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INDUSTRIE

Bud Tooke vint comme la première fois accueillir Siobhan à sa descente du Komarov.

Elle l’avait déjà prévenu qu’elle voulait se mettre tout de suite au travail, quelle que soit l’heure locale. Il la conduisit en souriant vers les dômes principaux.

— Aucun souci. De toute façon, nous travaillons déjà vingt-quatre heures sur vingt-quatre… C’est comme ça depuis six mois, nous avons commencé aussitôt après avoir reçu les directives de la Présidente.

— Nous vous en sommes reconnaissants, sur Terre, commenta-t-elle avec chaleur.

— Je sais. Mais nous ne nous plaignons pas. Nous sommes tous extrêmement motivés, ici.

Il prit une profonde inspiration, gonflant sa poitrine.

— Les défis sont stimulants. C’est bon pour la santé.

Siobhan se sentait depuis six mois au bord de l’épuisement. Elle répondit, l’air dubitatif :

— Sans doute.

Il tourna les yeux vers elle, la sollicitude perçant sous sa brusquerie militaire.

— Comment avez-vous trouvé le voyage ?

— Long. Heureusement qu’il y a Aristote et la messagerie électronique.

C’était le troisième voyage de Siobhan sur la Lune. Le premier avait été merveilleux, elle en rêvait depuis l’enfance. Même le deuxième avait été passionnant. Mais le troisième était une pure corvée… et il lui faisait perdre son temps, par-dessus le marché.

L’ennui, c’était qu’ils étaient là, à la mi-2038, une bonne année après le 9 juin, six mois déjà après la déclaration historique d’Alvarez… et moins de quatre ans avant le jour de la tempête solaire. Siobhan savait en théorie, d’après ses diagrammes de Gantt et ses graphiques de dépendances fonctionnelles et de cheminement critique, que les divers sous-projets du programme de grand bouclier étaient en bonne voie. Mais, dans sa tête, une minuterie implacable égrenait son compte à rebours. Elle s’efforça d’expliquer à Bud :

— Je suis une pessimiste chronique. Je m’attends à voir les choses tourner mal et, quand elles se passent bien, je trouve ça louche, dit-elle avec un sourire contraint. Vous parlez d’une attitude pour un chef…

Quand il pencha la tête, sa chevelure argentée coupée ras accrocha la lumière des rampes d’éclairage du couloir.

— Vous vous en sortez bien. De toute façon, pour la motivation des effectifs, je m’en charge. J’ai été sergent instructeur dans un camp d’entraînement du Midwest. Je saurai leur faire se remuer les fesses. À nous deux, nous formerons peut-être une bonne équipe.

Il lui passa un bras autour des épaules et l’étreignit.

Elle sentit sa force et détecta un parfum d’après-rasage. Bud ressemblait parfois à un vestige des années mil neuf cent cinquante. Mais sa ténacité, sa simplicité et sa franche bonne humeur étaient les bienvenues. Ce qui n’était qu’une justification après coup, bien entendu.

Alors qu’il la serrait contre lui, elle sentit une agréable chaleur se répandre en elle et lui monter au visage. Elle éprouva une certaine déception quand il s’écarta.

 

À sa première visite, le dôme Artémis avait été le siège d’expérimentations industrielles lunaires. Quelques mois plus tard, l’échelle des opérations avait complètement changé. Le dôme avait été découpé et s’était vu greffer des extensions rudimentaires afin de fournir de l’espace supplémentaire aux installations de raffinage, pour la plupart dans le vide. C’était une vision dantesque : de grotesques silhouettes en combinaison spatiale se déplaçaient au milieu d’amoncellements de tuyaux, de canalisations et de récipients métalliques, le tout maculé du gris anthracite omniprésent sur la Lune, telle une caricature des jours les plus sombres de la révolution industrielle anglaise.

Ce colossal effort avait pour but la production de métal.

