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CRÉPUSCULE (3)

En cette dernière soirée, Siobhan McGorran était dans son petit bureau de l’Euraiguille. Marchant de long en large, elle contemplait Londres plongé dans la pénombre.

Dans toute la ville, sous le Dôme refermé, une profonde nuit était tombée. Mais les rues étaient brillamment éclairées. Elle se demanda ce qu’elle aurait pu entendre si ses fenêtres n’avaient pas été efficacement insonorisées : des rires, des cris, des avertisseurs, des sirènes, un fracas de verre brisé ? En tout cas, l’atmosphère était fiévreuse : cette nuit, peu de gens allaient dormir.

Toby Pitt entra d’un air affairé. Il portait un petit plateau en carton avec deux grandes tasses de café en plastique et une poignée de biscuits.

Siobhan accepta le café avec joie.

— Toby, vous êtes un héros méconnu.

Il s’assit et prit un biscuit.

— Quand bien même ma seule contribution à la solution de la crise serait de chercher des petits gâteaux pour l’Astronome royale, je le ferais jusqu’au bout… dussé-je pour cela apporter mes propres biscuits. Quelle bande de radins, ces eurocrates. À la vôtre !

Toby avait l’air aussi flegmatique que jamais. Il possédait une force de caractère typiquement britannique : du café et des biscuits en pleine fin du monde. Mais une chose frappa soudain Siobhan : il ne lui avait jamais rien dit sur sa vie privée.

— N’y a-t-il aucun endroit où vous préféreriez vous trouver, Toby ? Quelqu’un auprès de qui vous voudriez être…

— Mon compagnon est dans sa famille, à Birmingham, dit-il avec un haussement d’épaules. Il y est aussi en sécurité que moi ici, ni plus ni moins.

Siobhan sursauta : son compagnon ? Encore une chose qu’elle ignorait de lui.

— Vous n’avez pas de famille ?

— Une sœur en Australie. Elle est sous le Dôme de Perth avec ses enfants. Il n’y a rien que je puisse faire de plus pour leur sécurité. À part ça, nous sommes orphelins. Au fait, ça vous intéressera peut-être de savoir le métier de ma sœur. Elle est ingénieure spatiale. Elle travaille sur un projet de tour orbitale. Vous savez, un ascenseur vers une plate-forme en orbite géostationnaire… le meilleur moyen de voyager dans l’espace. Ce n’en est encore qu’au stade des recherches sur le papier, mais elle m’assure que, techniquement, c’est parfaitement réalisable. Dommage que nous n’en ayons pas déjà une, dit-il avec une grimace, ça nous aurait évité pas mal de tirs de fusées. Et vous, votre famille ? Votre mère et votre fille… elles sont ici, à Londres ?

Elle hésita, avant de secouer la tête :

— Je leur ai trouvé des places dans un observatoire de neutrinos.

— Dans quoi… ? Oh !

Il s’agissait en fait d’une mine de sel abandonnée du Cheshire. Tous les observatoires de neutrinos étaient profondément enfouis sous terre.

— C’est Mikhaïl Martynov qui m’a donné le tuyau, sur la Lune. Bien sûr, je n’étais pas la seule à avoir eu cette idée. J’ai dû tirer quelques ficelles pour les faire entrer.

Ce qui allait à l’encontre de toutes les règles de l’Union eurasiatique.

Le Premier ministre eurasiatique avait fait mettre son suppléant à l’abri dans le bunker de Liverpool, afin qu’il y ait au moins deux centres de commandement autonomes. Mais il avait exigé que l’ensemble de son cabinet, y compris les personnalités semi-indépendantes comme Siobhan, soit présent dans l’Euraiguille de Londres, au-dessus du niveau du sol. Il en allait du moral de la population, avait-il martelé ; il ne fallait pas que les gens voient, en ce jour fatidique, les membres du gouvernement profiter de leurs relations pour trouver un refuge.

Pour autant que pouvait en juger Siobhan, qui n’était pas politicienne, le Premier ministre avait peut-être raison à propos du moral de la population. Mais la règle interdisant de venir en aide à sa propre famille était une prescription qu’elle s’était trouvée, après bien des hésitations, incapable de respecter. Cela la mettait d’autant plus mal à l’aise quand elle se rappelait avoir dû se rendre sur le bouclier pour reprocher à Bud et à ses héros d’avoir cédé à la même motivation.

Toby n’était cependant pas du genre à la dénoncer.

— N’allez pas imaginer que vous êtes la seule. Mais c’est dommage que vous ne puissiez pas être avec votre famille.

Il s’était calé dans son fauteuil et avait allumé une cigarette. Apparemment, la journée était propice à la transgression.

 

Autant sur Terre que dans l’espace, les derniers mois avaient connu un regain d’activité.

