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AUBE

03 h 07 (heure de Londres)

 

Bisesa et Myra, incapables de dormir, étaient assises par terre dans le salon, dans les bras l’une de l’autre. Elles entendaient monter de la ville, par-delà les murs de l’appartement, des cris avinés, des bris de verre, le hurlement de sirènes… et de temps en temps des bruits sourds qui faisaient penser à des claquements de portes : peut-être bien des explosions lointaines.

Une chandelle palpitait dans son bougeoir posé sur le plancher. Plusieurs torches électriques étaient disposées à portée de main, en compagnie d’autres objets essentiels : une radio à manivelle, une trousse de premier secours, un réchaud à gaz et même du bois de chauffage, bien qu’il n’y eût pas de cheminée dans l’appartement. En dehors de cette pièce, le logement était plongé dans l’ombre. Elles avaient suivi les recommandations officielles et coupé presque tous les appareils électriques ou électroniques. La mairie avait parlé de « black-out »… ce qui n’était pas vraiment exact, mais c’était une référence de plus à la Seconde Guerre mondiale. En revanche, elles avaient laissé branché l’air conditionné, sans lequel, dans l’atmosphère de plus en plus polluée du Dôme, elles auraient vite été incommodées. Et elles n’avaient pas pu se résoudre à éteindre l’écran mural. Ne pas savoir ce qui se passait aurait été pire que tout.

De toute façon, à en juger par le bruit extérieur, il semblait que personne ne respectait vraiment les exhortations officielles.

Le grand écran mural fonctionnait toujours. Entre deux commentaires dispensés par des visages à la mine grave, il affichait une mosaïque d’images glanées sur toute la planète. Du côté nocturne, certaines villes étaient occultées par les cercles opaques de dômes, tandis que d’autres s’embrasaient dans une frénésie de fête et de pillage. D’autres images provenaient de l’hémisphère diurne qui n’avait pas connu ce matin-là de vrai lever de soleil, car le bouclier en bloquait presque tout l’éclat. En dépit de tout, alors que le soleil montait dans le ciel, membres de sectes et fêtards de tous bords dansaient dans sa lumière spectrale.

Durant ces derniers instants avant la tempête, l’image qui ne cessait d’attirer l’œil de Bisesa était celle de l’éclipse. Elle provenait d’un avion qui volait depuis plus d’une heure dans le cône d’ombre. Pour le moment, il était au-dessus du Pacifique, quelque part au large des Philippines. D’une certaine façon, il s’agissait d’une double éclipse, bien sûr, l’ombre de la Lune renforçant celle du bouclier. Mais, même dans ce mince filet de lumière, le soleil offrait son splendide spectacle habituel, avec sa couronne effilochée telle la chevelure de Méduse contre laquelle le bouclier d’Athéna devait protéger la Terre.

L’avion d’observation n’était pas seul dans le ciel. Toute une flottille d’appareils volants suivait l’ombre de la Lune dans son déplacement à la surface de la Terre, et plus bas, sur l’océan, des bateaux, dont un immense paquebot, s’étaient regroupés le long de la bande de totalité. S’abriter dans l’ombre protectrice de la Lune était une des stratégies les plus rationnelles imaginées pour éviter l’exposition directe à la tempête solaire et des milliers de personnes s’étaient massées sur cette portion d’océan parcourue par l’ombre. C’était dérisoire, bien sûr. Sur un site donné, la durée d’éclipse totale n’était que de quelques minutes, et même à bord d’un des avions qui suivaient l’ombre à la trace il n’y avait au mieux qu’un peu plus de trois heures de protection à espérer. Mais on ne pouvait pas reprocher aux gens d’essayer.

Cette mécanique céleste bien réglée soulignait pour Bisesa la réalité de cette funeste matinée. Les Premiers-Nés avaient programmé la tempête pour qu’elle coïncide avec ce rendez-vous cosmique dans le ciel de la Terre. Ils avaient même eu le culot de lui dévoiler leurs intentions. Et à présent tout se déroulait comme ils l’avaient planifié, en direct à la télé…

Myra sursauta. Bisesa la serra dans ses bras.

Sur l’image de l’éclipse, la lumière jaillit autour du cercle obscur de la Lune, comme si une gigantesque bombe avait explosé sur la face cachée du satellite. C’était la tempête solaire, bien sûr. D’après l’horloge, elle avait éclaté pile à la seconde prévue par Eugene Mangles. Une portion de l’écran afficha la brève et fascinante vision d’avions traqueurs d’éclipse tombant dans le ciel.

