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GOI

Étincelant dans la lumière qui baignait l’espace, l’Aurora 2 offrait sans conteste une vision splendide. Mais d’une splendeur gauche, tarabiscotée. À l’inverse du Boudicca, ce vaisseau n’avait jamais été prévu pour voler dans l’atmosphère d’une planète, pas même Mars, et il n’avait donc rien de la grâce aérodynamique de l’avion spatial.

Il ressemblait un peu à un bâton de majorette. Sa colonne vertébrale était une mince poutrelle de section triangulaire de quelque deux cents mètres de long. En mouvement, la plus grande contrainte que l’Aurora avait à subir se situait dans l’axe de cette épine dorsale. C’était donc dans cette direction, renforcée par des entretoises de diamant nanotechnologique, que ce fragile vaisseau était le plus solide. À un bout était montée une grappe de générateurs d’énergie, dont un petit réacteur à fusion nucléaire, et un moteur à propulsion ionique dont l’accélération douce mais continue avait conduit le vaisseau jusqu’à Mars et l’en avait ramené. Des réservoirs de carburant sphériques, des antennes paraboliques et des batteries de cellules solaires s’alignaient le long de sa colonne vertébrale. À l’autre bout se trouvait un dôme boursouflé abritant les quartiers de l’équipage : compartiments d’habitation, passerelle, systèmes de contrôle environnemental. Quelque part là-dedans, entouré par des réservoirs d’eau destinés à fournir une protection supplémentaire, se trouvait l’abri exigu aux épaisses parois où l’équipage, isolé dans l’espace interplanétaire, s’était réfugié pendant la tempête du 9 juin 2037.

Le bouclier qui devait sauver le monde commençait à prendre forme autour du vaisseau, sa surface miroitante se développant en spirale comme une toile d’araignée.

L’Aurora servait de baraque de chantier pour les équipes qui, transportées depuis la Terre ou la Lune, travaillaient à la réalisation de ce projet pharaonique. C’était une noble destinée pour un vaisseau spatial. Mais l’Aurora avait été conçu pour tourner autour d’un autre monde et il y avait quelque chose de poignant à le voir englué dans cet enchevêtrement d’échafaudages. Miriam se demanda si ses intelligences artificielles, détournées de leur véritable rôle, n’éprouvaient pas l’ombre d’un regret.

 

Le Boudicca s’arrima au compartiment d’habitation de l’Aurora, le ventre niché contre sa coque incurvée, telle une phalène posée sur une orange.

Miriam et Nicolaus furent accueillis par un astronaute, le colonel Burton Tooke. Il portait une combinaison de travail, fraîchement lavée et repassée, ornée de l’insigne ailé des astronautes américains, des logos de différentes missions et de décorations militaires. Il tendit la main pour aider Miriam à franchir le tunnel d’arrimage.

— Vous avez l’air de bien supporter l’apesanteur, dit-il.

— Oh, j’ai fait quelques cabrioles dans la cabine du Boudicca. C’était très amusant… une fois passées les douze premières heures.

— Je l’imagine facilement. Le mal de l’espace touche la plupart d’entre nous. Et presque tout le monde finit par le surmonter.

Ce n’était toutefois pas le cas de Nicolaus, semblait-il, ce qui avait procuré à Miriam une satisfaction perverse. Pour une fois, dans cette bulle de métal dérivant entre les planètes, c’était elle qui avait dû s’occuper de lui.

Elle avait passé presque tout le vol à travailler ; elle était raisonnablement à jour et se sentait même tout à fait reposée. Elle laissa donc le capitaine Purcell ranger ses quelques bagages et accepta l’invitation de Bud à une visite rapide. Nicolaus la suivit, des caméras posées tels des oiseaux scintillants sur sa tête et ses épaules, bien décidé à ne rater aucune occasion de mettre en valeur le Premier ministre.

Ils se laissèrent flotter dans les étroites coursives de l’Aurora. C’était un vaisseau conçu pour l’espace ; il y avait des tuyaux, des canalisations et des panneaux amovibles sur toutes les parois, le plafond et le plancher, des mains courantes et des sangles pour aider à se déplacer en apesanteur et un code couleur aux teintes pastel pour aider à se rappeler où se trouvaient le haut et le bas. Il était difficile de se faire à l’idée que ce banal espace fonctionnel avait traversé le système solaire jusqu’à Mars et en était revenu.