La plupart des grandes villes étaient désormais recouvertes d’un dôme, comme Londres, ou protégées par des barrages plus rudimentaires de ballons captifs et de dirigeables. Tous les systèmes vitaux avaient été dotés de redondances, les réseaux de transmission doublés par des câbles en fibre optique profondément enfouis, et des réserves d’eau et de nourriture avaient été constituées. Si le bouclier était inefficace, Siobhan en était sûre, aucune de ces mesures n’y changerait rien, mais, comme l’avait dit la présidente Alvarez, s’il transformait une catastrophe mortelle en danger auquel il était possible d’échapper, chaque vie sauvée compterait.

De toute façon, les gouvernements devaient montrer à leurs administrés qu’ils essayaient de faire quelque chose, n’importe quoi, tout ce qui était humainement possible. Ce qui avait apparemment marché, au moins psychologiquement. La société avait continué à fonctionner de façon plus ou moins ordonnée, contredisant les prédictions de quelques commentateurs pessimistes sur la nature humaine selon lesquels les derniers jours verraient le monde sombrer dans l’anarchie.

Malgré tout, la situation s’était dégradée. C’était une chose de suivre les recommandations et de continuer à travailler tant que l’échéance était encore dans plusieurs années. Quand il n’était plus resté que quelques semaines, une nervosité croissante avait affecté tout le monde. Il y avait eu une recrudescence d’absentéisme et d’incivilités, et les foules de réfugiés qui affluaient des campagnes vulnérables vers les villes sous dôme avaient fini par inciter la plupart des gouvernements à imposer la loi martiale. La police, les brigades de pompiers, les forces armées et les services de santé étaient jour et nuit sur le pied de guerre… Avant même que la crise n’éclate pour de bon, tous étaient épuisés.

Partout dans le monde, le tableau était le même, comme Siobhan avait pu le constater aussi bien au cours de ses déplacements qu’en consultant les réseaux d’information gouvernementaux. Des rives du Gange à Jérusalem et même au cratère de Rome, qui avait été aménagé en rudimentaire cathédrale en plein air, les lieux saints étaient pleins à craquer de pèlerins, dont beaucoup de nouveaux convertis. On invoquait aussi d’autres dieux. À Roswell et sur divers sites associés aux ovnis, de vastes bacchanales avaient éclos spontanément quand les gens s’étaient rassemblés pour supplier leurs créatures de l’espace préférées de venir les arracher à leur sort cruel. Siobhan se demandait ce que Bisesa aurait pensé de telles scènes : si elle avait raison quant au rôle de ses Premiers-Nés, tant de foi et d’espoirs dans les extraterrestres étaient fort mal placés !

L’état d’esprit qui régnait en Amérique avait surpris Siobhan. Elle n’était rentrée que depuis quelques jours de sa dernière visite aux États-Unis, où l’avait menée une mission d’information pour le cabinet du Premier ministre. Les gens y avaient terminé tous les préparatifs d’urgence possibles ; les dômes étaient construits et fermés, les abris creusés dans les jardins familiaux, les bunkers de la guerre froide réactivés et réapprovisionnés. Les gens paraissaient désormais se tourner vers ce qui leur était précieux. Il y avait eu un vaste effort de dernière minute pour protéger les trésors nationaux, des aigles de mer aux graines de séquoia et aux vieux vaisseaux lunaires des années mil neuf cent soixante-dix conservés dans les musées de la NASA. Et les gens s’étaient rassemblés dans les parcs nationaux et sur leurs sites préférés, même si ceux-ci ne bénéficiaient d’aucune protection, comme s’ils voulaient se trouver dans un de leurs endroits de prédilection quand éclaterait la tempête.

Mais la population était calme et il semblait à Siobhan que l’atmosphère, en Amérique, était à la mélancolie. C’était une nation encore jeune, après tout, et peut-être les Américains avaient-ils le sentiment que leur grande aventure se terminait trop tôt.

À présent, la fin de la partie approchait visiblement. Au cours des dernières heures, à l’extérieur du Dôme de Londres, les transports terrestres avaient été interrompus et les transports aériens cloués au sol. Des groupes de plus en plus nombreux assiégeaient tous les accès à la ville. Il y avait toujours eu des difficultés aux portes, mais, en ces dernières heures, les différents attroupements et émeutes paraissaient faire leur jonction.

Enfin, tout le monde était arrivé au terme de cette dernière journée plus ou moins indemne. Et bientôt tout serait fini, d’une façon ou d’une autre.

— Quelle heure est-il ?

Toby regarda sa montre :

— Vingt-trois heures. Encore quatre heures avant le coup d’envoi. Nous saurons alors ce qu’il en est.

Il ferma les yeux et tira sur sa cigarette.