Puis l’image vacilla avant de s’effacer, remplacée par le fond bleu ciel d’absence de signal. Une à une, les autres parties de la mosaïque s’éteignirent et la voix des commentateurs se tut.

 

 

03 h 10 (heure de Londres)

 

À bord de l’Aurora 2, les contrôleurs de mission du bouclier sortirent des sachets de cacahuètes.

Bud Tooke en prit un. C’était une vieille tradition porte-bonheur héritée du JPL – le Jet Propulsion Laboratory de Pasadena –, qui avait toujours supervisé les vols non habités de la NASA et qui avait fourni du personnel clé et de la matière grise pour ce programme. Le moment est venu de compter sur la chance, se dit Bud.

L’un des grands écrans était réservé à l’affichage d’une image de la Terre dans son ensemble.

Vue de la salle de contrôle de la mission, au centre exact du bouclier, la géométrie céleste était simple. Le bouclier était à jamais positionné au point L1, entre la Terre et le soleil. Par conséquent, du point de vue de Bud, la Terre était toujours pleine. Mais aujourd’hui, pile à l’heure prévue, la Lune s’était interposée entre la planète et son étoile et se déplaçait donc dans le cône d’ombre du bouclier, vaste tunnel près de quatre fois plus large qu’elle. Bud pouvait même distinguer l’ombre plus foncée qu’elle projetait sur la Terre : son disque grisé passait en ce moment sur le Pacifique. Cet alignement exceptionnel était visible dans un éclairage spectral, car le bouclier remplissait son office en ne laissant filtrer qu’un mince filet de lumière.

Quand la tempête éclata, le côté éclairé de la Lune s’embrasa vivement une fraction de seconde avant que l’averse de lumière s’abatte sur la Terre.

Bud se tourna aussitôt vers son équipe. Il examina des rangées de visages, ceux des gens qui se trouvaient dans la pièce avec lui et ceux retransmis depuis le bouclier ou depuis la Lune. Ils étaient horrifiés, blêmes, bouche bée. Bud avait toujours imposé à ses contrôleurs de mission une stricte discipline inspirée de celle imposée par la NASA pendant quatre-vingts ans de vols habités. Et cette discipline, cette priorité, était à cette heure plus importante que jamais.

Il activa son microphone de gorge :

— Ici Flight. Mettons-nous au travail, les amis. Commençons le tour d’horizon. Opérations…

Rose Delea était entourée d’une tente formée de flexécrans : pour cette journée critique, il l’avait nommée à la tête de toutes les opérations du bouclier.

— Tout est normal, Flight. Nous subissons un bombardement en règle, des ultraviolets aux rayons X. Mais pour le moment nous tenons le choc et Athéna réagit comme il faut.

Si le pic d’énergie de la tempête se situait comme prévu dans le spectre de la lumière visible, toutes sortes de radiations nocives se déversaient sur de plus courtes longueurs d’onde… sans parler de la gigantesque éruption en cours depuis la veille. Les composants électroniques du bouclier étaient renforcés conformément aux spécifications militaires et le personnel était lui aussi protégé au mieux. L’efficacité du bouclier ne pouvait malgré tout être absolue et l’équipe subirait des pertes. Ce serait douloureux, même si le bouclier avait été conçu avec une marge suffisante pour tenir le coup.

En revanche, il n’y avait rien qu’ils puissent faire pour la Terre. Le bouclier était prévu pour encaisser la pleine charge du bombardement qui allait bientôt commencer dans le spectre visible et dans le proche infrarouge : cette averse préliminaire de rayons X et gamma le traverserait comme s’il n’était pas là. Ils avaient toujours su qu’il en serait ainsi : le bouclier était de l’ingénierie, pas de la magie, il ne pouvait pas tout dévier. Il avait fallu se résoudre à des choix difficiles. Ils avaient fait de leur mieux, mais il était atroce de rester assis là en sachant qu’on ne pouvait apporter aucune aide à la Terre, absolument aucune.

— Bien reçu, dit Bud. Capcom, ici Flight.

Flight, ici Capcom, répondit Mario Ponzo. Nous sommes prêts pour le moment où vous aurez besoin de nous.

— Espérons que ce ne sera pas avant un bon moment.

