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IMPACT

La planète errante avait jailli dans le plan de l’équateur céleste.

Si la lumière d’Altaïr mettait seize ans pour rejoindre le soleil, il en avait fallu un millier à la planète vagabonde pour accomplir son voyage interstellaire. Elle n’en approchait pas moins du soleil à environ cinq mille kilomètres par seconde, plusieurs fois la vitesse de libération : c’était l’objet massif le plus rapide à avoir jamais traversé le système solaire. Dans sa course vers la chaleur du soleil, elle avait déclenché de fantastiques tempêtes dans l’atmosphère de Jupiter et en avait arraché des milliards de tonnes de gaz qui s’étaient attachées à son sillage telle la queue d’une immense comète.

Sur Terre, c’était l’an 4 avant notre ère.

 

Si la planète égarée était arrivée au xxie siècle, la fondation internationale Spaceguard l’aurait repérée. Cette organisation était l’héritière d’un programme de la NASA du xxe siècle chargé de surveiller l’orbite des principaux astéroïdes et comètes qui risquaient d’entrer en collision avec la Terre. Les scientifiques de la fondation avaient envisagé de nombreuses façons de dévier une menace potentielle, y compris au moyen de voiles solaires ou d’armes nucléaires. Mais si de pareilles méthodes auraient pu être efficaces contre un astéroïde de la taille d’une montagne, rien n’aurait été possible contre une masse telle que la géante gazeuse.

En l’an 4 avant notre ère, bien sûr, Spaceguard n’existait pas. Le monde antique connaissait depuis longtemps la loupe, mais il n’était encore venu à l’idée de personne d’en assembler deux pour obtenir un télescope. Certains observaient toutefois le ciel, car ils croyaient pouvoir deviner, dans ses complexes agencements de lumières, les pensées des dieux.

Au mois d’avril de cette année-là, dans toute l’Europe, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, on vit une grande lumière nouvellement apparue se rapprocher du soleil. Pour les astrologues et les astronomes, qui connaissaient tous les objets célestes visibles à l’œil nu beaucoup mieux que la plupart de leurs descendants du xxie siècle, la géante gazeuse était une anomalie flagrante, une source de fascination et d’effroi.

Trois lettrés, en particulier, l’observaient avec respect. Ils se faisaient appeler magi, ou magoi, ce qui signifiait « scrutateurs d’étoiles ». Et dans les derniers jours de la géante gazeuse, qui se rapprochait du soleil et devenait une étoile du matin d’une beauté de plus en plus éclatante, ils la suivirent.

 

La planète avait plongé dans la haute atmosphère raréfiée de la couronne du soleil. L’étoile s’offrait désormais à elle sans protection.

Le diamètre de la géante gazeuse était d’un cinquième de celui du soleil. Même à une aussi grande vitesse, une collision entre des corps célestes d’une telle taille est majestueuse. La planète mit une minute entière à s’enfoncer complètement dans le corps de l’étoile.

En temps normal, la surface du soleil est une délicate tapisserie de granules, qui constituent la face supérieure d’énormes cellules de convection plongeant leurs racines dans les profondeurs de l’astre. Quand la géante gazeuse frappa, elle bouscula cette complexe structure hiérarchisée, comme une balle de tennis qui aurait été jetée dans une casserole d’eau bouillante. D’immenses vagues jaillirent du point d’impact et se propagèrent à la surface de l’étoile.

De son côté, la planète se retrouva immergée dans une intense fournaise. Par l’intermédiaire de collisions directes entre son atmosphère et le plasma solaire, l’énergie du soleil s’engouffra dans l’intruse. Par réaction, celle-ci chercha à perdre au plus vite de la chaleur en se dépouillant d’une partie de sa masse. Les couches supérieures de son atmosphère, principalement constituées d’hydrogène et d’hélium, furent vite arrachées, exposant ses couches internes, composées de formes exotiques d’hydrogène solide et liquide sous haute pression, qui se mirent à bouillir à leur tour. C’est exactement de cette façon que les capsules Apollo rentreraient un jour dans l’atmosphère terrestre, protégées par des boucliers ablatifs dont le rôle était de faire en sorte que la désintégration de morceaux de l’appareil dissipe la chaleur engendrée par la friction. Dans le cas de la géante gazeuse, cette stratégie fut un moment efficace. À son entrée dans le soleil, la masse de la planète était quinze fois celle de Jupiter, ce qui lui donnait la capacité d’absorber une impressionnante quantité de chaleur avant d’être réduite à néant.

