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MAUVAISES NOUVELLES

Quand Mikhaïl appela pour annoncer la nouvelle, c’en fut trop pour Bud. Il s’enfuit de la salle de contrôle, se hala jusqu’à sa cabine et ferma la porte.

Sur un vieux flexécran étalé sur sa couchette, il fit lentement défiler les noms des disparus. Il s’agissait principalement d’ingénieurs des équipes d’entretien qui s’étaient trouvés sur le bouclier au plus fort de la tempête… et de volontaires, comme Rose et Mario, sortis prendre leur place après qu’ils étaient tombés. Bud les connaissait tous personnellement.

En cinq ans d’existence, la communauté du bouclier avait connu une riche vie culturelle que Bud avait encouragée de son mieux. Il y avait eu des compétitions sportives en apesanteur, des activités musicales et des pièces de théâtre, des soirées dansantes et de grandes fêtes publiques pour Thanksgiving, Noël, la fin du Ramadan, Pâques et toutes les occasions possibles. Il y avait aussi eu les intrigues humaines habituelles, des amours illicites ou non, des mariages, des divorces… et même un meurtre, vite élucidé. Malgré toutes les précautions prises, deux bébés étaient nés, apparemment sans que leur gestation en apesanteur ait entraîné d’effets indésirables, puis avaient rapidement été expédiés sur Terre avec leurs parents.

À présent un quart de cette communauté était mort, un autre quart gravement malade et le reste, Bud compris, sérieusement irradié. Leurs chances de contracter à l’avenir un cancer ou d’autres maladies mortelles consécutives à leur exposition aux radiations étaient notablement accrues. Ils allaient tous payer ce qu’ils avaient accompli aujourd’hui d’une réduction de leur espérance de vie, sinon de leur vie tout court… Et aucun d’eux ne s’était dérobé, pas même quand ils avaient été appelés à faire le sacrifice suprême.

En public, Bud avait gardé un air déterminé. Mais, avant même la tempête, il avait dû établir une macabre comptabilité du nombre acceptable de victimes. Il avait le sentiment d’avoir organisé la mort de ces gens. Et à chaque âme d’exception qu’il avait envoyée dans la fournaise, à chaque mort ajoutée à ce décompte, il avait senti son cœur se briser.

Il avait encore une chose à faire pour les survivants ; jusqu’alors, il avait pu se consoler à cette idée. Après un si long séjour en micropesanteur, les héros du bouclier ne recevraient pas un accueil triomphal avec remise de médailles avant un moment. Ils retourneraient tous sur Terre faibles comme des petits chats et devraient suivre pendant six à douze mois un programme de réadaptation avec massages, hydrothérapie et exercices physiques, jusqu’à ce que leurs os soient suffisamment reminéralisés et qu’ils aient récupéré assez de force et d’endurance pour tenir debout devant un président ou deux et recevoir les applaudissements qu’ils méritaient.

C’était le plan que Bud avait soigneusement préparé pour les renvoyer chez eux. Mais rien de tout cela ne semblait désormais devoir arriver. Car, s’il avait bien compris ce que disaient Eugene et Mikhaïl, cet immense sacrifice avait peut-être été vain et ils auraient aussi bien pu tous rester chez eux en attendant d’être détruits par la tempête.

Il ne faisait rien de bon dans cette cabine. Il prit une profonde inspiration et repartit vers la salle de contrôle.

 

Eugene et Mikhaïl étaient assis côte à côte dans une salle exiguë de la base Clavius.

— Ça s’appelle une éjection de masse coronale, dit Mikhaïl d’un air lugubre. En soi, ce n’est pas un phénomène sans précédent. En temps normal, il en survient plusieurs par an.

— Je croyais que le 9 juin avait été causé par une telle éjection ? demanda Bud.

— Oui, rétorqua Eugene. Mais celle-ci sera plus grosse. Beaucoup plus grosse, même.

Il se lança avec force bredouillis dans une description des derniers événements survenus au sein du soleil : la convergence des lignes de champ au-dessus de la zone d’instabilité à l’épicentre de la tempête solaire, le piégeage d’un immense nuage de plasma sous ces lignes de flux… puis la façon dont le nuage avait été éjecté.

Bud observait les deux astrophysiciens, n’écoutant qu’à moitié. Ils étaient visiblement à la torture. Mikhaïl était ravagé par la fatigue, avec sous les yeux des cernes aussi profonds que des cratères lunaires ; Bud ne lui avait jamais vu l’air si vieux.

