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CRÉPUSCULE (2)

Bud Tooke était assis sur la passerelle de l’Aurora 2.

Autour de lui, les parois étaient tapissées d’écrans. La plupart affichaient des colonnes de chiffres ou des images en provenance des différents secteurs du bouclier ou des dispositifs de surveillance en position plus loin dans l’espace. Mais il y avait aussi des visages : Rose Delea qui transpirait dans son scaphandre quelque part sur le bouclier, Mikhaïl Martynov et Eugene Mangles sur la Lune, tous deux en train de surveiller le comportement du soleil durant les dernières heures précédant la tempête, et même Helena Umfraville, une très compétente astronaute britannique en compagnie de laquelle il avait autrefois suivi une formation, dont l’image lui parvenait de Mars avec l’inévitable décalage temporel.

Il n’y avait pas de raison particulière à cette visioconférence. Mais il était rassurant pour les enfants dispersés de la Terre de garder le contact en ces circonstances. Ils avaient donc laissé ouvertes les connexions et au diable les problèmes de bande passante.

Athéna toussa discrètement pour attirer son attention, un tic emprunté à Aristote.

— Excuse-moi, Bud.

— Oui, Athéna, qu’y a-t-il ?

— Pardon de te déranger. C’est juste que l’occultation est presque achevée. J’ai pensé que tu voudrais peut-être voir la Terre…

Elle afficha une image de la planète mère sur le plus grand des écrans. La face de la Terre était obscurcie. Bud plongea le regard dans un tunnel d’ombre de plusieurs millions de kilomètres de long qui engloutissait à la fois la Terre et la Lune… et qui était projeté par une construction humaine. Bud avait vu une centaine de fois des simulations de cet événement. Mais il n’en fut pas moins impressionné.

Athéna rompit le silence :

— Bud ?

— Oui, Athéna ?

— À quoi penses-tu ?

Il avait appris à rester prudent dans les réponses qu’il lui faisait.

— Je suis époustouflé, dit-il. Je suis stupéfait de l’échelle de ce que nous avons accompli.

Comme elle ne répondait pas, il ajouta au hasard :

— Je suis très fier.

— Nous avons bien travaillé, hein, Bud ?

Il pensa détecter une note d’attente dans sa voix. Il essaya de deviner ce qu’elle espérait qu’il dise.

— Oui, Athéna. Et nous n’aurions pas pu y arriver sans toi.

— Tu es fier de moi, Bud ?

— Tu le sais bien.

— Mais j’aime te l’entendre dire.

— Je suis fier de toi, Athéna.

Elle se tut et il retint son souffle.

 

La grande opération de réorientation avait duré des mois et Bud était bien content que ce soit terminé.

Le bouclier avait été construit à dessein perpendiculairement au soleil, afin qu’il n’intercepte qu’une fraction de la lumière reçue par la Terre tant qu’il ne serait pas achevé : après tout, il fallait toujours faire pousser les récoltes. Mais, à l’approche du jour de l’épreuve, il avait fallu faire pivoter la construction pour que, de la Terre, sa surface masque entièrement le soleil. Préparer cette manœuvre en apparence banale avait été un aussi grand défi que tous ceux auxquels ils avaient été confrontés pendant la phase d’assemblage.

Le bouclier mesurait treize mille kilomètres de diamètre, mais, constitué d’échardes de verre et de mousse filée, il n’avait pratiquement rien d’un objet solide : on aurait pu passer son poing à travers sans même s’en apercevoir. Cette légèreté était nécessaire, sinon il n’aurait jamais été possible de le mettre en place. Mais sa structure d’une extraordinaire délicatesse le rendait presque impossible à manœuvrer.

Il n’était pas question de se contenter de mettre à feu les moteurs verniers de l’Aurora 2 pour faire pivoter l’ensemble. Si on avait essayé, le bon vieux vaisseau se serait tout simplement arraché à la toile arachnéenne au centre de laquelle il était enchâssé. Et le tout était si fragile qu’exercer une pression excessive sur n’importe quel point de sa surface aurait facilement pu le déchirer sans pour autant le faire bouger. La rotation du bouclier rendait la tâche encore plus délicate. La force centrifuge, quoique minime, empêchait la structure de s’effondrer sur elle-même. Or ce mouvement rotatif était devenu un véritable problème, parce que si on essayait de modifier l’orientation du bouclier, il s’y opposait à la façon d’un gyroscope.

L’unique moyen d’y parvenir était d’appliquer la force de pivotement avec les plus grandes précautions et de la répartir sur toute la surface du disque afin qu’aucune région ne subisse une trop forte contrainte. L’ensemble était dynamique, les moments d’inertie du disque se modifiant subtilement à chaque instant ; c’était un énorme problème de calcul.

La seule façon de le résoudre avait été, bien entendu, de confier le travail à Athéna, l’âme du bouclier éveillée à la conscience. Pour elle, le bouclier était son corps, ses divers capteurs et leur câblage son système nerveux, les petits moteurs intégrés à la membrane cénesthésique ses muscles. Et elle était douée d’une intelligence telle que la tâche complexe de basculement du disque n’était, pour elle, rien de plus qu’un vigoureux exercice mental.

Ce long processus avait duré des mois. Jour et nuit, de petites constellations de minuscules fusées s’étaient allumées par vagues successives en un ballet hypnotique sur toute la surface du disque. Leurs petites impulsions avaient – en douceur, mais obstinément – poussé le bouclier.

Et, petit à petit, comme l’avaient prévu les simulations, celui-ci avait pivoté pour se positionner face au soleil.