Mario, pilote d’une navette Terre-Lune, s’était porté volontaire pour un poste sur le bouclier après avoir fait la connaissance de Siobhan McGorran lors d’une visite de cette dernière à la Lune. Il était responsable de la communication avec les équipes d’entretien qui se tenaient prêtes à sortir braver la tempête dans leurs scaphandres renforcés. Bud lui avait décerné le titre de Capcom : « capsule communicator ». Comme le titre de Bud, Flight Director, ou directeur des opérations de vol, Capcom était emprunté au jargon de la NASA remontant à l’époque des premières missions Mercury, quand il fallait réellement communiquer avec un homme dans une capsule. Mais tout le monde savait ce que ça signifiait et c’était un mot assorti de ses propres traditions. En fait, Mario avait aussi les siennes ; évitant superstitieusement de se raser dans l’espace, il arborait la barbe la plus drue des hommes du bouclier.

— Infirmerie ?

Ils avaient essayé de se préparer à l’averse de rayons durs. Tous ceux qui travaillaient sur le bouclier étaient bourrés de médicaments destinés à lutter contre les radiations nocives : radicaux libres pour inhiber les lésions de l’ADN et agents chimiopréventifs susceptibles de ralentir l’évolution de cancers mortels. Pour les victimes des radiations, ils avaient des réserves de moelle osseuse congelée et d’agents – interleukines et autres – destinés à stimuler la production de cellules sanguines. Des antennes chirurgicales se tenaient prêtes à traiter les blessures par écrasement, surpression, brûlure : toutes les conséquences prévisibles des risques matériels liés au travail dans l’espace sur le bouclier. Leur équipe médicale était réduite, par nécessité, mais elle pouvait compter sur les algorithmes de diagnostic et de traitement codés dans Athéna et, à distance, sur des équipes de spécialistes basées sur Terre et sur la Lune, même si personne ne savait trop combien de temps les télécommunications tiendraient le coup.

Pour le moment, les médecins et leurs assistants robotisés étaient aussi prêts qu’on puisse l’être à soigner les blessés que tous savaient inévitables ; on ne pouvait rien faire de plus. Il allait falloir faire avec.

Bud poursuivit :

— Météo, ici Flight.

La voix lugubre de Mikhaïl Martynov parvint à Bud après le délai habituel de quelques secondes :

— Je suis là, colonel.

Bud voyait le visage de Mikhaïl, l’air grave, et Eugene Mangles derrière lui, dans leur labo de la base Clavius. Mikhaïl était au sommet de la pyramide de scientifiques qui travaillaient pour la météorologie spatiale sur la Terre, la Lune et le bouclier, surveillant tous en temps réel le comportement du soleil.

— Pour le moment, dit Mikhaïl, le soleil réagit comme prévu. Pour le meilleur ou pour le pire.

Derrière lui, Eugene Mangles murmura quelque chose.

— Qu’y a-t-il ? demanda Bud.

— Eugene me signale que le flux de rayons X est un peu supérieur à nos prévisions. Encore dans la marge de tolérance, mais avec une tendance à se renforcer. Bien sûr, il faut s’attendre à quelques écarts ; côté émission d’énergie, le spectre des rayons X est anecdotique et nous assistons à des écarts par rapport aux prédictions de deuxième ordre…

Un vrai moulin à paroles. Bud essayait de rester patient. Martynov, avec sa façon d’ignorer le protocole de signal d’appel et son travers propre aux scientifiques qui se lancent dans un long exposé au lieu de présenter un rapport, risquait d’être plus tard un problème, quand la pression monterait.

— Bien, bien, Mikhaïl. Dites-moi si…

Mais sa question fut interrompue par un nouveau message décalé dans le temps de Mikhaïl :

— J’ai pensé que…

Mikhaïl hésita à la réception de la question tronquée de Bud.

— … que ça vous intéresserait de voir ce qui se passe.

— Où ?

— Sur le soleil.

Son visage lugubre fut remplacé par une image en fausses couleurs compilée à partir d’une batterie de satellites et des propres moniteurs du bouclier. C’était le soleil… mais pas tel qu’un humain aurait pu le reconnaître à peine quelques heures plus tôt. Sa lumière n’était plus jaune, mais d’un féroce blanc bleuté, et d’immenses nuages rougeoyants se déplaçaient à sa surface. Sur le bord du disque, de grands jets de flammes jaillissaient dans l’espace, déformés en arches et en boucles par l’enchevêtrement de champs magnétiques du soleil. Et, au beau milieu de l’astre, on distinguait une tache de lumière aveuglante. Raccourcie par la perspective, c’était la plus monstrueuse de toutes les éruptions, et elle était dirigée droit vers la Terre.

— Grands dieux !

Bud se retourna brusquement :

— Qui a dit ça ?

— Désolée, Bud… euh, Flight. Ici Communications.