L’expression qui creusait le visage d’éphèbe ordinairement lisse d’Eugene était plus difficile à décrypter, mais il fallait dire qu’il était lui-même plus complexe. Rose Delea avait l’habitude de le traiter ouvertement d’autiste… Mais la pauvre Rose était morte, à présent. Pour sa part, Bud n’avait jamais considéré Eugene comme une espèce d’inhumaine machine à calculer et il pensait pouvoir déchiffrer dans ces yeux bleu pâle une émotion que n’importe quel militaire aurait comprise : L’opération a foiré. Et j’ai bien peur que ce soit moi qui aie foutu la merde.

Bud se frotta les yeux et essaya de se concentrer. Depuis sa virée de six heures sur le bouclier, il n’avait pas quitté ses sous-vêtements isothermes crasseux. Il pouvait encore sentir la croûte de sueur et de vomi sur son visage resté trop longtemps enfermé sous son casque, chacun de ses muscles était raide comme du bois et il mourait d’envie de prendre une douche.

— Eugene, dit-il avec ménagement, vous me dites que vos modèles n’avaient pas prévu ça.

— Non, répondit Eugene d’un air lamentable.

— Il n’avait absolument aucun moyen de le faire, colonel Tooke, dit doucement Mikhaïl. Bien sûr, on aurait éventuellement pu prévoir une telle éjection. La turbulence au cœur de la tempête solaire était un peu comme une région active. De telles régions engendrent des éruptions et sont aussi parfois, mais pas toujours, associées à des éjections de masse coronale. S’il y a un lien de cause à effet, il est profond et nous ne sommes pas près d’y voir plus clair. Nous devons encore en comprendre le mécanisme de base. En outre, nos modèles ne pouvaient pas voir plus loin que le grand déferlement d’énergie de la tempête solaire… ce dont ils se sont acquittés au mieux. Mais, passé ce point, ils sont tombés sur une singularité : un endroit où les courbes tendaient vers l’infini, et les lois de la physique ont rendu les armes.

— Nous avons bricolé un correctif pour le suivi, dit Eugene d’un air désolé. Continu jusqu’aux dérivées tierces. Dans l’ensemble, le correctif a l’air de marcher. Pour tout, à part pour cette saleté.

Mikhaïl haussa les épaules :

— Rétrospectivement, ce flux gamma anormalement élevé que nous avons observé au début de la tempête aurait pu être un précurseur. Mais nous n’avions pas le temps de recommencer la modélisation, juste au moment où s’amorçait la tempête…

— Vous avez le sentiment d’avoir été trahis par le soleil en personne, hein ? Parce qu’il ne s’est pas comporté comme vous le lui aviez dit ? demanda Bud.

— J’ai essayé d’expliquer à Eugene qu’on ne pouvait rien reprocher à son modèle. C’est l’esprit le plus brillant avec lequel j’aie jamais travaillé et, sans sa clairvoyance…

— Nous n’aurions pas vu venir la tempête, nous n’aurions jamais bâti le bouclier… et nous n’aurions jamais sauvé toutes ces vies, dit Bud avec un soupir. Vous n’avez pas à vous en vouloir, Eugene. Et nous avons besoin de votre aide, maintenant plus que jamais.

— Nous n’avons pas trop de temps, dit Mikhaïl. Ça va beaucoup plus vite qu’une éjection de masse coronale ordinaire.

— Mais ce n’est pas non plus une journée ordinaire, non ? Combien de temps avons-nous ?

— Une heure, répondit Mikhaïl. Peut-être moins.

C’était si ridicule que Bud avait peine à y croire. Que pouvait-on faire en une heure ?

— Par quoi cela commencera-t-il ?

— Une onde de choc avancée, dit Eugene. Plus ou moins inoffensive… Ça se traduira par une profusion de parasites à la radio.

— Et ensuite ?

— Le gros du nuage frappera, dit Mikhaïl. Une nappe de brouillard aussi large que le soleil, plus d’un million de kilomètres de diamètre, se dirigeant droit vers la Terre. Exceptionnellement peu épaisse, de structure vaguement lenticulaire… conséquence de sa formation inhabituelle, sans doute. Elle est constituée de particules relativistes… surtout des protons et des électrons.