L’aluminium était le principal composant structurel de la catapulte, et l’acier était indispensable aux systèmes électromagnétiques qui en constitueraient la force motrice. Comme elle devait faire plusieurs kilomètres de long, les colons de la Lune avaient été obligés de passer directement du stade expérimental à la production industrielle. Le changement d’échelle était considérable, la pression énorme.

Bud donna à Siobhan un aperçu de quelques-unes des difficultés qu’ils rencontraient.

— Sur Terre, ce sont des procédés parfaitement au point. Mais, ici, rien ne se comporte de la même façon, que ce soit un roulement à billes ou l’écoulement d’essence dans un tuyau…

— Mais vous y arrivez.

— Oh, oui.

Le dôme Séléné, pour sa part, autrefois première ferme de la Lune, avait été transformé en verrerie. Le principe était simple : on enfournait le régolite lunaire à un bout, on le soumettait à la chaleur concentrée du soleil, et on obtenait à l’autre bout du verre en fusion qui pouvait être moulé pour obtenir des sections préfabriquées. Bud dit :

— Chaque fois qu’un journaliste me contacte, il me demande pourquoi nous utilisons du verre pour l’infrastructure du bouclier. Chaque fois, je dois lui répondre que c’est parce que nous sommes sur la Lune et que, aussi merveilleuse soit-elle, la Lune ne nous laisse guère le choix.

La composition même de la Lune découlait de la façon dont elle s’était formée. Les géologues de la NASA qui avaient étudié les premiers échantillons rapportés par les astronautes des missions Apollo étaient restés perplexes : ce matériau pauvre en fer et dépourvu de substances volatiles paraissait très différent des roches de la croûte terrestre. Il ressemblait davantage au matériau constitutif du manteau, l’épaisse couche intermédiaire entre la croûte et le noyau. On avait fini par découvrir que c’était parce que la Lune était faite du manteau terrestre… ou plutôt d’un morceau arraché au manteau par l’impact qui lui avait donné naissance.

— Et voici donc ce dont il faut nous accommoder. Ici, les roches ignées constituent quatre-vingt-dix pour cent de la croûte. C’est comme si nous devions vivre sur les pentes du Vésuve. Et n’oubliez pas qu’il n’y a pratiquement pas d’eau. Sans eau, on ne peut pas faire de béton, par exemple.

— D’où le verre.

— Exactement. Siobhan, sur la Lune, le verre pousse naturellement. Chaque fois qu’une météorite s’écrase, le régolite fond en projetant du verre tout autour. C’est donc ce dont nous nous servons… Et voici le produit fini. (Il montra d’un geste théâtral des composants en verre, pour certains hauts comme plusieurs hommes, entassés dans une aire de stockage à ciel ouvert.) Ici, il n’y a pas de prototypes, pas de modèles d’essai. Tout ce que nous faisons est destiné au lancement ; tout ce que nous construisons trouvera place sur le bouclier… tout ce que vous voyez volera dans l’espace. Les plans qu’on nous envoie de la Terre changent sans arrêt, et nous essayons aussi d’optimiser notre fabrication en visant le poids minimum pour une résistance structurelle maximale. Si bien que, pour finir, le bouclier sera un curieux hybride dont les derniers composants, de cinq ans plus jeunes, auront l’air complètement différents des premiers. Mais nous sommes bien obligés de nous débrouiller comme ça.

Siobhan contempla les morceaux de verre avec une admiration sincère. Ils ne payaient pas de mine, on aurait dit les étançons d’un manège de fête foraine ou les stands d’un salon de design industriel. Mais ces étranges poutrelles de verre devaient être lancées par dizaines de milliers dans l’espace où elles seraient assemblées pour constituer la charpente d’un miroir plus vaste que la planète. L’idée folle qu’elle avait promue commençait déjà à prendre forme dans le monde réel. Elle en eut un frisson.

Bud regardait les travailleurs, de l’autre côté de la fenêtre.