Malgré l’efficacité des systèmes de recyclage, il régnait un puissant remugle animal, presque une odeur de ménagerie. Mais ils ne croisèrent personne ; soit l’équipage évitait les huiles en visite, soit, plus vraisemblablement, tout le monde était occupé ailleurs. L’ambiance, étrangement intime, était tout à fait différente des visites officielles dont elle avait l’habitude… et elle ne regrettait certainement pas la bousculade ordinaire des journalistes et autres casse-pieds.

Ils avaient atteint l’entrée du pont d’observation de l’Aurora. Bud poussa la porte et la lumière du soleil se déversa sur le visage de Miriam. La « baie vitrée » était un panneau de plexiglas renforcé beaucoup plus petit que n’importe quelle fenêtre de son bureau de l’Euraiguille. Mais, de cette fenêtre, on avait naguère pu contempler brièvement les canyons de Mars la rouge… et elle donnait désormais sur l’espace.

Dehors, les travaux étaient en cours. Une armature de poutrelles entrecroisées faisait saillie juste sous la fenêtre et s’éloignait dans l’espace. Des astronautes en scaphandres de diverses couleurs s’y activaient, se halant à l’aide de câbles et de poignées ou se déplaçant grâce à de petits propulseurs dorsaux. À première vue, il devait y avoir là une centaine de personnes et autant de machines autonomes à plusieurs bras qui allaient et venaient sur un échafaudage labyrinthique en trois dimensions baigné de soleil. C’était un spectacle impressionnant, déconcertant de complexité.

— Expliquez-moi ce qu’ils font.

— Volontiers, dit Bud. Là-bas, au loin, vous pouvez voir les engins qui mettent en place les poutrelles.

— On dirait du verre. C’est la charpente du bouclier ?

— Oui. En verre lunaire. Nous étendons l’ossature en spirale autour de l’Aurora, de façon à maintenir en permanence au point L1 le centre de gravité de l’ensemble du GOI.

— Le GOI ? demanda Miriam.

Bud eut l’air surpris.

— Le bouclier. Les astronautes aiment bien les acronymes.

— Et ça veut dire… ?

— Le « Gros Objet Inerte ». Une plaisanterie à usage interne.

Nicolaus leva les yeux au ciel.

— Les poutrelles sont préfabriquées sur la Lune. Mais ici, nous fabriquons la membrane… pas le matériau cénesthésique qui vient de la Terre, mais le simple revêtement prismatique que nous allons tendre sur la plus grande partie du GOI.

Il montra un astronaute en train de se débattre avec un disgracieux appareil. Il avait l’air d’extraire un énorme animal gonflable d’une caisse. C’était un spectacle presque comique, mais Miriam s’efforça de rester impassible.

— Comme moules, nous utilisons des gabarits gonflables en mylar. Leur mise au point est un art en soi. Il faut visualiser leur dynamique d’expansion. Quand on les gonfle, ils ne doivent pas se déformer ; le mylar n’est pas plus épais que du film plastique pour congélation. Nous procédons à une simulation à rebours en les faisant se dégonfler pour rentrer dans leur caisse afin d’être sûrs qu’ils se déploieront en douceur sans s’entortiller ni se déchirer…

Elle le laissait parler. Bud était de toute évidence fier du travail qu’ils accomplissaient ici, face aux défis d’un environnement où la plus simple des tâches, comme gonfler un ballon, était pleine d’aléas. De plus, une partie d’elle-même, mordue d’espace, appréciait ses discours sur la « dynamique d’expansion » et autres.

— Puis, quand le moule est prêt, dit-il en montrant un autre endroit, nous le recouvrons du film.

Un astronaute était en train de surveiller un robot disgracieux qui se déplaçait sur une flèche de grue devant un gros disque gonflable. Le robot étalait au rouleau une substance vitreuse sur la surface de mylar. Il travaillait calmement, comme s’il ne faisait rien de plus extraordinaire que peindre un mur.

