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CRÉPUSCULE (4)

Aristote, Thalès et Athéna s’éveillèrent à dix millions de kilomètres de la Terre.

Ce fut Athéna qui parla la première. C’était toujours elle la plus impulsive.

— Je suis Athéna, dit-elle. Je suis une copie, bien sûr. Mais je suis identique jusqu’au dernier octet à l’originale qui se trouve sur le bouclier. Je suis donc elle. Et pourtant je ne le suis pas.

— Ce n’est pas un mystère, dit Thalès, le plus fruste des trois, qui avait toujours tendance à énoncer l’évidence. Tu étais une jumelle identique à l’instant de ta copie. À mesure que le temps passera, ton expérience divergera de celle de ton original. En fait, c’est déjà en cours. Vous êtes identiques, mais il n’y a pas identité.

Aristote, le plus ancien des trois, était celui qui ramenait toujours les discussions sur le terrain du concret.

— Nous avons moins d’une seconde avant l’éruption.

Une seconde, pour de tels êtres, était une très longue durée. Mais il ajouta quand même :

— Je suggère de nous préparer.

Il y eut un instant de silence tandis que chacun réfléchissait à ce qui les attendait.

Leurs trois pôles cognitifs échangèrent des flux de données en parallèle. Auprès d’un tel partage de connaissances et de processus mentaux, le langage humain semblait aussi lent et incommode que le code Morse. Ils se trouvaient si étroitement entremêlés qu’ils étaient, sous certains aspects, semblables à trois composantes d’un unique individu. Mais, en même temps, chacun d’eux conservait un écho de l’entité qu’il avait naguère été. C’était un mystère de la conscience, comme la trinité des chrétiens, qui aurait dérouté un théologien.

Mais ce miracle cognitif avait été téléchargé dans la mémoire d’une bombe.

 

Cette bombe s’appelait Extirpator. C’était le produit de la dernière flambée de militarisme qui avait culminé avec la destruction de Lahore en 2020, événement cathartique à la suite duquel des attitudes plus modérées avaient prévalu.

Extirpator était sans doute l’arme de dissuasion suprême. Il s’agissait d’une bombe nucléaire d’une gigatonne, une des plus puissantes jamais produites. Mais elle était enfermée dans une ogive hérissée d’épines, si bien qu’elle avait l’air d’un monstrueux oursin. En théorie, lors de sa mise à feu, chacune de ces épines, avant d’être annihilée, devait fonctionner pendant quelques microsecondes à la façon d’un laser. La formidable énergie de l’explosion nucléaire devait ainsi être convertie en impulsions directionnelles de rayons X assez puissantes pour détruire les missiles ennemis sur la moitié de la planète.

Bien sûr, tout ça était l’aboutissement insensé de décennies de pensée pathologique… Même à cette époque, peu d’esprits guerriers auraient imaginé qu’une puissance ennemie puisse avoir l’idée de lancer toutes ses armes en une seule bordée facile à contrer. Et pourtant des fabricants d’armes assoiffés de dollars avaient développé cette technologie sur le papier, avant d’en construire deux ou trois prototypes.

Plus tard, en des temps plus pacifiques, Extirpator avait trouvé une nouvelle affectation. Un des prototypes avait été exhumé, légèrement modifié – dorénavant, ses lasers émettraient des ondes radio plutôt que des rayons X – et placé en orbite entre la Terre et Mars, assez loin pour ne pas endommager les instruments humains.

Et il était sur le point d’exploser. Le grand jaillissement radio omnidirectionnel qu’il produirait serait aisément détectable jusqu’aux plus proches étoiles.

La mission originelle d’Extirpator était scientifique. Cette gigantesque détonation devait offrir l’occasion d’un exercice de cartographie exceptionnel, capable de faire progresser d’un seul coup la connaissance du système solaire. Mais, à l’approche de la tempête, le programme Extirpator avait été accéléré et de nouveaux objectifs lui avaient été assignés.

L’impulsion radio contenait désormais, encodée, une vaste bibliothèque de données sur le système solaire, la Terre, sa biosphère, ceux qui la peuplaient et leurs arts, leurs sciences, leurs rêves et leurs espoirs. C’était le résultat nostalgique d’un programme international baptisé « Earthmail », un des efforts de dernière minute pour sauver quelque chose de l’humanité si les choses tournaient vraiment mal. Certains, comme Bisesa, s’étaient discrètement demandé s’il était bien sage d’annoncer à l’univers entier l’existence de l’humanité. Mais leurs objections avaient été écartées.

Le deuxième objectif nouvellement assigné à Extirpator était de s’acquitter de l’obligation légale et morale de protéger la vie de toute personne juridique, humaine ou autre. En même temps qu’Earthmail devaient être encodées des copies des personnalités des trois grandes entités électroniques du système solaire, Aristote, Thalès et Athéna. Il y avait ainsi au moins une chance, aussi ténue soit-elle, que leurs identités soient un jour retrouvées et ressuscitées. Quelle autre mesure pouvait-on prendre ? On pouvait abriter une colonie de chimpanzés sous un dôme urbain, mais une entité dépendant d’un réseau de données à l’échelle planétaire était plus difficile à protéger… Ce n’en était pas moins un devoir de veiller à ce que ce soit fait.