— « Relativistes », ça veut dire qu’elles se déplacent à une vitesse proche de celle de la lumière ?

— Oui. Et qu’elles sont énergétiques. Très énergétiques. Colonel, un proton ne peut pas dépasser la vitesse de la lumière, mais en approchant de cette limite absolue, il engrange une quantité impressionnante d’énergie cinétique…

— Et ces particules énergétiques feront des dégâts, dit Eugene. Colonel, ce sera une tempête de particules.

Bud n’aimait pas du tout cette idée.

Le 9 juin, un nuage de particules analogue s’était précipité vers la Terre. Le champ magnétique terrestre en avait piégé la plus grand partie. Les principaux dégâts causés ce jour-là l’avaient été par des fluctuations du champ magnétique en question qui avaient induit des courants électriques dans le sol.

— Cette fois, ce sera différent, dit Mikhaïl. Le sol sera directement engagé.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama Bud. Parlez normalement, bon sang !

— Ces particules solaires sont si énergétiques, répondit Eugene, que la plupart traverseront la magnétosphère et l’atmosphère comme si elles n’existaient pas…

— Comme des balles de fusil à travers une feuille de papier, ajouta Mikhaïl.

Une mortelle averse de radiations et de particules lourdes allait s’abattre sur la planète. Pour un humain non protégé, ce serait comme la détonation de milliards de petites explosions à l’intérieur de ses cellules ; ses délicates biomolécules, les protéines dont il était constitué et le matériel génétique régissant sa structure et sa croissance seraient ravagés. Beaucoup de personnes mourraient sur le coup. Pour les survivants, les souffrances seraient simplement remises à plus tard. Même les enfants encore dans le ventre de leur mère subiraient des mutations capables de les tuer à la naissance.

Tous les êtres vivants de la Terre, dont l’existence reposait sur les protéines et l’ADN, seraient affectés. Certains individus survivaient peut-être, mais, un peu partout, des systèmes écologiques entiers seraient dévastés.

Impitoyable, Eugene énuméra ensuite les problèmes à long terme :

— Après le passage du nuage, l’air sera chargé de carbone 14, constitué de noyaux d’azote ayant capturé des neutrons. Un élément très radioactif. Et quand les exploitations agricoles recommenceront à produire, il passera dans la chaîne alimentaire. Les milieux océaniques seront moins affectés, du moins dans un premier temps…

Bud avait saisi le message. Les désastres se succéderaient à perte de vue. Merde ! se dit-il. Et ça allait commencer dans une heure, à peine.

Impulsivement, il pianota sur son écran et fit défiler au hasard des images de la Terre.

Ici, les dernières forêts d’Amérique du Sud, préservées à grand-peine, et les champs de soja qui les avaient grignotées brûlaient d’un même élan. Là, les monuments touristiques les plus emblématiques de l’humanité – le Taj Mahal, la tour Eiffel, l’opéra de Sydney – disparaissaient engloutis par les flammes. Ailleurs, c’étaient de vastes installations portuaires ravagées par de monstrueux ouragans, des avions spatiaux tombant comme des mouches, le pont sur la Manche, comme ceux de Gibraltar et d’Hokkaïdo, en train de s’écrouler, fracassés par la foudre qui s’acharnait sur eux. Malgré ça, tout le monde pensait que le pire était passé ; un peu partout, des gens fouillaient les décombres à la recherche de survivants, dégageaient les ruines, tentant déjà de prendre un nouveau départ. Et à présent, ça. Et le bouclier ? Dépourvu de toute protection, il allait à coup sûr être détruit, telle une feuille emportée par une bourrasque.

Après tout ce qu’ils venaient de traverser, ça paraissait injuste, comme si quelqu’un avait changé les règles du jeu au moment où ils pensaient être sur le point de gagner. Mais, se dit Bud avec un certain malaise, si cette militaire britannique dérangée avait raison, avec ses histoires de « Premiers-Nés », c’était peut-être exactement ce qui s’était passé.

Il regretta brusquement de ne pas être avec Siobhan. S’ils avaient été ensemble, les choses n’auraient pas semblé si moches. Mais c’était égoïste de souhaiter ça ; où qu’elle soit sur Terre, elle y était plus en sécurité que si elle s’était trouvée avec lui.

Il se tourna vers les écrans où s’affichait le visage grave de Mikhaïl. Il était conscient que toute son équipe le regardait : même à présent, il fallait penser à leur moral.

