouvelle bague, il l’a remarqué, une intaille d’agate gravée du mot « Méthè » : Ivresse. Un cadeau du Romain ? Elle lui décrit avec flamme, trop de flamme, la splendeur des légions sous le soleil de Zeugma… Personne n’a de nouvelles d’Antoine.

 

Dès mars Cléopâtre repartit en voyage. On disait qu’elle allait au-devant de son mari, l’Imperator victorieux. Elle sortit du port à la tête d’une flotte parée comme pour une fête. Pourtant, sur les quais, dans les tavernes, on racontait que les bateaux emportaient des vivres et des vêtements pour l’armée ; ce qui étonnait, car les vainqueurs avaient l’habitude de se servir dans les pays conquis.

Quand le navire amiral, oriflammes déployées, passa devant le Palais Bleu, Pyrrandros le précepteur amena les jumeaux sur la plus haute terrasse pour l’admirer. Alexandre laissa s’imprimer dans sa mémoire la vision des longs rubans orangés attachés aux rames et au mât des galères, dont la voile restait pliée. De grandes écharpes couleur de feu sur une mer turquoise, c’est l’image d’Alexandrie que le garçon gardera. Mais Séléné, elle, ne se rappellera pas cette scène ; elle est distraite parce qu’elle a envie de prendre le bébé Ptolémée dans ses bras, elle tire sur le manteau de la nourrice du prince, venue, avec l’enfant mailloté, admirer la flotte qui s’en va : « Tu me le laisses, dis ? Je voudrais le porter. Donne-le-moi, mon petit frère. Donne-le ! Donne-le, méchante ! C’est un ordre ! Je suis grande ! »

Toutes les petites filles rêvent d’une poupée vivante. Mais une princesse de ce temps-là n’avait sûrement pas besoin d’emprunter son frère pour satisfaire cette envie ; elle pouvait utiliser à sa guise les enfants de ses esclaves. Et Séléné qui croisait sans cesse la marmaille déguenillée des servantes dans les cours intérieures du palais, les bambins au derrière nu et au crâne rasé, Séléné ne s’en était pas privée : ces paquets de chair, elle avait l’habitude de les promener, les secouer, les débarbouiller, peut-être même en avait-elle, par maladresse, éborgné deux ou trois… Ce qui la poussait vers Ptolémée, c’était donc moins le goût du jeu ou l’envie d’imiter les nourrices qu’un amour à la fois tyrannique – Ptolémée était sa chose – et généreux : elle voulait tellement le bonheur de ce bébé qu’elle pleurait d’angoisse chaque fois qu’on n’arrivait pas à calmer ses cris.

Mais elle aimait aussi Césarion, douze ans, qui, lui, n’aimait pas Ptolémée.

De Césarion, elle était amoureuse. Elle admirait sa réserve ; se laissait impressionner par son autorité ; et désirait tendrement son corps. Peut-on désirer à cinq ans ? Sans doute puisque, certaines nuits, elle rêvait qu’il était malade, qu’il était nu, et qu’elle le soignait – situation qui provoquait en elle un émoi délicieux. D’autres fois, elle revoyait simplement sa chevelure, ou rêvait du collier pectoral en émail rouge et vert qui cachait son torse. Quand il venait au Palais Bleu (et depuis le départ de leur mère il y venait souvent), elle essayait de caresser son bras. Timidement. Non qu’elle crût le geste indécent – il était son fiancé – mais, tant que le mariage n’était pas fait, pareille familiarité avec le pharaon pouvait sembler déplacée : elle était encore la sujette de son frère, ce demi-dieu dont elle conservait religieusement – avec le vocabulaire assorti – les trois dés en serpentine verte et le gobelet magique « en maurétanie ».

Lui, parfois, la prenait sur ses genoux le temps de lui montrer un jeu, ou bien il guidait sa main pour l’aider à former ses lettres – elle voulait écrire à l’encre, diluer elle-même les bâtons d’encre dans l’eau, y ajouter la poudre d’or et remuer le mélange avec sa plume de roseau ; on lui donnait des brouillons, du papyrus usagé qu’elle finissait de gâcher.

De cette enfant maigre et fragile, Césarion avait décidé de ne pas se méfier. Elle avait beau être la fille d’un Romain qu’il appréciait peu – où allait-il les mener, cette tête brûlée, maintenant qu’il avait perdu chez les Parthes la moitié de son armée ? –, il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour elle une tendresse que ses frères ne lui inspiraient pas. En jouant avec Séléné, en trichant pour la laisser gagner, il oubliait un moment ses soucis de prince héritier. Des inquiétudes au-dessus de son âge. Des secrets lourds à porter. Pour l’instant, ni la populace d’Alexandrie, toujours prompte à se rebeller, ni les toparques et les nomarques, qui étaient les énarques de ce royaume-là, ni même les archisomatophylaquesnobles aussi hauts que leur titre était long, personne ne soupçonnait la réalité du désastre ; encore moins – loué soit le dieu du mensonge ! – son étendue… Seul Césarion savait.