Elle plongea de plus en plus profond, dans la couche convective bouillonnante, puis, dessous, dans la couche radiative, plus dense et statique. Tel un poing projeté avec une force prodigieuse, elle laissait derrière elle un tunnel brutalement creusé à travers les strates successives du soleil, une plaie qui mettrait des milliers d’années à cicatriser.

Quand elle atteignit la limite du cœur en fusion de l’étoile, elle était réduite à son noyau de matière la plus dense, la plus dure. Pourtant, sa masse demeurait plusieurs fois celle de Jupiter. C’est alors qu’elle se fracassa… Mais pas avant d’avoir assené un coup prodigieux au cœur du soleil. Il y eut une violente intensification des réactions de fusion, comme si une énorme bombe avait explosé à la surface de ce réacteur nucléaire naturel. Cette puissante impulsion envoya des ondes de choc jusque dans les profondeurs du noyau.

Comme Eugene Mangles le comprendrait plus tard, ce dernier était capricieux, son taux de fusion particulièrement sensible aux changements de température. La géante gazeuse avait disparu, mais son impact avait engendré au cœur du soleil un canevas d’oscillations énergétiques qui allaient persister pendant des milliers d’années.

 

Pendant ce temps, à la surface, même si la planète avait été phagocytée, son point d’impact restait le siège d’une agitation bouillonnante.

En s’enfonçant vers le cœur du soleil, la géante gazeuse avait déchiré une délicate zone de transition, la tachocline, à la frontière des zones convective et radiative. Le morne océan de la zone radiative tourne en même temps que le noyau solaire, pratiquement comme un ensemble rigide. Tandis que le mouvement de la zone convective est beaucoup plus complexe ; à la surface du soleil, les différentes régions tournent à des vitesses différentes selon leur latitude. Si bien que, sur la tachocline, il se produit un frottement : le matériau convectif se déplace au-dessus du matériau radiatif à la façon d’un vent impétueux.

Le soleil est corseté par un puissant champ magnétique. Son intérieur regorge de « tubes de flux », courants d’énergie magnétique qui parcourent l’océan plasmatique. Sur la tachocline, le différentiel de rotation des couches du soleil étire les tubes de flux autour de l’équateur. En général, les mouvements de convection des altitudes supérieures les maintiennent en place. Mais parfois une boucle s’enroule en une torsade de flux solaire qui force son chemin vers la surface, entraînant avec elle le plasma. C’est cette suite d’événements qui conduit aux « régions actives » donnant naissance aux éruptions et aux éjections de masse coronale.

C’est ce qui était arrivé. Le passage de la géante gazeuse à travers la tachocline avait fait se tordre comme des serpents les lignes de champ étirées et entremêlées. Les tubes de flux étaient remontés à travers le corps du soleil, avaient crevé la surface et surgi au-dessus de l’énorme balafre laissée par la géante gazeuse. Leur énergie avait été éjectée dans l’espace au milieu d’un grand déferlement de lumière, sous forme de radiations à haute fréquence, et dans un jaillissement de particules chargées qui s’étaient répandues à travers le système solaire.

Une formidable tempête stellaire s’était abattue sur la Terre. Le champ magnétique de la planète s’était mis à claquer comme une voile qui faseye, et d’immenses aurores polaires avaient été visibles dans le monde entier. Les effets les plus destructeurs du passage de la géante gazeuse ne se feraient pas sentir avant longtemps. Mais son arrivée avait été annoncée en fanfare.

En l’an 4 avant notre ère, il n’existait sur Terre aucune technologie avancée risquant d’être endommagée. Mais des millions d’ordinateurs biologiques, au fonctionnement basé sur les biomolécules et l’électricité, avaient été subtilement affectés par les turbulences magnétiques. Les gens avaient souffert d’étourdissements, d’attaques, d’infarctus ; quelques infortunés étaient morts sans que personne ne sache pourquoi. Comme Miriam Grec devait l’apprendre pour son malheur, les perturbations magnétiques peuvent stimuler l’exaltation religieuse dans le cerveau humain : le monde avait connu une épidémie de vaticinations et de prophéties, de miracles et de visions.

Et, dans une chambre miteuse de Bethléem, un nouveau-né couché sur une litière de paille crasseuse s’était retourné en suffocant, tourmenté par des images qu’Il ne pouvait comprendre.