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MIDI

10 h 23 (heure de Londres)

 

Sur la Lune, Mikhaïl Martynov attendait en compagnie d’Eugene Mangles.

Ils étaient assis dans une salle aux murs tapissés d’écrans et de matériel de communication, peuplée d’employés attentifs murmurant dans des microphones. Cette pièce avait été le bureau de Bud Tooke à l’époque où il était à la tête de la base Clavius… À présent, Bud était au point L1, où il risquait sa vie pendant que Mikhaïl sirotait du café en regardant de belles images.

— Il n’y a absolument rien que nous puissions faire pour le moment, dit Mikhaïl. Sinon regarder, enregistrer et apprendre.

— Vous l’avez déjà dit, grogna Eugene avant de repousser son fauteuil d’un geste brusque et de quitter la pièce.

Mikhaïl envisagea de le rappeler, mais il y renonça. Il avait parlé plus pour lui-même qu’à l’intention du jeune homme. Et il n’avait pas la moindre idée de ce que ressentait ce garçon, qui restait pour lui une énigme, même après des années d’étroite collaboration. Comme souvent, Mikhaïl brûlait d’envie de le prendre dans ses bras, de le consoler. Mais c’était bien sûr impossible.

Pour sa part, il se sentait surtout coupable.

Il se tourna vers le grand écran du fond de la pièce, où s’affichait une vue générale de la Terre. Assemblée à partir de plus d’une centaine de sources, c’était une image détaillée de la planète, meilleure même que celle de Bud sur le bouclier, et vraiment superbe, songea-t-il tristement. Mais c’était le portrait d’une planète à la torture.

À mesure que tournait inexorablement la Terre, le point subsolaire se déplaçait vers l’ouest. C’était comme si la planète avait été enfournée dans une immense rôtissoire. Pour l’instant, la face desséchée de l’Afrique était dirigée vers Mikhaïl. Les contours familiers du continent étaient facilement reconnaissables, mais un gigantesque système dépressionnaire de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre était installé au-dessus du Sahara et le cœur verdoyant du continent était zébré de vastes panaches de fumée noire : Les dernières forêts pluviales vont mourir aujourd’hui, se dit Mikhaïl au désespoir. Et, tandis que sur les terres la végétation brûlait, les océans s’évaporaient.

Aucune partie du monde, pas même les régions encore dans l’ombre de la nuit, n’avait été épargnée par la tempête solaire. Sur toute la face visible de la Terre, les nuages s’amoncelaient. En s’éloignant de l’équateur, ils rencontraient en altitude de l’air plus frais et se déchargeaient de volumes énormes d’humidité en violents orages, ou en tempêtes de neige sur les pôles. Pendant ce temps, tandis que l’énergie solaire venait gorger les réservoirs de chaleur déjà débordants de la Terre, les courants océaniques, immenses Amazones d’eau salée, tourbillonnaient en bouillonnant et, alors même que des quantités de neige sans précédent tombaient sur l’Antarctique, tout autour du continent des milliards de tonnes de glace se détachaient des banquises.

Et au-dessus des pôles ondulaient des aurores, sinistres flamboiements visibles même depuis la Lune.

Sept heures que dure cette horreur, songea Mikhaïl. Et il en restait beaucoup plus à venir, si les dernières projections d’Eugene s’avéraient exactes. Ils avaient procédé à diverses simulations des effets à long terme sur le climat terrestre, mais contrairement aux modélisations du soleil par Eugene, il était impossible de s’en faire une idée précise. Personne ne savait ce qui en résulterait… ni même s’il survivrait sur Terre quelqu’un pour le voir.

Mais, quoi qu’il advienne à la Terre, Mikhaïl pouvait être sûr que lui survivrait à cette journée… et c’était la source de son sentiment de culpabilité.

Pour le moment, la face visible de la Lune tournait carrément le dos au soleil. Il y avait donc une épaisseur de trois mille kilomètres de roche inerte entre la tempête et son précieux épiderme. En outre, la Lune, assez proche de l’axe Terre-soleil pour projeter ce jour-là son ombre sur la planète mère, était protégée par le bouclier au même titre que celle-ci. Clavius était donc l’endroit le plus sûr de tout le système solaire intérieur.

En temps normal, presque tous les habitants de la Lune vivaient sur la face visible, mais aujourd’hui les rares résidents des bases de la face cachée, comme celle de Tsiolkovski, avaient été rapatriés à l’abri des bases Clavius et Armstrong. Même le nid d’aigle habituel de Mikhaïl, au pôle Sud, avait été abandonné : seuls des capteurs électroniques y étudiaient toujours patiemment le comportement aberrant du soleil et continueraient à le faire avec une inflexible efficacité tant qu’ils n’auraient pas fondu.

