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RÉTABLISSEMENT

Quelqu’un cognait à la porte de l’appartement.

Bisesa avait appris à contrôler ses réactions devant Myra. Accrochant un sourire sur son visage, sans se préoccuper de son cœur qui battait la chamade, elle se leva lentement du sofa et replia son magazine.

Myra tourna la tête d’un air soupçonneux. À plat ventre sur le tapis, elle regardait un synthésoap sur l’écran mural. Il y avait beaucoup d’intuition dans ces yeux de huit ans, beaucoup trop. Myra savait qu’il était arrivé quelque chose d’étrange quelques jours plus tôt : le simple fait que sa mère soit là était bizarre. Mais il y avait entre elles un accord tacite. Elles allaient se comporter normalement et les choses redeviendraient peut-être normales au bout d’un certain temps : c’était leur espoir secret.

Bisesa aurait pu murmurer à Aristote l’ordre de rendre transparente une partie de la porte, mais, en tant qu’officier britannique rompu aux techniques de combat, elle n’avait jamais eu vraiment confiance dans les senseurs électroniques. Elle regarda par l’œilleton du judas à l’ancienne mode.

Ce n’était que sa cousine Linda. Elle ouvrit la porte.

Petite et trapue, Linda était une jeune femme à l’allure énergique. Âgée de vingt-deux ans, elle était étudiante en éthique de la biosphère à l’Imperial College. Ces deux dernières années, elle avait été chargée de s’occuper de Myra pendant les longues affectations de Bisesa à l’étranger. À présent, elle avait dans les bras deux sacs en papier pleins à craquer de provisions, plus deux autres coincés entre ses pieds, et elle transpirait d’abondance.

— Pardon d’avoir défoncé ta porte à coups de pied, dit-elle. J’ai cru que ces foutus sacs allaient lâcher.

— Bravo, mission accomplie.

Bisesa fit entrer Linda et prit soin de refermer la porte à double tour.

Elles portèrent les provisions dans la petite cuisine. Linda avait acheté surtout des produits de base : pain, lait, substituts de viande, quelques légumes ramollis et des pommes piquées par les vers. Elle s’excusa de la maigreur de sa récolte, mais cela aurait pu être pire ; Bisesa, qui suivait assidûment les informations, savait que Londres avait échappé de justesse à un strict rationnement.

Pour Bisesa, le déballage des provisions – activité à laquelle elle se livrait dans son enfance tous les vendredis soir avec sa mère, qui faisait ses « grandes courses » à la fin de sa longue semaine de travail à la ferme familiale – était source d’une étrange nostalgie. Depuis, les habitudes avaient évolué : les épiceries livraient à domicile les marchandises qu’on leur commandait en ligne. Mais, plusieurs jours après l’orage magnétique, les moyens de transport et les services de livraison étaient encore paralysés et tout le monde avait dû retourner en personne dans les magasins se plier au rituel du remplissage des chariots et des files d’attente aux caisses.

Pour Linda, l’expérience était nouvelle et elle se plaignit amèrement :

— Tu n’en reviendrais pas de voir ces queues. Ils ont même engagé des videurs au rayon des viandes. Heureusement, les caisses enregistreuses ont été réparées, c’est un vrai soulagement, ils ne sont plus obligés de faire les additions à la main. Mais des tas de gens n’arrivent toujours pas à franchir les bornes automatiques.

Depuis le 9 juin, on voyait souvent une cicatrice caractéristique sur l’avant-bras de gens qui avaient dû faire remplacer leur implant d’identité, l’original ayant été grillé par l’activité solaire anormale de ce jour-là.

— Toujours pas d’eau en bouteille, remarqua Bisesa.

— Non, toujours pas.

Par pur réflexe, Linda ouvrit les robinets de l’évier, en vain. L’orage magnétique avait engendré des courants induits corrosifs dans les centaines de kilomètres de la tuyauterie vieillissante de Londres. Si bien que, même une fois les pompes remises en état, tant que les techniciens et leurs petites taupes-robots intelligentes n’auraient pas réparé le réseau de distribution, l’eau ne pourrait toujours pas parvenir jusqu’à certaines parties de la ville.

— On dirait qu’il va encore falloir aller au robinet collectif, dit Linda dans un soupir.