— Vous savez, reprit-il, je crois que ce projet pourrait souder notre équipe. Avant le 9 juin, ici, pour nous c’était un peu comme un jeu, nous jouions aux colons sur la Lune. Maintenant, nous avons un devoir à accomplir, un but bien défini, un calendrier à respecter. Je crois que cette crise va faire avancer de plusieurs dizaines d’années le programme de colonisation et d’exploitation de la Lune.

Tout cela ne voulait pas dire grand-chose pour elle, mais elle vit combien c’était important pour lui.

— C’est magnifique.

— Oui. Mais, ajouta-t-il d’un air abattu, je dois parfois marcher sur des œufs.

— Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas pour ça que ces types sont venus ici. Ce sont des scientifiques, en majorité, ne l’oubliez pas. Et là, ils se trouvent réquisitionnés pour travailler sur une chaîne de montage. D’accord, il y a le dynamisme et l’adrénaline. Mais de temps en temps ils se souviennent de leur ancienne vie et ils ressentent…

— De la frustration ?

— Oh, ça, ce n’est pas trop grave. Non, le pire, c’est qu’ils s’ennuient. L’inconvénient d’une éducation supérieure. Tant que j’arrive à les distraire, tout se passe bien.

Il regardait au-dehors, les pattes d’oie au coin de ses yeux accrochant la lumière, et elle se dit qu’il avait l’air plein d’affection pour ses ouvriers caractériels.

— Venez, dit-elle. Vous ne m’avez pas fait visiter Hécate.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers le troisième dôme, elle glissa sa main dans la sienne.

 

Plus tard, il l’emmena hors de la base pour aller voir la Fronde de David.

À l’approche du site, Siobhan se leva pour passer la tête dans la bulle d’observation du compartiment pressurisé du tracteur afin d’avoir une meilleure vue. Sur les trente kilomètres prévus de la catapulte, seuls les trois premiers étaient terminés. Le spectacle n’en était pas moins étonnant : dans la lumière rasante, sous un ciel d’un noir de poix et se détachant sur fond de poussière lunaire grisâtre, le lanceur brillait comme une épée.

Les techniciens en parlaient comme d’une catapulte, d’un lanceur électromagnétique… ou, plus simplement, d’un canon spatial. Son cœur était constitué d’un rail d’aluminium soutenu par des chevalets, minces et légers comme toutes les constructions lunaires. Autour du rail s’enroulait une vaste spirale de fil d’acier formant un solénoïde. Sur l’aire de chargement, des silhouettes en scaphandre se déplaçaient avec circonspection autour d’une grue en train de hisser un cylindre argenté sur le rail. Celui-ci s’étirait à travers le cratère et disparaissait rapidement à la vue sous l’horizon rapproché de la Lune.

— Le principe est simple. C’est un canon mu par électromagnétisme. On place la cargaison dans un conteneur d’acier réutilisable qu’on charge sur le rail. Le champ magnétique produit dans cette casemate, expliqua Bud en montrant un dôme dépourvu de signe distinctif, parcourt le solénoïde en engendrant dans le conteneur des courants induits qui interagissent avec le champ magnétique, et la cargaison est propulsée le long du rail. Bref, c’est le principe du moteur électrique.

Tout en parlant, il la prit avec un parfait naturel par la taille.

— Et, après trente kilomètres d’accélération…, enchaîna-t-elle.

— On atteint la vitesse de libération sans avoir besoin de recourir à tout un fourbi de fusées, de rampes de lancement et de comptes à rebours. Et puis on peut aller où on veut… redescendre sur Terre, même.

— C’est une idée fantastique, dit-elle.

— Oui. Mais comme presque tout ce que nous faisons sur la Lune, des gens y ont pensé longtemps avant que nous ayons l’occasion de venir le construire ici. La notion de lanceur électromagnétique remonte aux années mil neuf cent cinquante, je crois. Elle était due à un auteur de science-fiction célèbre en son temps…

— Ne pourrait-on pas construire une catapulte sur la Terre ?