C’était Bella Fingal, une technicienne compétente que Bud avait chargée du contrôle de tous les aspects des communications.

— Désolée, répéta-t-elle. Mais… regardez la Terre.

Tous les visages se tournèrent vers l’écran principal.

En position à L1, le bouclier était en permanence à la verticale du point subsolaire, l’endroit de la Terre où le soleil apparaissait à son zénith. En cet instant, ce point se trouvait au-dessus du Pacifique. Et, sur l’océan, des nuages se rassemblaient en une vaste spirale : un système dépressionnaire gigantesque était en formation. Bientôt, il se mettrait en marche vers l’ouest, passant au-dessus de territoires peuplés de millions de gens.

— C’est donc parti, murmura Rose Delea.

— Sans nous, ce serait dix mille fois pire, dit sèchement Bud. N’oubliez pas ça. Et tenez vos positions.

— Nous allons surmonter l’épreuve ensemble, Bud.

C’était la voix d’Athéna, qui avait parlé doucement à son oreille. Il jeta un coup d’œil autour de lui, ne sachant pas si qui que ce soit d’autre était censé avoir entendu. Et puis zut.

— OK, dit-il. À qui le tour ?

 

 

03 h 25 (heure de Londres)

 

Sur Mars, Helena conduisait patiemment son Beagle en attendant le début du spectacle. Chez les astronautes, on était habitué à attendre.

Au dernier moment, elle se laissa aller à vaguement espérer que les analystes se soient trompés, tout compte fait, que tout ça n’ait été qu’une fausse alerte épouvantable. Mais alors, pile au moment prévu, le soleil entra en éruption.

Les vitres du rover s’obscurcirent instantanément pour lui protéger les yeux et le véhicule s’immobilisa. Elle donna à mi-voix un ordre aux systèmes embarqués. Quand le pare-brise s’éclaircit, elle vit un soleil estompé, déformé par une colonne de lumière blanc-bleu jaillie du bord de son disque, tel un monstrueux arbre de feu plongeant ses racines sous sa surface.

La lumière qui arrivait directement du soleil lui parvenait avant celle réfléchie par les planètes intérieures. Mais ensuite, chacune d’elles s’éclaira, l’une après l’autre, comme une guirlande de Noël : Mercure, Vénus… puis la Terre, vers laquelle cette violente colonne de feu était dirigée sans ambiguïté. C’était donc bien réel.

Et à côté de la Terre, un nouvel astre étincelait dans le ciel. Le bouclier, brillant comme une étoile dans la lueur de la tempête solaire, un objet de fabrication humaine visible depuis la surface de Mars.

Elle avait un travail à faire, et peu de temps pour le terminer. Elle annula les blocages de sécurité du Beagle et repartit.

 

 

04 h 31 (heure de Londres)

 

À Londres, le lever du soleil était prévu un peu avant 5 heures. Une demi-heure avant, Siobhan McGorran monta dans l’ascenseur de l’Euraiguille.

Il avait été prolongé jusqu’au Dôme. C’était une issue de secours in extremis, à travers la voûte… même si les détails de l’aide à laquelle il fallait s’attendre au-delà de ce point étaient toujours un peu sommaires. C’était une des rares concessions faites par le Premier ministre en vue de protéger son personnel.

La cage d’ascenseur était percée d’ouvertures non vitrées et, à mesure que Siobhan montait, le paysage londonien se déployait à ses pieds.

L’éclairage public avait été réduit au minimum : des secteurs entiers de la capitale étaient plongés dans le noir. Le ruban obscur de la Tamise traversait la ville, parcouru de rares lueurs, sans doute des patrouilles de la police ou de l’armée. Mais un peu partout brillaient les lumières de diverses fêtes nocturnes, rassemblements religieux et autres. Il y avait aussi beaucoup de circulation, pouvait-on voir aux phares des voitures qui trouaient les épaisses ténèbres, malgré les recommandations du maire de rester chez soi cette nuit.

Le toit se referma sur elle après lui avoir offert un dernier aperçu de poutrelles et d’entretoises, de robots d’entretien qui se déplaçaient parmi elles, telles des araignées courtaudes et de quelques pigeons londoniens tranquillement nichés sous cette voûte immense.

L’ascenseur fit halte dans un bruit de ferraille et la porte s’ouvrit.

Siobhan sortit sur le palier. Ce n’était qu’une dalle de béton implantée sur la coupole et ouverte à tous vents : elle fut glacée par la brise matinale d’avril. Mais la sécurité était assurée par un grillage, deux fois plus haut qu’elle, qui en faisait le tour. Des portes y étaient ménagées, donnant accès à d’effrayantes échelles qui devaient permettre de descendre jusqu’au niveau du sol si tout le reste échouait.