— Le mylar est extrait en blocs solides, dit Bud. Pour en faire une pellicule, on le chauffe et on force son passage dans des canules d’où il sort en longs filaments. On applique à ce matériau une charge positive et la surface visée devient une électrode négative, de façon que le filament de polymère s’étire comme du caramel et devienne des centaines de fois plus mince au cours de l’opération. On ne pourrait pas faire ça sur Terre : la force de gravitation viendrait tout gâcher. Mais ici, il suffit de pulvériser, de dégonfler le moule et d’en détacher le produit fini.

— Je veux un de ces robots pour repeindre mon appartement.

Il rit, mais c’était un peu forcé et, gênée, elle prit conscience que tous les visiteurs devaient faire ce genre de plaisanteries.

— Les robots et les méthodes de fabrication, c’est une chose. Mais l’âme de cet endroit, ce sont les gens, dit-il en se tournant vers elle. Je viens d’une région agricole de l’Iowa. Enfant, j’ai toujours aimé lire des histoires où des ouvriers comme mon père et ses copains travaillaient dans l’espace ou sur la Lune. Eh bien, ça ne peut pas se passer comme ça, pas avant longtemps. C’est toujours l’espace, un environnement mortellement dangereux, et ce que nous faisons est un travail de technicien hautement qualifié. Aucun des mécanos que vous voyez là-bas n’a moins qu’un doctorat en poche. Je ne crois pas qu’on puisse dire que ce sont des ouvriers. Mais ils mettent tout leur cœur à l’ouvrage… Ils travaillent jour et nuit pour faire aboutir ce projet, et certains d’entre eux sont ici depuis déjà des années. Sans cet esprit, rien ne pourrait se faire, malgré tous nos gadgets.

— Je comprends, dit-elle doucement. Colonel, je suis impressionnée. Et rassurée.

C’était vrai. Siobhan lui avait brossé de Bud un portrait fidèle, mais Miriam savait qu’elle avait noué une relation avec lui et une des raisons de sa venue était de se faire sa propre opinion. Elle appréciait tout ce qu’elle voyait chez cet aviateur américain énergique, entier, qui était devenu si essentiel pour l’avenir de l’humanité ; elle était soulagée que le projet soit manifestement entre de si bonnes mains. Même si, par orgueil eurasiatique, elle ne l’aurait jamais avoué à la présidente Alvarez.

— J’espère rencontrer quelques-uns de vos hommes, un peu plus tard.

— Ils en seront ravis.

— Moi aussi. Je ne nierai pas qu’il s’agit pour moi d’une opération de propagande… Pour le meilleur ou pour le pire, cette prodigieuse construction sera ce que je laisserai de plus marquant derrière moi. J’étais bien décidée à venir la voir, elle et les gens qui la construisent, avant de me faire éjecter.

Bud acquiesça avec componction.

— Nous lisons aussi les sondages. Je n’arrive pas à croire qu’ils puissent être aussi mauvais, dit-il en se frappant la paume du poing. Ils devraient envoyer leurs foutus questionnaires par ici.

Elle en fut touchée.

— C’est la vie, colonel. Les sondages montrent que les gens soutiennent massivement le projet de bouclier. Mais ils sont aussi durablement perturbés par les fortunes qu’engloutit ce vaste gouffre financier en orbite. Ils veulent le bouclier, mais ils n’aiment pas l’idée d’avoir à payer pour… et peut-être que, de façon inconsciente, ils n’acceptent pas d’être confrontés à la menace de tempête solaire.

— C’est de la pure psychologie de comptoir, grommela Nicolaus. Face à de mauvaises nouvelles, après le déni vient la colère.

— Ils cherchent donc quelqu’un sur qui faire retomber la faute ? demanda Bud.

— Quelque chose comme ça, dit Miriam. Et si ça se trouve, ils ont raison. Quoi qu’il m’arrive, la construction du bouclier se poursuivra ; nous sommes allés trop loin pour changer maintenant le cours des choses. Mais en ce qui me concerne… vous savez, Churchill a perdu les élections juste après avoir gagné la Seconde Guerre mondiale. Les gens ont considéré qu’il avait rempli son contrat. Mon successeur réussira peut-être mieux que moi à soulager leurs souffrances.