Bud savait qu’il n’aurait pas dû s’inquiéter autant. Tout avait été planifié et simulé à maintes reprises ; il avait été laissé très peu de place à l’échec. Mais Bud ne s’en était pas moins fait du souci. Ce n’était pas uniquement à cause du risque inhérent à la manœuvre, ni même d’un classique espoir d’astronaute que, si quelque chose tournait mal, la faute ne retombe pas sur lui.

Quelque chose d’autre le tracassait, une chose sur laquelle il n’arrivait pas à mettre le doigt. Concernant Athéna.

Cette troisième personne juridique (non humaine) lui semblait très différente de ses grands frères, Aristote et Thalès. Oh, elle était aussi intelligente, efficace et compétente qu’eux, peut-être même plus brillante. Mais, alors qu’Aristote était toujours assez sentencieux, et Thalès un peu fruste et prévisible, Athéna était… différente. Elle pouvait être espiègle. Faire des blagues. Elle paraissait parfois presque frivole. Coquette ! Et, à d’autres moments, elle semblait attendre quelque chose de lui, comme si son état mental dépendait du moindre compliment qu’il lui faisait.

Bud avait essayé d’en discuter avec Siobhan. Elle lui avait répondu qu’il était un incorrigible vieux macho : Athéna portant un nom féminin et parlant avec une voix féminine, il l’avait affublée de tout ce que ses préjugés considéraient comme caractéristique de la féminité.

Peut-être bien. Mais il travaillait en plus étroite collaboration que quiconque avec Athéna. Et même si personne d’autre ne s’en rendait compte, et alors que toutes les procédures de contrôle affirmaient qu’on pouvait s’y fier, il y avait en elle quelque chose qui le tracassait.

Il avait même eu une fois la nette impression qu’elle lui mentait. Il l’avait sommée de s’expliquer – cela allait à l’encontre de toutes ses programmations – et elle avait nié, bien entendu. De plus, quelle raison aurait-elle pu avoir de lui mentir ? Mais la graine du doute était semée.

L’« esprit » d’Athéna était une structure logique en tout point aussi complexe que le support matériel qui la constituait, avec ses couches imbriquées de contrôles, depuis les sous-programmes commandant ses minuscules moteurs-fusées jusqu’aux grands centres cognitifs de sa conscience artificielle. Les procédures de vérification n’avaient rien repéré, mais cela pouvait simplement vouloir dire qu’il existait une imperfection subtile profondément enfouie dans ce vaste esprit nouveau-né, un problème qu’il ne comprenait pas et dont il ne pouvait déterminer la cause. Et s’il y avait quelque chose qui clochait, il était bien en peine de deviner ce qu’on pouvait y faire.

Quoi qu’il en soit, malgré les inquiétudes de Bud, Athéna avait accompli à la perfection la manœuvre de pivotement, son premier grand défi. Elle pouvait être aussi cinglée qu’elle le voulait, du moment qu’elle faisait aussi bien son boulot le lendemain. Mais il savait qu’il ne se détendrait pas tant que le travail ne serait pas terminé, d’une façon ou d’une autre.

 

Sur l’écran de Bud, l’éclipse artificielle était désormais quasi totale. La Terre était presque entièrement plongée dans l’ombre, avec la forme de ses continents dessinée par les colliers de lumière de ses villes le long des côtes et des grands fleuves. Seul un mince croissant lumineux était encore éclairé sur le limbe de la planète. L’écran montrait aussi l’image de la Lune qui entrait dans l’ombre majestueuse du bouclier à mesure que son orbite la rapprochait de l’axe Terre-soleil qu’elle devait croiser le lendemain lors de l’éclipse totale.

— Mon dieu, dit Mikhaïl sur la Lune. Qu’avons-nous fait ?

Bud savait ce qu’il voulait dire. La vague de fierté à laquelle il s’était attendu en cet instant où le bouclier était enfin terminé et en position, point culminant de ces années d’efforts héroïques, se trouvait vite balayée par la signification de cette vaste chorégraphie céleste.

— Ça va vraiment arriver, n’est-ce pas ?

— Je le crains, dit tristement Mikhaïl. Et nous, nous nous retrouvons loin de la Terre.

— Mais au moins nous sommes ensemble, dit Helena sur Mars, quelques minutes plus tard. C’est l’occasion de prier, vous ne pensez pas… ou de chanter. Dommage qu’aucun hymne approprié n’ait jamais été écrit pour les spationautes.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ça, dit Mikhaïl. Je suis orthodoxe.

Mais Bud dit calmement :

— J’en vois un.

Sa voix ne pouvait pas avoir atteint Helena avant qu’elle ouvre la bouche, mais ce qu’elle se mit à chanter, pas très juste, était exactement celui qu’il avait en tête : l’hymne de la marine américaine.

 

Père éternel qui nous protège,

Maître des flots qui nous assiègent…

 

Bud se joignit à elle, s’efforçant de se rappeler les paroles. Puis il entendit les voix de Rose Delea et de ceux du bouclier. Pour finir, même Mikhaïl, probablement avec l’aide de Thalès pour lui souffler le texte, se mit à chanter. Seul Eugene Mangles gardait le silence, l’air dérouté.

 

Toi qui imposes aux profondeurs

Les limites qui sont les leurs…

 

Bien sûr, ce chœur interplanétaire était absurde, si on voulait bien y réfléchir. Einstein et les décalages dus à la vitesse de la lumière y veillaient : le temps qu’Helena entende les autres reprendre son chant, elle aurait fini la dernière phrase. Mais, d’une certaine façon, ça n’avait pas d’importance et Bud chanta de tout son cœur, entonnant avec une poignée de voix éparpillées sur des dizaines de millions de kilomètres :

 

Entends nos ardentes prières

Pour ceux en péril sur la mer.

 

Mais, tout en chantant, il était conscient de la présence silencieuse autour de lui d’Athéna que ne trahissait pas le moindre souffle.