Deux robustes soldats montaient la garde. Ils vérifièrent son implant d’identité à l’aide d’un scanner à main. Elle se demanda à quelle fréquence la relève de ces patients gardiens était assurée… et combien de temps ils resteraient en poste quand le pire de la tempête frapperait.

Elle s’éloigna d’eux et regarda en l’air.

À l’approche de l’aurore, le ciel était tourmenté. Des bancs de nuages effilochés couraient vers l’ouest. Et, à l’est, un rougeoiement cramoisi transparaissait derrière les nuages : des voiles et des draperies parcourus de langoureuses ondulations, telle une superstructure lumineuse tridimensionnelle déployée au-dessus du côté nocturne de la Terre. Une aurore polaire, évidemment. Les photons à haute énergie déversés par le soleil en furie cassaient les atomes des couches supérieures de l’atmosphère et envoyaient tourbillonner leurs électrons le long des lignes de champ magnétique de la Terre. Ce n’était qu’une des conséquences de la tempête, et la moins dangereuse.

Siobhan s’avança jusqu’au bord de la plate-forme et regarda vers le bas. La surface du Dôme était aussi lisse et brillante que du chrome poli, l’aurore polaire s’y reflétait en moirures bigarrées. Malgré la masse du couvercle de fer-blanc qui lui masquait en partie la vue, elle voyait le paysage du Grand Londres étalé à ses pieds. Des pans entiers de la proche banlieue étaient plongés dans des ténèbres ponctuées d’îlots lumineux qui devaient être des hôpitaux ou des postes de police. Mais ailleurs, tout comme sous le Dôme, on voyait des flaques de lumière dans les zones où les gens défiaient toujours la nuit et on entendait de lointains coups de feu. Ce n’était en rien une nuit normale… mais il était difficile de croire, à voir ce paysage familier encore plus ou moins intact, que l’autre côté de la planète était déjà en flammes.

Un des soldats lui tapa sur l’épaule :

— Madame, il va bientôt faire jour. Il vaudrait mieux redescendre.

Il avait un léger accent écossais. Il était très jeune, pas plus de vingt et un ou vingt-deux ans. Elle sourit.

— Très bien. Merci. Et soyez prudent.

— Je le serai. Bonne nuit, madame.

Elle tourna les talons et se dirigea vers l’ascenseur. L’aurore polaire était assez lumineuse pour projeter une ombre diffuse devant elle sur la dalle de béton.

 

 

04 h 51 (heure de Londres)

 

Dans l’appartement, un réveil sonna doucement. Bisesa regarda son cadran à la lueur bleutée de l’écran mural devenu inutile.

— Presque 5 heures, dit-elle à Myra. Le jour se lève. Je pense…

La sonnerie cessa brusquement et le cadran devint noir. La lumière bleue de l’écran tressauta et s’éteignit. Dans la pièce, le seul éclairage venait désormais de la flamme tremblotante de la bougie posée sur le sol.

Le visage de Myra paraissait immense dans la soudaine pénombre.

— Maman, écoute.

— Quoi ? Oh…

Bisesa entendit un cliquetis fatigué qui devait venir d’un appareil d’air conditionné en train de s’arrêter.

— Tu crois que le courant est coupé ?

— Peut-être.

Myra allait dire autre chose, mais Bisesa lui fit signe de se taire. Pendant quelques secondes, elles ne firent qu’écouter.

— Tu entends ? chuchota Bisesa. Dehors. Aucun bruit de circulation… comme si toutes les voitures s’étaient arrêtées d’un coup. Aucune sirène, non plus.

C’était comme si, d’un coup de baguette magique, quelqu’un avait coupé l’électricité de tout Londres… pas uniquement le courant provenant des grosses centrales, mais les groupes électrogènes des hôpitaux et des postes de police, les batteries des voitures et tout le reste, jusqu’à la pile de sa montre-bracelet.

Mais on entendait d’autres bruits : des voix qui appelaient, un cri, un tintement de verre brisé… et un choc sourd qui devait être une explosion. Elle se leva pour aller à la fenêtre :

— Je crois…

Il y eut un crépitement. Puis l’écran mural explosa.

Myra cria sous une pluie d’éclats de verre. Des morceaux de matériel électronique, parcourus d’étincelles, s’abattirent sur la moquette qui se mit à fondre. Bisesa courut vers sa fille :

— Myra !