Seul il savait. Seul il restait. Jamais enfant aussi aimé – sa mère l’adorait – ne fut plus solitaire que cet enfant-là. Le fils d’une reine d’Égypte et d’un demi-dieu romain pouvait-il partager le sort commun ? Du reste, dans son orgueilleux esseulement, il avait fini par croire ce que lui disaient les prêtres, et que répétaient à satiété les bas-reliefs de leurs temples : son père véritable était Amon, le plus ancien des dieux égyptiens. César s’était borné à prêter son enveloppe charnelle le temps de la conception. Une substitution courante chez les puissants : Alexandre le Grand n’avait-il pas été engendré de la même façon ?

Césarion se sentait donc à la fois fils de César – dont il révérait la mémoire – et fils d’Amon. Il n’était pas de la même essence que les trois princes du Palais Bleu : ceux-là ne seraient jamais que les enfants de deux mortels, dont l’un – le général – ne suscitait pas vraiment l’admiration de son beau-fils. Certes il était courageux, et certes il avait vengé César assassiné, mais il ne méritait pas la confiance aveugle dont la Reine l’honorait, ni le temps et l’énergie qu’elle lui consacrait…

 

Les amours d’une pute et d’un soudard, voilà comment Octave présentera bientôt au peuple romain l’alliance de Marc Antoine et de Cléopâtre. Et de ces calomnies, qui finiront par atteindre l’enfant-roi, il reste encore quelque chose aujourd’hui. On a beau faire la part de la propagande, on associe toujours au couple d’Alexandrie des images de débauche et de vulgarité. Idées reçues.

Pas plus que la Reine n’était une « dévergondée » – elle qui, arrivée vierge dans les bras du vainqueur des Gaules, n’eut en vingt ans que deux amants –, pas plus, donc, que Cléopâtre ne joua les aimées de bazar, Marc Antoine ne fut un rustre.

Sur lui, il faut porter de temps en temps le regard affectueux de ses amis – « les Inimitables », témoins de ses joies, puis ces « Compagnons de la Mort », qui le suivirent jusqu’au bout. Que voyaient-ils, ceux du dernier carré ? Un balourd ? Non. Un aristocrate de bonne naissance : une bien meilleure famille, les Antoines-Antonii, que celle d’Octave, une de ces vieilles familles nobles qui peuvent mépriser les usages parce qu’elles les connaissent… Antoine est un helléniste raffiné, parfaitement bilingue car il a fait ses études à Athènes et à Rhodes, privilège dont Octave souffre d’avoir été exclu. C’est un homme cultivé, plus à l’aise avec les philosophes du Muséum qu’à Rome, où tout est si provincial. Un impertinent, qui a la raillerie facile au Sénat, mais qui tolère à sa table, en bon compagnon, les insolences dont il est l’objet. Un amateur de plaisirs, qui, pour braver les puritains, ne quitte les banquets qu’à l’aurore, s’affiche avec des danseuses, pique-nique dans les bois sacrés, mais peut, quand le sort lui est contraire, vivre en ascète, couchant dans son manteau et buvant de l’eau. Un orateur hors pair, capable aussi bien de séduire les Alexandrins par ses traits d’esprit que de retourner une foule romaine en jouant sur l’émotion. Un chef de guerre adoré des soldats, avec qui il vit en campagne comme le dernier des légionnaires, marchant avec eux, mangeant comme eux, prenant la main des blessés et pleurant avec les mourants. Un politique, enfin, qui fait des « exemples » sanglants, mais garde assez d’ingénuité pour croire à la parole donnée. Si l’on ajoute qu’il était beau… comment ne pas l’aimer ?

Excessif, impulsif : certes. Émotif, naïf : en effet. Infantile par moments, et souvent nonchalant : on ne peut le nier. Exagérément optimiste, puis trop vite déprimé : c’est un fait. Et, la dernière année, fataliste mais soupçonneux, vaillant mais alcoolique, et noble, et sarcastique, et triste, et tendre, et violent : tous les adjectifs – même les plus opposés – lui vont. C’est un homme qui traverse l’Histoire suivi d’une traîne d’adjectifs. Dites-moi, quelle femme n’en serait folle ?