Ainsi donc, pendant que la Terre subissait mille tourments et que des héros luttaient pour maintenir le bouclier opérationnel, Mikhaïl se cachait là. Comme il était étrange que sa carrière, toute sa vie consacrée à l’étude du soleil, ait abouti à ça, se terrer au fond d’un trou pendant que se déchaînait l’astre en question…

Mais peut-être sa destinée avait-elle été déterminée longtemps avant sa naissance.

Comme il avait essayé de l’expliquer à Eugene, l’astronautique russe avait toujours eu une tendance héliophile. Après sa scission avec Rome, la chrétienté orthodoxe avait renoué avec des éléments païens plus anciens, en particulier le culte de Mithra, une religion à mystères originaire de Perse et répandue dans tout l’Empire romain, qui considérait le soleil comme la force cosmique prédominante. Au fil des siècles, certains éléments de ces racines païennes avaient été préservés, par exemple les auréoles des icônes russes, semblables à des symboles solaires. Tradition ravivée plus explicitement par les « néopaïens » du xixe siècle. Ces fous mystiques auraient pu être oubliés… n’eût été le fait que Tsiolkovski, le père de l’astronautique russe, avait étudié sous la férule de philosophes héliophiles.

Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que sa vision de l’avenir de l’homme dans l’espace ait été baignée de soleil ; en fait, il avait rêvé que l’humanité finirait par y évoluer en une unité métabolique photosynthétique autonome n’ayant besoin pour vivre que de lumière solaire. Certains philosophes considéraient même que l’ensemble du programme spatial russe n’était qu’une version moderne de rituel d’adoration du soleil.

Pour sa part, Mikhaïl n’était ni mystique ni théologien. Mais ce n’était sûrement pas une coïncidence s’il s’était senti à ce point attiré par l’étude du soleil. Il était quand même étrange que celui-ci récompense aujourd’hui une telle dévotion par cette tempête mortelle.

Et il était aussi étrange que le nom donné par les compagnons de Bisesa Dutt à leur monde parallèle, Mir, ne signifie pas uniquement « monde » ou « paix », mais que ce soit également la racine du nom de Mithra : en ancien persan, mir voulait dire « soleil »…

Mikhaïl gardait ces réflexions pour lui. En cette funeste journée, ce n’était pas le moment de se pencher sur la métaphysique, mais sur les besoins de sa planète martyrisée, de ses parents et amis… et d’Eugene.

Le corps d’athlète de ce dernier était trop puissant pour la pesanteur lunaire et, en marchant, il rebondissait sur le plancher de métal poli. Il étudiait tour à tour les écrans sur lesquels des graphiques comparaient le comportement effectif du soleil à ses prévisions.

— Pour le moment, presque tout est conforme.

— Seul le rayonnement gamma a l’air de s’emballer, murmura Mikhaïl.

— Oui. Lui seulement. J’ai dû faire une erreur quelque part dans l’analyse des perturbations. J’aimerais avoir le temps de tout reprendre…

Il continua de réfléchir au problème à voix haute, parlant de dérivées supérieures et de convergence asymptotique.

Comme pour la plupart des applications mathématiques au monde réel, la modélisation du soleil d’Eugene était comparable à une équation trop complexe pour être résolue. Il avait donc appliqué des techniques d’approximation pour en extraire les informations utiles. Il suffisait de choisir ce qu’elle avait de compréhensible et d’extrapoler à partir de là par étapes successives. Ou d’essayer de pousser à l’extrême différents paramètres pour les faire tendre vers zéro ou vers une autre limite prédéfinie.

Toutes ces techniques étaient courantes et avaient fourni des prédictions aussi utiles que précises sur la façon dont le soleil allait se comporter. Mais ce n’étaient que des approximations. Et la divergence lente et régulière des flux de rayons X et gamma avec la courbe obtenue suggérait qu’Eugene avait négligé un paramètre secondaire.

Si Mikhaïl avait été chargé d’évaluer le travail d’Eugene, celui-ci n’aurait à coup sûr encouru aucune critique. Ce n’était qu’une erreur marginale, une décimale oubliée. En fait, une divergence par rapport aux prévisions était un élément du processus de rétroaction nécessaire au progrès de la connaissance scientifique.

Mais là, il ne s’agissait pas d’une étude scientifique. Des décisions vitales avaient été prises sur la base des prédictions d’Eugene et la moindre erreur pouvait être catastrophique. Mikhaïl poussa un profond soupir.