— Alors, demanda-t-il, avez-vous une solution ?

Mikhaïl se contenta de secouer la tête. Eugene, l’air nerveux, détourna les yeux.

— J’en ai une, déclara Athéna à brûle-pourpoint.

Bud leva les yeux, déconcerté. Sur son écran, Mikhaïl restait bouche bée.

 

— Ne t’inquiète pas, Bud. J’ai été aussi consternée que toi quand je l’ai compris. Mais nous nous en sortirons, tu verras.

— De quoi parles-tu, Athéna ? répliqua Bud. Comment allons-nous nous en sortir ?

— J’ai déjà pris la liberté de prévenir les autorités, répondit tranquillement Athéna. J’ai contacté les secrétariats des présidents d’Eurasie et des États-Unis, ainsi que les dirigeants chinois. J’ai lancé le processus quand la tempête était encore en cours. Je ne voulais pas te déranger, Bud. Tu étais trop occupé.

— Athéna…

— Une minute, intervint Mikhaïl. Athéna, mettons les choses au clair. Tu as lancé ton avertissement avant que nous appelions. Tu as donc compris tout ça avant qu’Eugene et moi fassions part au colonel Tooke de nos observations sur l’éjection de masse coronale.

— Oui, répondit Athéna d’un ton guilleret. Ce n’est pas sur la base de vos observations que j’ai lancé mon avertissement. Elles n’ont fait que confirmer mes projections théoriques.

Quelles projections théoriques ? demanda Eugene.

— Mikhaïl, expliquez-moi ce qui se passe ici, grogna Bud.

— Elle a l’air d’avoir prévu la tempête de particules, dit Mikhaïl, songeur. Athéna a manifestement conçu ses propres modèles – meilleurs que les nôtres – et a vu l’arrivée de la tempête de particules, ce dont nous avons été incapables. C’est comme ça qu’elle a pu prévenir les autorités alors que nous étions encore en train de nous débattre avec la tempête solaire.

— Je suis assez brillante, vous savez, dit Athéna sans la moindre trace de forfanterie. N’oubliez pas que je suis l’entité la plus densément interconnectée et la mieux dotée en processeurs du système solaire. L’échec de la modélisation d’Eugene, poussée à ses extrêmes, était parfaitement prévisible. Sans qu’on puisse le lui reprocher. Il a fait de son mieux.

Eugene se retenait visiblement.

— Mais ma modélisation…

— Athéna, pas de salades, dit Bud. Combien de temps avant nous as-tu compris ?

— Oh, je sais depuis janvier.

Bud réfléchit.

— Autrement dit, quand tu as été activée.

— Oh, je ne l’ai pas découvert tout de suite. Il m’a fallu un moment pour analyser les données que vous m’aviez fournies et pour en tirer la conclusion. Mais les implications étaient claires.

— Combien de temps t’a-t-il fallu… Non, ne réponds pas à ça.

Pour une entité aussi intelligente qu’Athéna, il était parfaitement possible que la réponse soit : quelques millisecondes après son activation.

— Si tu avais prévu ce danger à l’époque, dit-il d’un ton las, pourquoi ne nous en as-tu rien dit ?

Athéna soupira, comme s’il avait dit une bêtise.

— Voyons, Bud… à quoi cela aurait-il servi ?

Athéna, à peine née, soudain en possession d’une connaissance de l’avenir supérieure à celle des humains qui l’avaient créée, s’était aussitôt trouvée confrontée à un dilemme.

— En janvier, le bouclier était déjà presque terminé, dit-elle. Et il avait été conçu, judicieusement, dans l’idée de protéger la Terre du pic d’énergie de la tempête solaire dans la lumière visible. La protéger aussi contre la tempête de particules aurait exigé une architecture complètement différente. Il ne restait tout simplement plus assez de temps pour le modifier. Et si je vous avais dit que vous vous étiez trompés, qu’un danger vous avait échappé, vous auriez totalement abandonné le bouclier, ce qui aurait été vraiment désastreux.

— Et même aujourd’hui, tu ne nous en as avertis qu’au tout dernier moment. Pourquoi ?

