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ÉJECTION DE MASSE CORONALE

Siobhan scrutait les écrans de la table de conférence, à la recherche d’informations.

Ce n’était pas facile. Les études solaires et la météo spatiale n’étaient tout simplement pas son domaine. Aristote pouvait l’aider, mais il paraissait avoir l’esprit ailleurs, par moments ; elle prit conscience avec inquiétude que la dégradation de l’interconnectivité planétaire, sur laquelle il était basé, devait aussi l’affecter.

Elle découvrit rapidement qu’il y avait des observatoires solaires dans le monde entier et jusque dans l’espace. Elle essaya de joindre Kitt Peak, en Arizona, Mauna Kea, à Hawaii, et Big Bear, dans le sud de la Californie. Elle ne put contacter aucun être humain sur ces sites, comme elle aurait dû s’en douter ; même si leurs systèmes de communication n’étaient pas hors d’usage, ils devaient être déjà submergés d’appels. Mais elle apprit l’existence d’un « Service de météorologie spatiale », un réseau d’observatoires, de satellites et de banques de données qui surveillaient le soleil et ses environs pour essayer de prédire les pires de ses débordements. Il y avait même une station météo au pôle Sud de la Lune.

Pourtant, même si l’on surveillait depuis des dizaines d’années les caprices de notre étoile, un seul homme avait prédit les événements exceptionnels de cette journée, Eugene Mangles, jeune scientifique installé sur la Lune qui avait transmis des prévisions très précises à plusieurs sites d’évaluation par des pairs. Mais la Lune n’était pas joignable.

Une demi-heure plus tard, Siobhan rappela Phillippa Duflot.

— C’est à cause du soleil, annonça-t-elle.

— Ça, nous le savons déjà…, répliqua Phillippa.

— Il vient d’être le siège de ce que les spécialistes appellent une « éjection de masse coronale ».

Elle expliqua comment la cohésion de la couronne solaire – les couches supérieures de son atmosphère – était assurée par de puissants champs magnétiques ancrés dans l’astre même. Ces champs s’entremêlaient parfois, souvent au-dessus des régions actives. De tels écheveaux piégeaient des bulles de plasma surchauffé émises par le soleil, avant de les expulser violemment. C’est ce qui s’était passé ce matin-là au-dessus de la vaste tache solaire appelée « région active 12 688 » : une masse de plusieurs milliards de tonnes de plasma, confinée par son propre champ magnétique, avait été recrachée par le soleil à une fraction respectable de la vitesse de la lumière.

— La matière éjectée a mis moins d’une heure pour arriver jusqu’ici, dit Siobhan. Je peux vous assurer que c’est rapide, pour un tel phénomène. Personne ne l’a vu venir, et de toute façon personne ne s’attendait à une telle chose à ce stade du cycle solaire.

À part, ajouta-t-elle in petto, un astrophysicien isolé sur la Lune.

— Cette masse de gaz s’est donc dirigée vers la Terre…, dit Phillippa.

— Le gaz lui-même est plus raréfié que ce qu’on peut obtenir sur Terre dans une installation de vide industriel. C’est l’énergie dont étaient chargés ses champs et ses particules qui a fait des dégâts.

Quand elle l’avait atteint, la matière éjectée avait bombardé le champ magnétique terrestre. En temps normal, celui-ci protège la planète et même les satellites en orbite basse, mais là, il avait été repoussé plus bas que l’orbite de nombreux satellites. Exposés au déferlement de particules énergétiques, les circuits de ces derniers avaient absorbé d’importantes doses d’électricité statique, laquelle s’était déchargée partout où c’était possible.

— Imaginez des éclairs miniatures qui jaillissent sur tous les circuits imprimés…

— Ça ne leur fait pas du bien, dit Phillippa.

— Non. Des particules chargées se sont aussi répandues dans la haute atmosphère, perdant leur énergie en cours de route ; c’est ce qui cause les aurores polaires. Et le champ magnétique terrestre a subi d’énormes variations. Vous savez sans doute que le magnétisme et l’électricité ont partie liée. Un champ magnétique variable engendre des courants induits dans les conducteurs.

— C’est de cette façon que fonctionne une dynamo ? demanda Phillippa d’un ton incertain.

— Oui ! Exactement. Quand il fluctue, le champ magnétique terrestre engendre de puissants courants au sein de la Terre elle-même… et dans tous les matériaux conducteurs.

— Tels que nos réseaux de distribution d’électricité.

— Ou nos systèmes de télécommunications. Des centaines de milliers de kilomètres de câbles conducteurs, brusquement submergés de courants à haut voltage sujets à de rapides variations.

— D’accord. Quelles mesures devons-nous prendre ?

— Des mesures ? Mais nous ne pouvons rien y faire. (La question lui paraissait si absurde que Siobhan dut faire un effort pour ne pas éclater d’un rire moqueur.) C’est du soleil que nous parlons.

