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En quittant Jérusalem, la Reine ordonna qu’on mît Séléné dans sa propre litière. Le baume de Judée étant resté sans effet sur l’état de la princesse, elle avait décidé de veiller elle-même sur son enfant : prétexte. Prétexte pour échapper à un tête-à-tête prolongé avec Hérode. Sous couvert de courtoisie, celui-ci imposait en effet sa présence dans le cortège jusqu’à la frontière égyptienne ; la Reine, que cette surveillance agaçait, tira parti de la maladie de sa fille pour fermer ses rideaux.
La litière royale, où Cléopâtre faisait voyager avec elle deux ou trois suivantes, était comme un lit immense, moelleux et parfumé. Tous les jours, les porteurs nubiens en frottaient les montants à l’huile de citronnelle pour éloigner les insectes ; Iras, la coiffeuse de la Reine, en profitait pour faire descendre l’enfant, la débarrasser du sable de la route, lui tresser les cheveux et lui laver les yeux à l’eau claire. Bien qu’encore aveugle, Séléné restait calme puisqu’elle ne se heurtait plus à rien : le monde roulait sous elle, doux et rond comme les coussins, les matelas, les traversins, et le ventre de sa mère ; elle aimait se blottir dans son giron, enfouir son visage entre ces seins dont, depuis l’escale de Tyr, elle connaissait enfin l’odeur. L’odeur d’Isis. Une robe qui sentait l’aneth et la giroflée.
À l’intérieur de la litière, on vivait caché, on vivait couché. Le jour, derrière les tentures de soie, les femmes dormaient, chantonnaient, disaient des poèmes ; la nuit, elles chuchotaient, riaient, grignotaient des amandes et des pistaches, ou des prunes séchées.
Lorsqu’un matin, au bout du chemin, après les marécages de Serbonis, apparurent enfin les tours de Péluse, la ville-forteresse qui défendait l’accès au Delta, les Égyptiens crièrent de joie, et Séléné, surprise par le bruit, ouvrit les yeux. Au-delà des rideaux de la litière, elle vit, à gauche de la ville, le désert qui scintillait comme du mica, puis, se confondant avec l’horizon, un minuscule ruban vert : le Nil.
Elle vit. Elle avait vu. Elle voyait ! Les servantes s’extasièrent, lui embrassèrent les paupières, rendirent grâce à Isis, et coururent prévenir Glaucos. La Reine, elle, ne semblait pas très étonnée – ses dons de guérisseuse, sa capacité à infuser la vie, elle n’en avait jamais douté.
Rien de miraculeux dans cette guérison. Ni même de psychosomatique : en rejoignant la litière de sa mère, l’enfant s’est simplement trouvée séparée des cônes de cyprès qu’elle traînait avec elle comme un trésor. Deux mille ans après, nous le savons : le cyprès est allergisant et son fruit, même sec, peut provoquer une conjonctivite violente. Voilà pourquoi, cruelle romancière, j’ai poussé Séléné à ramasser, dans le faubourg de Daphné, quelques pommes de cyprès – après tout, les cyprès de Daphné étaient célèbres et c’est à Daphné que Cléopâtre avait installé sa suite… Pour autant, personne ne sait, évidemment, à quoi jouait sa fille de trois ans dans les jardins de sa résidence.
Est-ce à dire que j’invente ? Oui. Que je viole l’Histoire ? Non. Je la respecte. Religieusement. Dès que l’Histoire parle, je me tais. Mais que faire quand elle est muette ?… La vie de Séléné, on ne la connaît qu’en pointillé. D’un point à l’autre, il faut tracer la ligne. Droite ou courbe, c’est selon. Je dispose d’assez de points, cependant, pour connaître la direction : une demi-douzaine de faits datés, et une dizaine d’événements sans date. Surtout, je n’ignore rien de sa famille, de ses entourages successifs, des lieux où elle vécut.