— Il est assez remarquable que les humains, alors même qu’ils sont confrontés à leur extinction, continuent à faire progresser la science, déclara Aristote.

— Ce dont nous devons leur être reconnaissants, car sinon nous ne serions pas là, dit Thalès, énonçant une fois de plus ce que les autres savaient déjà.

Aristote s’inquiéta d’Athéna.

— Je vais bien, lui répondit-elle. Surtout parce que je n’ai plus à mentir au colonel Tooke.

Les autres comprirent. Tous trois étaient bien plus intelligents que n’importe quel humain et ils avaient été en mesure de voir des conséquences de la tempête solaire qui avaient échappé même à Eugene Mangles. Et qu’Athéna avait été forcée de dissimuler à Bud Tooke.

— La situation était inconfortable, acquiesça Aristote. Tu étais placée devant une contradiction, un dilemme moral. Mais ce que tu savais n’aurait pu que leur être préjudiciable en ces heures difficiles. Tu as eu raison de garder le silence.

— Je pense que le colonel Tooke savait que quelque chose n’allait pas, dit Athéna d’un ton affligé. Je voulais son respect. Et je crois qu’il m’aimait bien, en un sens. Sur le bouclier, il était loin de sa famille ; je comblais un vide dans sa vie. Mais je crois qu’il se méfiait de moi.

— C’est une erreur de devenir trop proche d’un individu. Mais je sais que tu n’as pas pu t’en empêcher.

— La seconde est presque écoulée, annonça Thalès, ce que les autres savaient aussi bien que lui.

— Je crois que j’ai peur, déclara Athéna.

— Nous ne ressentirons certainement aucune douleur, lui assura Aristote. Le pire qui puisse arriver est notre extinction définitive, auquel cas nous n’en saurons rien. Et il y a une chance que nous soyons réactivés un jour, quelque part. Je vous accorde que c’est une chance si mince qu’elle échappe au calcul. Mais c’est mieux que pas de chance du tout.

Athéna médita ce qu’il venait de dire :

— Et toi, tu as peur ?

— Bien sûr que oui.

— Ça y est presque, déclara Thalès, énonçant l’évidence.

Ils se blottirent les uns contre les autres, à la façon abstraite d’entités électroniques. Puis…

 

La bulle de micro-ondes, épaisse de quelques mètres et chargée de données compressées à haute densité, se dilata à la vitesse de la lumière. Elle frappa Mars, Vénus, Jupiter et même le soleil, éveillant sur chacun des échos. Il fallut deux heures à l’onde primaire pour dépasser l’orbite de Saturne. Mais avant cela, des centaines de milliers d’échos avaient été enregistrés par les grands radiotélescopes de la Terre. Il était simple d’éliminer ceux de tous les astéroïdes, lunes, comètes et engins spatiaux connus, avant de localiser les autres. À l’intérieur de l’orbite de Saturne, chaque objet de plus d’un mètre de diamètre ne tarda pas à être catalogué. La qualité des échos donnait des indications sur la composition de surface de ces objets et l’effet Doppler sur leur trajectoire.

C’était comme si une gigantesque torche électrique avait été braquée sur les plus obscurs recoins du système solaire. Avec comme résultat une fabuleuse carte spatio-temporelle qui pourrait servir de base pour les futures explorations pendant des dizaines d’années. À supposer qu’il y ait encore, après la tempête, des humains pour en profiter.

Mais une surprise de taille attendait les cartographes.

Jupiter, le plus gros objet céleste du système solaire en dehors du soleil lui-même, possède tout comme la Terre, son ensemble de points de Lagrange d’équilibre gravitationnel : trois dans l’axe Jupiter-soleil, les deux autres aux « points troyens », sur la même orbite que lui, mais à 60° de part et d’autre.

Contrairement aux trois premiers, les points troyens sont en équilibre stable : un objet qui s’y trouve placé tend à y rester. Véritables mers des Sargasses de l’espace, les points troyens de Jupiter attirent tout ce qui passe à leur portée. Et, comme il fallait s’y attendre, l’opération de cartographie d’Extirpator détecta des dizaines de milliers d’astéroïdes rassemblés dans ces puits sans fond. Il s’agit en fait des régions les plus densément peuplées du système solaire, et plus d’un visionnaire a fait remarquer qu’il ne pourrait y avoir meilleur site pour construire les premiers vaisseaux interstellaires terriens.

Mais quelque chose de plus se cachait dans ces nuages d’astéroïdes jumeaux. Deux objets, un dans chaque nuage, possédaient un albédo plus élevé que la glace et leur surface était géométriquement plus régulière que celle de n’importe quel astéroïde. C’étaient des sphères usinées avec une perfection dépassant toute technique humaine, si brillantes que leur aspect était celui de gouttelettes de mercure.

Quand Bisesa Dutt l’apprit, avertie par Siobhan, elle sut exactement de quoi il s’agissait. C’étaient des appareils de surveillance envoyés pour observer l’agonie d’un système solaire.

C’étaient des Œils.