— Il était impossible de sauver tout le monde, quoi que nous ayons pu faire. Nous l’avons toujours su.

— Bien sûr, je le sais, rétorqua Eugene d’un ton hargneux. Vous me prenez pour une espèce de sociopathe ? Qu’est-ce que vous pouvez être condescendant.

Mikhaïl tressaillit, blessé.

— Je vous demande pardon.

— J’ai de la famille là-bas, moi aussi.

Le jeune astrophysicien jeta un coup d’œil en direction de la Terre. L’Amérique s’éveillait, s’enfonçant dans la tempête : la famille d’Eugene était sur le point d’en subir la pleine violence.

— Tout ce que j’ai jamais pu faire pour eux, c’est mon travail scientifique. Et je n’ai même pas réussi à le faire bien.

Il se remit à marcher de long en large.

 

 

10 h 57 (heure de Londres)

 

N’a-qu’un-œil était contrarié et désorienté.

Toupillon l’avait encore provoqué. Quand il avait trouvé le figuier croulant sous les fruits, le jeune mâle avait négligé d’appeler le reste de la troupe. Puis, quand N’a-qu’un-œil l’avait défié, Toupillon avait refusé de se soumettre à son autorité. Il s’était contenté de continuer à enfourner les fruits pulpeux dans sa grosse bouche, pendant que le reste de la troupe saluait par des cris moqueurs la déconfiture de N’a-qu’un-œil.

Pour une bande de chimpanzés, c’était une crise politique majeure. N’a-qu’un-œil savait qu’il allait devoir s’occuper de Toupillon.

Mais pas aujourd’hui. N’a-qu’un-œil n’était plus tout jeune, et il était raide et courbatu d’avoir mal dormi. Pour couronner le tout, c’était encore une de ces journées étouffantes, sans un souffle d’air, plongée dans l’étrange pénombre qui s’était abattue sur la forêt, une journée où on n’avait qu’une envie, celle de rester couché et de s’épouiller. Tout son être lui disait qu’il n’allait pas affronter Toupillon aujourd’hui. Peut-être demain…

N’a-qu’un-œil s’écarta de la troupe et, maussade, entreprit d’escalader un des plus grands arbres. Il allait dormir.

Dans sa tête, il n’avait pas de nom pour lui-même, bien sûr, pas plus qu’il n’en avait pour ceux du reste de la troupe. Même si, en tant qu’animal social, il connaissait chacun d’eux presque aussi bien que lui-même. « N’a-qu’un-œil » était le nom que lui avaient donné les gardiens veillant sur la troupe et sur les autres habitants de cette portion de forêt congolaise.

À vingt-huit ans, N’a-qu’un-œil était assez vieux pour avoir vécu le grand basculement philosophique qui avait soufflé sur l’humanité et conduit à sa reclassification dans le genre Homo, un cousin des humains, au lieu de Pan, un simple animal. Ce changement de nom assurait sa protection contre les chasseurs et les braconniers comme celui qui lui avait logé une balle dans l’œil quand il n’avait pas encore l’âge de Toupillon.

Et, en cette pire journée de la longue histoire de l’humanité et de tous les primates, ses cousins s’étaient fait un devoir de le protéger.

N’a-qu’un-œil avait atteint la cime de l’arbre. Dans son nid rudimentaire de branches entrecroisées, il pouvait encore sentir l’odeur de ses excréments de la nuit précédente. Il secoua les branches, faisant s’envoler des touffes de poils qui y étaient restées accrochées.

Bien entendu, N’a-qu’un-œil n’avait aucune conscience de la révolution survenue dans la façon de penser des humains, si cruciale pour sa survie. Mais il avait conscience d’autres changements. Il y avait par exemple cette bizarre confusion du jour et de la nuit. Au-dessus de sa tête, on ne pouvait voir ni ciel, ni soleil. D’étranges lumières fixes éclairaient la forêt, mais par rapport au soleil des tropiques, elles ne parvenaient à répandre qu’une lueur crépusculaire… raison pour laquelle N’a-qu’un-œil, bien que réveillé depuis à peine quelques heures, ne savait pas trop s’il était temps pour lui de retourner dormir.

Il s’étendit dans son lit, se tortillant pour trouver une position confortable. Un vague agacement commençait à monter en lui face à tous ces désagréments, contrariété avec laquelle beaucoup d’humains vieillissants auraient sympathisé. Une image de Toupillon couvert de sang lui vint à l’esprit. Ses grandes mains se serrèrent en songeant à ce qu’il pourrait faire pour mettre son jeune rival au pas.

Ses pensées vagabondes s’embrouillèrent et il sombra dans un sommeil agité.