Ou peut-être, se dit-elle, les gens ont-ils tout simplement senti à quel point je suis épuisée, tout ce que ce travail a exigé de moi… et combien il me reste peu à donner.

— Vous êtes trop philosophe, Miriam, grogna Nicolaus.

— Oui, renchérit Bud. Quel moment absurde pour organiser des élections ! Peut-être faudrait-il les retarder de deux ou trois ans…

— Non, dit-elle d’un ton ferme. Oh, je suppose que la loi martiale sera proclamée dans les villes avant que nous en ayons terminé. Mais la démocratie est notre bien le plus précieux. Si nous la rejetons à la première difficulté, nous ne pourrons jamais revenir en arrière… et nous finirons comme les Chinois.

Bud jeta un regard en coin à Nicolaus, le coup d’œil furtif d’un homme habitué à travailler sous embargo sécuritaire.

— Ce qui me fait penser… Comme vous le savez, d’ici, nous tenons les Chinois à l’œil.

— Ils ont procédé à d’autres lancements ?

— Par temps clair, on peut les voir à l’œil nu. On ne peut pas dissimuler la mise à feu d’une fusée Longue Marche. Mais nous avons beau essayer, nous ne pouvons pas les suivre après le lancement, que ce soit par des moyens optiques ou par radar. Nous avons même essayé de faire ricocher dessus des rayons laser.

— Une technologie furtive ?

— C’est ce que nous pensons.

Cela durait depuis un an : un programme de lancements spatiaux massifs et continus à partir du territoire chinois, une charge énorme après l’autre, expédiée dans le silence de l’espace vers une destination inconnue. Miriam s’était impliquée en personne pour tenter de découvrir de quoi il retournait ; le Premier ministre chinois avait éludé ses coups de sonde sans même hausser un de ses sourcils teints.

— De toute façon, ça ne change rien pour nous, dit-elle.

— Peut-être, mais ça me fait mal de penser que nous nous escrimons ici pour sauver aussi leurs fesses de rats. Si vous voulez bien me passer l’expression.

— Il ne faut pas voir les choses comme ça. N’oubliez pas que l’immense majorité des Chinois n’ont aucune idée de ce que mijotent leurs dirigeants, et encore moins de contrôle dessus. C’est pour eux que vous travaillez, pas pour les gérontocrates de Pékin.

— Vous avez sans doute raison, fit-il avec un large sourire. Voyez-vous, c’est pour ça que je vous donnerais ma voix.

— Je n’en doute pas…

— Si vous levez les yeux, vous pourrez admirer ce pour quoi nous travaillons.

Elle dut se pencher pour voir.

La Terre était là. De là où Miriam se trouvait, à un million et demi de kilomètres, la planète avait à peu près la même taille que la Lune vue de la Terre. On la voyait dans le ciel juste au-dessus du bouclier, tel un lampion bleu suspendu, dans la direction directement opposée au soleil. Et elle était pleine, bien sûr ; la Terre l’était toujours, vue du point L1, entre Terre et soleil. Son éclat bleu pâle se reflétait sur la surface vitreuse qui s’étirait jusqu’à un horizon déjà terriblement lointain.

Le bouclier en construction n’était pas encore orienté face au soleil, cela ne se ferait que dans les derniers jours avant la tempête.

C’était un spectacle superbe, époustouflant, et il était presque impossible de croire que c’étaient de simples humains qui l’avaient construit, là, dans les profondeurs de l’espace.

Prise d’une soudaine inspiration, elle se tourna vers son attaché de presse :

— Nicolaus, oubliez ces fichues caméras. Vous devez voir ça…

Il avait le dos plaqué à la paroi du fond de la pièce, les traits déformés par une angoisse qu’elle ne lui avait jamais vue. Il reprit rapidement contenance, mais elle devait repenser à cette expression trois jours plus tard, tandis que le Boudicca amorçait sa descente vers la Terre.

En quittant le pont d’observation, Miriam remarqua une plaque faite d’un morceau de verre lunaire sur laquelle avait été sommairement gravé :

 

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AVEC LES COMPLIMENTS DU

CORPS DES INGÉNIEURS EN ASTRONAUTIQUE DES ÉTATS-UNIS »