— Encore une fois, ça n’aurait servi à rien. Il y a vingt-quatre heures, personne ne pouvait savoir si le bouclier serait efficace. Ce n’est que quand il a été clair que la plus grande partie de l’humanité allait bien être sauvée qu’il a été temps de s’inquiéter de la tempête de particules…

Bud commençait à comprendre. Les IA, même Athéna, si elles pouvaient être sur bien des plans largement plus intelligentes que les humains, étaient encore parfois plutôt primitives sur le plan éthique. Athéna s’était débattue dans l’inextricable labyrinthe moral auquel elle était confrontée avec la délicatesse d’un éléphant dans un parterre de fleurs.

Elle avait été obligée de mentir. Elle n’était peut-être pas assez subtile pour pouvoir exprimer ouvertement sa confusion intérieure, mais son trouble s’était manifesté d’autres façons. Son instinct n’avait pas induit Bud en erreur : Athéna, placée face à des conflits engendrés par des impératifs éthiques, avait été une créature perturbée.

— J’ai toujours essayé de te protéger, Bud, dit Athéna d’un ton solennel. De protéger tout le monde, bien sûr, mais surtout toi.

— Je sais, dit-il prudemment.

Pour le moment, le plus important était d’en finir avec ça, de trouver une solution à ce nouveau problème, s’il y en avait une, pour ne pas perturber davantage le fragile équilibre atteint par Athéna.

— Je sais, Athéna.

Fronçant les sourcils, Mikhaïl se pencha en avant et dit avec circonspection :

— Écoute-moi, Athéna. Tu as dit que tu avais une solution. Tu as dit à Bud que nous allions nous en sortir. Tu as un moyen de neutraliser la tempête de particules, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua-t-elle d’un ton contrit. Je ne pouvais pas te le dire, Bud. Je ne pouvais tout simplement pas.

— Pourquoi donc ?

— Parce que tu aurais voulu m’arrêter.

 

Il ne leur fallut que quelques minutes pour soutirer à Athéna le principe de sa solution. Il était assez simple. En fait, Eugene et Mikhaïl connaissaient tout de cette méthode longtemps avant les funestes soubresauts du soleil.

Les ceintures de radiations de Van Allen se déploient au-dessus de l’équateur à une distance de la Terre comprise entre mille et soixante mille kilomètres. Les particules chargées émises par le vent solaire, les éjections de masse coronale et d’autres phénomènes y sont piégées par la magnétosphère. Avec pour conséquence pratique que, dans toute cette zone, les satellites sont en permanence sujets à une dégradation de leurs composants électroniques causée par le flux continu de particules.

Mais il était possible de « drainer » ces particules hors des ceintures de Van Allen. L’idée était d’utiliser, pour les repousser, des ondes radio à très basse fréquence qui les expulseraient vers la haute atmosphère au-dessus des pôles magnétiques. Le principe était exploité depuis 2015, quand un réseau de satellites de protection avait été placé en orbite autour des ceintures. Cela ne requérait pas beaucoup d’énergie : une intensité d’à peine quelques watts par satellite pouvait diminuer de moitié le temps passé par un électron dans les ceintures de Van Allen.

— Ces nettoyeurs restent la plupart du temps en sommeil, dit Mikhaïl. Mais on les réactive après les plus grosses éruptions solaires. Et ils l’ont aussi été après 2020, quand la destruction de Lahore par une bombe nucléaire a projeté une importante quantité de particules à haute énergie dans les couches supérieures de l’atmosphère.

— Il est intéressant de savoir que nous n’avons jamais observé les ceintures de Van Allen dans leur état naturel, dit Eugene. Juste après leur découverte, en 1958, les États-Unis ont fait exploser au-dessus de l’Atlantique deux grosses bombes atomiques qui les ont inondées de particules chargées. Et, depuis, les émissions de radio ont affecté la vitesse à laquelle celles-ci s’échappent…

Bud l’arrêta d’un geste.

— Ça suffit. Athéna, c’est de cette façon que tu prévois de détourner la tempête de particules ?

— Oui, répondit-elle un peu trop allègrement. Après tout, le bouclier est comme une grosse antenne parabolique et il est bourré de composants électroniques.

Mikhaïl se tourna pour chuchoter quelque chose à Eugene et pianota sur un de ses écrans.

— Ça pourrait marcher, colonel. Les composants du bouclier sont légers et leur alimentation électrique est faible, mais habilement coordonnés par Athéna, ils pourraient produire des ondes radio extra-longues… aussi longues que le diamètre du bouclier, si nous le voulons. Le flux de particules est si large que nous ne pourrons pas le contenir entièrement, mais Athéna pourrait y ménager une brèche, un trou de la taille de la Terre.