Le soleil de midi déversait chaleur et lumière, et un système orageux aussi vaste que le continent faisait rage. Les parois argentées du dôme ondulaient et claquaient dans un bruit de tonnerre. Mais elles tenaient bon.

 

 

11 h 57 (heure de Londres)

 

En sous-vêtements, dans un salon éclairé par une simple bougie, Bisesa et sa fille étaient étendues côte à côte sur de minces matelas de camping.

Il faisait chaud, plus chaud que Bisesa, malgré son expérience de l’Afghanistan et du nord-ouest du Pakistan, n’aurait cru possible. L’air pesait sur elle comme une épaisse couverture humide. Elle sentait la sueur qui s’accumulait en flaque sur son ventre et détrempait le matelas sous son dos. Elle était incapable de faire un geste, incapable de se tourner pour voir si Myra allait bien, ou même si elle était encore en vie.

Elle n’avait pas entendu la voix d’Aristote depuis des heures, ce qui semblait très étrange. La pièce était silencieuse, à part le bruit de leurs respirations et le tic-tac de l’horloge. C’était une vieille et encombrante pendule que Bisesa avait héritée sans enthousiasme de sa grand-mère, mais elle marchait encore, grâce à ses rustiques entrailles mécaniques insensibles à la surcharge électromagnétique alors que les flexécrans, téléphones et autres gadgets électroniques avaient tous grillé.

Autour de l’appartement, il y avait beaucoup de bruit. On entendait de fortes explosions, des crépitements évoquant des tirs d’artillerie, et par moments un son qui faisait penser à une pluie battante sur un toit de bois. C’étaient les précipitations annoncées, consécutives à l’énorme injection d’énergie calorique dans l’atmosphère.

Si la situation était aussi mauvaise sous le couvercle de fer-blanc, Bisesa se demandait ce qu’il en était dans le reste du pays. Il devait y avoir de brusques inondations, des incendies et des tornades dignes du Kansas. Pauvre Angleterre.

Mais le pire, c’était la chaleur. Grâce à sa formation militaire, Bisesa connaissait les statistiques brutes. Ce n’était pas tant la température que l’humidité qui vous tuait. La perte de chaleur par évaporation sudorale était le seul mécanisme dont disposait le corps pour préserver son équilibre physiologique interne et, si l’humidité relative était trop élevée, on ne pouvait pas transpirer.

Au-dessus de 37 °C environ – le « seuil de dégradation » –, les fonctions cognitives se trouvaient ralenties, le jugement altéré, les performances perceptives et psychomotrices affectées. À 40 °C et cinquante pour cent d’humidité, l’armée vous déclarait en « incapacité thermique »… mais on pouvait peut-être encore survivre pendant vingt-quatre heures. Si la température montait encore, ou si l’hygrométrie s’aggravait, ce délai était raccourci. Passé ce point, l’hyperthermie s’installait et les systèmes vitaux commençaient à lâcher : à 45 °C, quel que soit le taux d’humidité, vous étiez victime d’un stress thermique sévère et la mort s’ensuivait rapidement.

Et puis il y avait Myra. Bisesa avait suivi un entraînement militaire et avait entretenu sa forme, même durant ses cinq ans d’inactivité depuis son retour de Mir. À treize ans, Myra était jeune et en bonne santé, mais elle ne disposait pas des ressources de sa mère. Il n’y avait strictement rien que Bisesa puisse faire pour sa fille. Il ne lui restait qu’à prendre son mal en patience et à espérer.

Étendue là, elle s’aperçut que son vieux portable lui manquait. Ce petit appareil avait été son guide et son compagnon de tous les jours depuis qu’elle l’avait reçu dans le cadre d’un plan de l’ONU de distribution de téléphones mobiles à tous les enfants de la planète pour leur douzième anniversaire. Si d’autres avaient rapidement abandonné ces gadgets considérés comme désespérément ringards, Bisesa avait toujours apprécié le sien, qui représentait un lien avec une communauté plus vaste que sa famille mal-aimée dans sa ferme du Cheshire. Mais son portable était resté sur Mir… sur une autre planète, perdu à jamais dans un niveau de réalité complètement différent. Et même si elle l’avait eu là, avec elle, l’IEM l’aurait grillé.

Ses idées étaient confuses. Était-ce un symptôme d’hyperthermie ?

Elle tourna la tête avec une extrême prudence pour regarder la pendule de sa grand-mère. Midi pile. L’intensité de la tempête solaire devait être à son comble sur Londres.

Un prodigieux coup de tonnerre déchira les cieux torturés, ébranlant le Dôme tout entier.