— En principe, si. Mais l’atmosphère poserait un problème. On volerait à des vitesses interplanétaires à un mètre au-dessus du sol. À la vitesse de libération, Mach 20 ou 25, on serait carbonisé. Ici il n’y a pas d’atmosphère, pas de résistance de l’air. Et nous avons notre fameuse pesanteur lunaire, les vitesses qu’il nous faut atteindre sont donc beaucoup plus basses que sur Terre : là-bas, il faudrait une catapulte vingt fois plus longue que celle-ci… environ six cents kilomètres. Quant à la source d’énergie, toute cette jolie lumière du soleil nous arrive gratuitement du ciel. Mais la véritable économie vient de ce que, contrairement à la technologie des fusées, la totalité de notre matériel de lancement reste fixée au sol. Avec la Fronde, quitter ce caillou revient à quelques centimes par kilo.

Il s’engagea dans une description enthousiaste des perspectives que la Fronde et ses successeurs plus perfectionnés offriraient un jour à la Lune.

— D’ici, nous pouvons expédier du matériel lourd vers les points de Lagrange, ou en orbite terrestre, ou vers les autres planètes et au-delà, pour une fraction de l’énergie et des coûts de lancement depuis la Terre. Certains ont autrefois rêvé que la Lune serait le marchepied de la conquête du système solaire. Ce rêve est mort quand on a découvert qu’on n’y trouvait pratiquement pas d’eau. Mais grâce à la Fronde, il revivra.

Elle posa la main sur son bras avec un soupçon de mélancolie. Elle était fascinée par sa passion, son énergie. Il ressemblait étrangement à Eugene Mangles, d’une certaine façon : si l’obsession de ce dernier était son travail, celle de Bud était de toute évidence la Lune et l’avenir de celle-ci… où elle-même n’avait pas sa place.

— Bud, vous m’avez convaincue. Mais pour le moment, tout ce que je demande à la Lune, c’est de sauver la Terre.

— Nous y travaillons. Bien que nous sachions tous que ce ne sera pas suffisant.

Le bouclier ne pouvait pas offrir une protection absolue. Il était conçu pour intercepter le plus gros du bombardement énergétique de la tempête solaire dans le spectre de la lumière visible, mais il ne pouvait rien contre son accompagnement de rayons X, gamma et autres radiations nocives, marginales par rapport à la puissance totale de l’éruption, mais potentiellement dévastatrices pour la Terre.

— On ne peut pas tout faire, dit-elle.

— Je sais. Je n’arrête pas de le dire à mon équipe. Mais même ainsi, ce que nous faisons semble toujours trop peu… Regardez, je crois qu’ils sont prêts pour un essai.

La charge était en place sur le rail miroitant. La grue se retira. Siobhan vit le conteneur s’ébranler : d’abord lentement, en un démarrage pesant qui dénotait sa masse, puis de plus en plus vite. C’était tout ce qu’il y avait à voir. Pas d’effets spéciaux : ni gerbes d’étincelles, ni nuages de fumée. Mais, tandis que les générateurs déversaient leur énergie dans le solénoïde, elle sentit un picotement au creux de l’estomac, sans doute une réaction biochimique aux puissants courants à l’œuvre quelques centaines de mètres plus loin.

Le conteneur, qui continuait à accélérer, disparut à sa vue.

Bud serra le poing.

— Aujourd’hui, nous ne pouvons que creuser un trou de plus dans le sol de Clavius. Mais dans six mois, tout au plus, nous placerons une charge en orbite. Imaginez-vous en train de vous élancer sur ce tremplin, de chevaucher un éclair à travers les plaines lunaires !

À la surface de la Lune, des rovers se précipitaient déjà pour récupérer le conteneur, soulevant derrière eux de grands panaches de poussière, pendant que la grue se remettait en position, prête pour un nouvel essai.