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NEUTRINOS

Quand Eugene prit la parole, tous les regards se tournèrent vers lui avec curiosité. Il avait un accent américain du Midwest et l’air d’un adolescent, malgré sa vingtaine bien avancée ; son apparence ne correspondait pas à ce qu’il avait à dire.

Et sa présentation des anomalies qu’il avait découvertes au cœur du soleil, bien que sans conteste techniquement exacte, était tout sauf claire.

En fait, Siobhan savait pas mal de choses sur les neutrinos. Il en existait trois sources connues : les processus de fusion au cœur d’une étoile comme le soleil, le démarrage ou l’arrêt d’un réacteur nucléaire, et le Big Bang qui avait donné naissance à l’univers lui-même, cet événement titanesque dont les conséquences à grande échelle constituaient son propre domaine de recherche. Ce qui rendait les neutrinos si utiles pour les astrophysiciens s’intéressant au soleil était le fait que la matière leur était pratiquement transparente. Ils fournissaient donc un moyen unique d’étudier la structure interne de l’astre, y compris son noyau en fusion, d’où même la lumière avait du mal à s’échapper.

Jusqu’ici, les choses étaient claires. Mais à mesure qu’Eugene alignait les équations et les graphiques pluridimensionnels, parlant de plus en plus vite, Siobhan se demandait comment il avait pu réussir son oral de doctorat. Elle finit par intervenir :

— Un peu moins vite, s’il vous plaît, Eugene ; je crains que nous n’arrivions pas à vous suivre.

Il la foudroya du regard, mais c’était le cœur du problème : elle avait besoin de comprendre clairement.

— Vous nous montrez les résultats de vos mesures des neutrinos.

— Oui, oui. Des trois saveurs de neutrinos qui sont en corrélation avec…

Elle écarta d’un geste son explication.

— Vous voyez des oscillations dans le flux de neutrinos.

— Oui.

— Ce qui reflète, poursuivit-elle obstinément, des oscillations dans les processus de fusion du noyau.

Précisément, dit-il d’un ton sarcastique. Le flux de neutrinos atteste de changements localisés de température et de pression au sein du noyau solaire. J’ai pu modéliser ces fluctuations sous forme d’oscillations dynamiques du noyau dans son ensemble.

Il afficha une formule mathématique compliquée dans laquelle Siobhan reconnut des équations d’onde non linéaires.

— Comme vous pouvez le voir…

— Eugene, dit doucement Mikhaïl, n’en auriez-vous pas une illustration graphique ?

La question parut surprendre Eugene.

— Bien sûr que si.

Il pianota sur son écran pour afficher l’image d’une sphère. Celle-ci était couverte d’un quadrillage, évoquant des lignes de longitude et de latitude, qui palpitait en rythme. Bud Tooke poussa un sifflement.

— Et c’est le cœur du soleil ? De notre soleil ? Ce fichu truc résonne comme une cloche.

Rose Delea croisa les bras en faisant la moue.

— Veuillez excuser le scepticisme d’une simple géologue, mais le cœur d’une étoile est un objet plutôt massif. Comment peut-il être soudain agité d’oscillations ?

C’est à elle qu’Eugene décocha alors un assez terrifiant regard assassin.

— La question est futile.

Futile : chez les universitaires, ce terme était une condamnation sans appel. L’expression de Rose était désormais franchement hostile. Siobhan demanda précipitamment :

— Expliquez-nous pas à pas, Eugene.

— Ça remonte aux travaux de Cowling dans les années mil neuf cent trente. Il a démontré que la vitesse de production d’énergie au cours d’une réaction nucléaire est proportionnelle au carré du carré de la température. Ce qui rend les conditions au cœur du soleil particulièrement sensibles aux variations de température…

C’était indéniable, et Siobhan le comprit avec un léger malaise. Un facteur de cet ordre signifiait que la moindre variation était considérablement amplifiée. Aussi énorme soit-il, le noyau du soleil n’était pas nécessairement stable : une infime modification pouvait le perturber de façon notable.

Bud Tooke l’interrompit, le doigt levé :

— Je ne vous suis pas, Eugene. Et alors ? Même si tout le noyau explosait, il faudrait des milliers d’années à l’onde de choc pour se frayer un chemin jusqu’à la surface.

Rose Delea lui adressa un sourire aigre :

— Laissez-moi deviner. La zone radiative est déglinguée, elle aussi, c’est ça ?

Elle ne se trompait pas : l’image suivante le montrait. Ce grand réservoir d’énergie en lente progression était déchiré par une cicatrice boursouflée, telles des chairs traversées par une balle. Et Siobhan prit conscience avec inquiétude que, par conséquent, le capitonnage d’un million d’années autour du noyau n’assurerait plus son rôle de couche protectrice : toute énergie dégagée par le noyau pourrait jaillir droit dans l’espace.

 

Eugene dévisagea Rose, intrigué :

— Comment avez-vous su, pour la zone radiative ?

— Je me suis dit que c’était le genre de journée à ça.

Eugene reprit ses explications de la modélisation des oscillations du noyau et de la façon dont il espérait les retracer dans le temps.

— Je compte développer des modèles de l’événement déclencheur de cette instabilité, lequel…

— Peu importe le passé pour l’instant, l’interrompit Siobhan. Voyons l’avenir. Expliquez-nous ce qui nous attend.

Eugene eut l’air profondément surpris que l’avenir puisse présenter le moindre intérêt face au profond et concret mystère de l’origine de cette anomalie. Mais, docilement, il fit évoluer son graphique en accéléré.