Il vérifia ses chiffres et haussa les épaules.

— Ça ne sera pas parfait, mais je pense que ce sera assez efficace.

— Bien sûr, c’est la faible épaisseur de ce nuage qui nous sauve la mise, intervint Eugene.

Bud ne comprenait pas :

— Qu’est-ce que son épaisseur a à voir là-dedans ?

— Ça veut dire que le nuage passera vite. Et c’est important. Parce que le bouclier ne tiendra pas longtemps le coup, répondit Eugene de son habituel ton impassible. Vous voyez ?

Mikhaïl scruta les traits de Bud.

— Colonel Tooke, le bouclier n’a pas été conçu pour ça. La charge d’énergie… les composants seront très vite grillés.

Bud comprit.

— Et Athéna ?

— Athéna n’y survivra pas, répondit Mikhaïl d’un ton grave.

Bud se gratta la joue.

— Pauvre fille.

 

— J’ai fait quelque chose de mal, Bud ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Non, non, tu n’as rien fait de mal. Mais c’est pour ça que tu ne pouvais pas m’en parler, hein ?

Quand elle avait compris qu’elle pouvait sauver la Terre en se jetant dans le feu, Athéna avait aussitôt vu quel était son devoir. Mais elle avait eu peur que Bud l’en empêche – et dans ce cas la Terre aurait été condamnée –, ce qu’elle ne pouvait pas permettre.

Sitôt confrontée à ce dilemme inextricable, à l’instant de son activation, elle l’avait su.

— Pas étonnant que tu aies été troublée, dit Bud. Tu aurais dû nous en parler. Tu aurais dû me le dire.

— Je ne pouvais pas, dit-elle, puis elle eut une hésitation. Je comptais trop pour toi.

— Bien sûr, tu comptes beaucoup pour moi, Athéna…

— Je suis ici avec toi, alors que ton fils est coincé sur Terre. Ici, dans l’espace, je suis ta famille. Comme ta fille. Je comprends, vois-tu, Bud. C’est pour ça que tu aurais pu tenter de me sauver, envers et contre tout.

— Et tu as pensé que je te désactiverais à cause de ça.

— J’en avais peur, oui.

Sur les écrans, Mikhaïl et Eugene arboraient des airs compassés. Si elle s’imaginait pouvoir être une consolation à la séparation de Bud et de son fils, la compréhension qu’avait Athéna de la psychologie humaine était aussi limitée que son sens moral. Mais ce n’était pas le moment de le lui dire.

Bud sentit son cœur déjà éprouvé se briser un peu plus. Pauvre Athéna, se dit-il.

— Voyons, je ne t’aurais jamais empêchée de faire ton devoir.

Il y eut un long silence.

— Merci, Bud.

— Athéna, dit doucement Mikhaïl, n’oublie pas qu’il existe une copie de toi, encodée au moment de l’explosion d’Extirpator. Tu pourrais vivre à jamais, quoi qu’il se passe aujourd’hui.

Elle le pourrait, répondit Athéna. La copie. Mais elle n’est pas moi, docteur Martynov. Moins de trente minutes à attendre, dit-elle calmement.

— Athéna…

— Je suis correctement positionnée et prête à me mettre au travail, Bud. Au fait, j’ai réparti les commandes entre mes processeurs locaux. Le bouclier continuera à fonctionner même après que mes fonctions cognitives centrales auront cessé. Ça vous donnera quelques minutes de protection en plus.

— Merci, dit gravement Mikhaïl.

— Bud, je fais partie de ton équipe, maintenant ?

— Oui, tu es un membre de l’équipe. Tu l’as toujours été.

— J’ai toujours eu pour cette mission le plus grand enthousiasme.

— Je sais, ma petite. Tu as toujours fait de ton mieux. Y a-t-il quelque chose dont tu as envie ?

Elle se tut pendant plus d’une seconde, une éternité pour elle.

— Parle-moi, tout simplement, Bud. Tu sais que j’ai toujours aimé ça. Parle-moi de toi.

Bud se gratta la joue et se carra dans son siège.

— Mais tu sais déjà presque tout.

— Raconte quand même.

— Très bien. Je suis né à la campagne. Tu le sais. J’ai toujours été un enfant rêveur, malgré les apparences…

Ce furent les vingt-huit minutes les plus longues de sa vie.