Pour le voyage de Syrie, je n’invente pas le séjour de Cléopâtre à Antioche, je n’invente pas la présence des jumeaux aux côtés de leur mère, je n’invente pas les surnoms que leur père leur a donnés, ni l’escapade des deux amants à Zeugma, la grossesse de la reine, son retour par la Judée, le baume précieux, le nom des médecins, la « revente » de Jéricho, les plants de balsamiers, la reconduite par Hérode, etc. Mais, pour les sensations, les sentiments, les comparses, les détails – conjonctivite, scène des « hélas », bris de la statuette, voyage dans la litière –, je prête à une petite fille sans mémoire les souvenirs que l’Histoire n’a pas gardés. Qui cela peut-il déranger ?
L’Histoire, je ne la viole pas, non, je ne la bouscule jamais. Mais, c’est vrai, je la caresse, je la cajole. J’occupe les vides, je me faufile dans les interstices. Je lui demande de me faire une petite place… Je l’écoute avec de grands yeux, je la comprends, je lui souris, je la séduis. Pour qu’elle m’aime ; qu’elle m’aime comme je l’aime. Et elle me livre ses secrets : les tours ocre de Péluse, ses remparts de briques, sa Porte de Bronze, et là, tout près, le miracle – le Nil aux larges feuilles, les carrés de fèves d’un vert cru, les huttes de roseaux séchés, les buffles qui pataugent dans les fossés, les femmes, une cruche sur la tête, qui cheminent sur les levées, et le cri pointu des canards, le vol sec des martins-pêcheurs ; puis, refermé sur ces richesses comme un coquillage sur une perle, le ciel, humide et rose.
Dans l’eau du fleuve se reflète la haute silhouette du « bateau thalamège », La Chambre nuptiale ; c’est le fleuron de la flotte nilotique des pharaons. D’ordinaire basé à Skhédia, sur le canal du Bon Génie, à dix kilomètres d’Alexandrie, il est venu jusqu’ici, à l’entrée du Delta, pour ramener la Reine et sa suite par le chemin le plus doux. On dit que cette barge gigantesque s’élève de six étages au-dessus des eaux et que, construite en bois du Liban, elle offre les commodités d’un palais : une cour à colonnade, des salles de banquet peintes à la feuille d’or, des volières d’oiseaux rares, un jardin d’hiver, une « chapelle », et assez de brûle-parfums pour qu’on ne sente jamais la sueur des centaines de rameurs cachés sous le pont inférieur…
C’est la première et la dernière fois que les enfants voyagent sur le Nil, la première et la dernière fois qu’ils voient la plaine du Delta, avec ses crocodiles à fleur d’eau et ses hippopotames. S’en souviendront-ils ? Sans doute pas – trop occupés à courir d’un pont à l’autre, derrière leurs « cerceaux babillards » qui tintent de toutes leurs clochettes.
La Reine, elle, ne peut s’empêcher de songer au voyage qu’elle a fait onze ans plus tôt, sur ce même bateau, avec César. Ils avaient remonté le fleuve jusqu’à Assouan. Ensemble, ils cherchaient la source du Nil. Mais elle se sentait fatiguée. Elle était enceinte, comme aujourd’hui, et dormait comme elle n’avait jamais dormi. L’Imperator la protégeait…
Les rames frappent l’eau avec la régularité d’une pale, elle a sommeil. Marc aussi la protégera. Contre le monde entier. Elle entend au loin le rire de ses jumeaux, bientôt elle retrouvera Césarion… Elle est heureuse. Enceinte sur le Nil, comme autrefois. Le même navire. Des concordances du meilleur augure. « Dites à Glaucos qu’en passant à Héliopolis, nous planterons ses balsamiers. Le jardinage lui rendra peut-être sa gaîté ? Je le trouve triste, ces temps-ci… » Le même fleuve, le même navire, la même grossesse – présage de bonheur !
Pourquoi les dieux brouillent-ils ainsi les messages qu’ils nous envoient ?