Un coin de l’écran mural affichait, superposée à une vue aérienne de Londres, une carte des coupures d’électricité subsistantes, avec quelques étoiles pour signaler les émeutes, pillages et autres désordres. Des astérisques bleus montraient la position des robinets collectifs, pour la plupart sur les berges de la Tamise. Bisesa trouvait étrangement émouvant ce témoignage de la résistance de la vieille cité. Longtemps avant la fondation de Londres par les Romains, les Celtes avaient pêché dans la Tamise à bord de leurs barques à armature d’osier. À présent, pendant cette crise du xxie siècle, les Londoniens se tournaient de nouveau vers leur fleuve.

Linda jeta un coup d’œil aux durillons de ses paumes.

— Tu sais, Bisesa, je peux m’en sortir pour les courses, mais un peu d’aide ne serait pas de trop pour l’eau.

— Non, répliqua précipitamment Bisesa.

Puis elle se reprit et secoua la tête, regardant par réflexe du côté de Myra, de nouveau plongée dans les sempiternels et invraisemblables rebondissements de son interminable feuilleton, et ajouta :

— Pardon. Je ne suis pas encore prête à sortir.

Linda, qui continuait à ranger les provisions, dit d’un ton délibérément détaché :

— J’ai demandé conseil à Aristote.

— À quel sujet ?

— L’agoraphobie. C’est plus courant qu’on pourrait le croire. Après tout, comment saurait-on si quelqu’un qu’on n’a jamais croisé était prisonnier chez lui ? Mais il y a des traitements. Des groupes de soutien…

— Linda, je te remercie de ta sollicitude. Mais je ne suis pas agoraphobe. Et je ne suis pas folle.

— Alors, qu’est-ce…

— J’ai juste besoin d’un peu plus de temps, dit Bisesa sans conviction.

— Je suis là pour t’aider.

— Je sais…

Bisesa retourna à sa place, près de Myra devant l’écran mural.

 

Elle n’était pas folle, mais ne pouvait rien expliquer à Linda de son étrange situation.

Elle ne pouvait pas lui raconter comment, alors qu’elle se trouvait en patrouille de maintien de la paix avec son unité en Afghanistan, elle s’était soudain retrouvée projetée par-delà les murs de l’espace et du temps, comment elle avait fini par se bâtir une nouvelle vie sur une étrange planète patchwork, jumelle de la Terre, qu’ils avaient appelée Mir… ni comment elle avait été ramenée chez elle à travers un kaléidoscope de visions encore plus étranges.

Et elle ne pouvait pas expliquer à sa cousine le plus bizarre de tout : comment elle avait été en mission en Afghanistan le 8 juin 2037 et s’était retrouvée chez elle à Londres le lendemain même, 9 juin, jour de l’orage magnétique. Alors que dans ses souvenirs plus de cinq ans s’étaient écoulés entre ces deux événements.

Elle avait au moins retrouvé Myra, sa fille qu’elle pensait avoir perdue. Mais c’était une Myra qui n’avait vieilli que d’une journée, tandis que pour elle des années avaient passé. Et Myra, qui examinait sa mère avec le regard scrutateur d’une enfant délaissée, voyait certainement les quelques cheveux gris soudain apparus, les rides plus marquées au coin de ses yeux. Il s’était créé entre elles une distance qui ne disparaîtrait peut-être jamais.

Elle avait été si arbitrairement arrachée à sa vie d’avant qu’elle ne parvenait pas à surmonter son angoisse que ça se reproduise. Et c’était pour ça qu’elle ne pouvait pas quitter l’appartement. Ce n’était pas par crainte des espaces découverts : c’était par peur de perdre Myra.

Au bout de quelques minutes, elle murmura un ordre à Aristote. Celui-ci reprit l’examen systématique des sites d’informations et des bases de données mondiales qu’elle lui avait demandé.

Le 9 juin avait été une catastrophe planétaire, de loin le pire orage magnétique jamais enregistré. Des jours plus tard, Aristote avait dû mobiliser ses ressources considérables pour venir à bout du flot de mots et d’images. Mais il avait eu beau chercher, il n’avait pas pu trouver une seule mention de la sphère argentée que Bisesa avait vu planer sur Londres en cette fatidique matinée, l’objet que ses compagnons, sur Mir, auraient appelé un Œil. Même par une telle journée, une chose pareille en suspension au-dessus de la capitale aurait dû être un événement mémorable, l’ovni suprême assuré de faire la une de tous les médias. Mais personne ne l’avait signalé.

Bisesa était terrifiée jusqu’au plus profond de son être d’avoir été la seule à le voir, parce que ça voulait forcément dire que les Premiers-Nés, les forces qui se trouvaient derrière l’Œil et derrière tout ce qui lui arrivait, attendaient quelque chose d’elle.