Siobhan constata que la propagation de l’onde à travers le noyau et autour de lui était complexe, avec de nombreux harmoniques venant s’ajouter aux oscillations de base, et des ondes non linéaires, avec des transferts d’énergie d’un mode à l’autre. Mais elle vit immédiatement qu’il y avait des schémas d’interférence, de dissipation… et, plus inquiétant, des nœuds de résonance, où l’énergie qu’elle voyait si nettement circuler autour du noyau du soleil se rassemblait en pics puissants. Eugene figea l’image.

— Voici le pic d’énergie le plus récent, la tempête du 9 juin.

En fausses couleurs, un côté du noyau apparaissait flamboyant.

— Les données de l’observation confirment ma modélisation préliminaire et valident mes projections pour l’avenir…

Il appelle « données de l’observation » une tempête dévastatrice qui a mis un terme à des milliers de vies humaines, se dit Siobhan, effarée. Elle demanda :

— Et que va-t-il arriver ?

Il accéléra encore sa modélisation. Les oscillations allaient et venaient sous les yeux de Siobhan, trop vite pour qu’elle en suive le détail.

Puis, soudain, le noyau tout entier s’embrasa, devenant presque assez brillant pour éblouir les participants à la conférence, qui tressaillirent, surpris.

Eugene coupa sa présentation et dit laconiquement :

— C’est fini.

— Comment ça, « c’est fini » ? demanda Rose Delea d’un ton menaçant.

— Arrivée à ce stade, la modélisation s’interrompt. Les oscillations deviennent si fortes que…

— Votre fichue modélisation ! s’écria Delea. C’est tout ce à quoi vous arrivez à penser ?

— Ne nous énervons pas, intervint Siobhan, qui réfléchissait à toute vitesse. Eugene, nous assistons là à une nouvelle tempête. C’est ça ? Un autre 9 juin.

— Oui.

— Mais en plus violent.

Il la regarda, de nouveau interloqué par son ignorance.

— C’est évident.

Autour de la table, Siobhan voyait des visages aux yeux écarquillés, mal à l’aise. Manifestement, Eugene n’avait encore fait part à personne de ces résultats, pas même à Mikhaïl.

— Combien de fois plus ? demanda Bud. Et comment cela se manifestera-t-il ? Comment cela nous frappera-t-il ?

Eugene essaya de répondre, mais il se perdit vite dans des considérations techniques. Mikhaïl posa une main sur le bras de Bud.

— Je ne pense pas qu’il puisse le dire. Pas encore. Je vais travailler là-dessus avec lui. Mais ce n’est pas sans précédent, vous savez. Nous venons peut-être d’assister à un nouveau Sigma Fornacis.

— Sigma Fornacis ?

Pendant des années, les astronomes avaient étudié des étoiles d’âge moyen de la même classe que le soleil. Mais certaines étaient plus variables que d’autres. Un jour, une étoile peu remarquable de la constellation du Fourneau avait connu une brusque éruption, brillant d’un éclat vingt fois supérieur à la normale pendant près d’une heure.

— Si le soleil entrait en éruption comme Sigma Fornacis, l’énergie libérée serait dix mille fois plus forte que n’importe laquelle de nos pires tempêtes solaires.

— Et quelles seraient les conséquences ?

— Ça mettrait hors service toute notre flotte de satellites, détruirait la couche d’ozone de la Terre, ferait fondre la surface des lunes de glace de Jupiter et de…

La constellation du Fourneau, un nom parfaitement approprié, se dit Siobhan.

Mais Eugene éclata de rire.

— Oh, cette non-linéarité du noyau dégagera beaucoup plus d’énergie que ça. Une quantité supérieure de plusieurs ordres de magnitude. Vous n’êtes pas capables de le voir ?

Cette répartie lui attira des regards irrités… haineux, même.

Siobhan l’examina, déroutée. C’était comme si tout ça n’était guère plus qu’un exercice mathématique pour lui. Il n’était qu’un petit garçon qui voyait dans ces données de simples schémas ; la signification de ces schémas en termes humains lui échappait. Elle en fut presque terrifiée.

Mais elle devait se concentrer sur ce qu’il venait de dire, pas sur la façon dont il l’avait fait. Plusieurs ordres de magnitude. Pour un physicien, à plus forte raison un cosmologiste, un ordre de magnitude correspondait à une puissance de dix. Ce qui les attendait serait donc dix, cent, mille fois pire que le 9 juin, pire même que l’éruption de Sigma Fornacis évoquée par Mikhaïl. Elle en frémit.

Il restait encore à poser une question évidente :

— Eugene, avez-vous déterminé une date pour cette tempête ?

— Oh oui. La modélisation est déjà assez fine.

Quand, Eugene ?

Il pianota sur son écran et donna une date en jours juliens astronomiques. Mikhaïl dut la traduire en date ordinaire :

— Le 20 avril 2042.

— Dans moins de cinq ans, dit Bud en se tournant vers Siobhan.

Cette dernière se sentit soudain infiniment lasse.

— Eh bien, je crois que j’ai appris ce que je voulais savoir. Vous voyez peut-être maintenant pourquoi les mesures de sécurité étaient indispensables.

Rose Delea poussa un grognement.

— Sécurité, mon cul. Nous pourrions tous courir à poil avec un sac sur la tête pendant les cinq prochaines années que ça ne changerait rien. Vous l’avez entendu. Nous sommes foutus, déclara-t-elle avec concision.

— Pas si je peux l’empêcher, dit fermement Bud en se levant. Pause déjeuner. Je suppose que vous allez vouloir appeler votre Premier ministre, Siobhan. Les deux, même. Puis nous nous remettrons au travail.