Une étoile dont la production d’énergie par seconde excédait tout ce que l’humanité aurait pu fournir en un million d’années. Cette éjection de masse coronale avait entraîné un orage géomagnétique dépassant en ampleur les échelles patiemment établies par ceux qui surveillaient la météo solaire, mais pour le soleil ce n’était rien de plus qu’un spasme mineur. Prendre des mesures, vraiment ? On ne prenait pas de mesures concernant le soleil, à part s’en tenir à l’écart.

— La seule chose à faire, c’est attendre que ça passe, conclut Siobhan.

Phillippa se rembrunit :

— Combien de temps cela va-t-il durer ?

— Tout le monde l’ignore. La chose est sans précédent, pour autant que je sache. Mais la matière éjectée se déplace rapidement et nous aura bientôt dépassés. Encore quelques heures, peut-être.

— Il faut que nous le sachions, insista Phillippa. Nous ne devons pas seulement nous préoccuper de la production d’énergie. Il y a aussi les égouts, la distribution d’eau…

— Le barrage sur la Tamise, dit Toby. À quelle heure est la marée haute ?

— Je ne sais pas, répondit Phillippa en prenant note. Professeur McGorran, pouvez-vous essayer d’établir un horaire plus précis du phénomène ?

— Je vais essayer, répondit Siobhan en coupant la communication.

— Bien sûr, lui dit Toby, le plus sensé serait de construire des systèmes plus robustes, pour commencer.

— Mais quand les humains ont-ils jamais été sensés ?

 

Siobhan continua à travailler. Mais à mesure que le temps passait, la qualité des communications ne faisait que se dégrader.

Et elle fut horrifiée par d’autres images.

Une énorme explosion avait eu lieu sur le grand gazoduc transeuropéen par lequel la Grande-Bretagne recevait l’essentiel de son gaz naturel. Comme les câbles électriques, les pipe-lines étaient des conducteurs longs de plusieurs milliers de kilomètres dont les courants induits pouvaient accélérer la corrosion jusqu’à en entraîner la rupture. Pour éviter ce problème, ils étaient reliés à la terre à intervalles rapprochés, mais celui-ci, de construction récente et constitué de matière plastique par souci d’économie, était bien plus inflammable. Abasourdie, Siobhan consulta les chiffres relatifs à cet accident : un mur de flammes d’un kilomètre de large, des arbres soufflés sur des centaines de mètres alentour, des centaines de victimes présumées… Elle essaya de se représenter une telle catastrophe reproduite un millier de fois, partout dans le monde.

Et les hommes et leurs systèmes technologiques n’étaient pas les seuls affectés. Un peu partout, des volées d’oiseaux migrateurs semblaient incapables de retrouver leur chemin, tandis que les côtes d’Amérique du Nord offraient le spectacle affligeant de baleines échouées sur une plage.

Toby Pitt lui apporta un téléphone, un vieux combiné attaché à un long cordon.

— Désolé d’avoir mis aussi longtemps, dit-il.

L’appareil devait avoir une bonne trentaine d’années, mais, connecté au système fiable des lignes de secours en fibre optique de la Royal Society, il fonctionnait plus ou moins. Siobhan dut s’y reprendre à plusieurs fois pour joindre l’hôpital, puis pour persuader un réceptionniste d’aller chercher sa mère.

Celle-ci paraissait effrayée, mais maîtresse d’elle-même.

— Je vais bien, assura-t-elle. Les coupures de courant n’ont été que de simples clignotements ; les générateurs de secours marchent bien. Mais l’ambiance est très étrange.

Siobhan acquiesça :

— Les hôpitaux doivent être submergés. Victimes de la canicule, accidents de la circulation…

— Pas seulement. Les gens viennent pour des défaillances de leur pacemaker, de leurs servomuscles ou de leurs implants de contrôle intestinal. Et on dirait qu’il y en a toute une tripotée qui sont victimes de crises cardiaques. Même des personnes sans aucun implant.

Bien sûr, songea Siobhan. Notre organisme est un système complexe contrôlé par la bioélectricité, elle-même sensible aux champs électriques et magnétiques. Nous sommes tous dépendants du soleil, comme les baleines et les oiseaux, reliés à lui par d’invisibles lignes de force dont personne ne soupçonnait l’existence il y a quelques siècles. Et notre corps même est tellement vulnérable à ses caprices.

— Pardon de vous interrompre, Siobhan, dit Toby Pitt. Vous avez un autre appel.

— De qui ?

— Du Premier ministre.

— Grand Dieu.

Elle réfléchit et ajouta :

— Lequel… ?

Le téléphone s’agita entre ses doigts. Quand l’électricité se déchargea dans son corps, les muscles de son bras droit se tétanisèrent. Puis le combiné lui échappa des mains et glissa sur la table, au milieu d’une gerbe d’étincelles bleutées.