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GESTION DE CRISE

Siobhan suivit Toby Pitt à l’étage supérieur, dans la salle du conseil de la Royal Society. Le centre de la pièce était occupé par une table de conférence ovale autour de laquelle pouvaient tenir au moins vingt personnes, mais ils étaient seuls. Avec une certaine hésitation, elle prit place à la tête de la table. Au mur étaient accrochés une tapisserie zouloue légèrement surréaliste, censée symboliser l’éveil de la science, et les portraits d’anciens membres éminents de la société : surtout des hommes blancs morts depuis des lustres, mais les tableaux animés datant des dernières décennies présentaient une plus grande diversité.

Toby effleura la surface polie de la table, qui devint transparente, révélant une batterie d’écrans enchâssés. Ceux-ci s’allumèrent, affichant diverses scènes de catastrophes – accidents de la route et collisions ferroviaires, égout déversant ses déchets directement sur une plage, carlingue d’avion écrasée sur une piste à Heathrow – et des visages préoccupés, pour la plupart avec des écrans à l’arrière-plan et des écouteurs sur la tête.

Une jeune femme à la mine sérieuse avait l’air d’appeler depuis un centre de contrôle de la police. Croisant le regard de Siobhan, elle lui adressa un signe de tête :

— Vous êtes l’astronome.

— L’Astronome royale, oui.

— Professeur McGorran, je m’appelle Phillippa Duflot et je suis secrétaire particulière du maire.

Âgée d’une petite trentaine et s’exprimant dans une langue d’une correction hallucinante, elle était vêtue d’un tailleur légèrement froissé.

— Le maire… ?

— De Londres. Elle m’a demandé de vous joindre.

— Pourquoi ?

— À cause de la crise, bien sûr.

Phillippa Duflot avait l’air à cran, mais elle réussit à se calmer ; vu la pression à laquelle elle était manifestement soumise, sa maîtrise de soi était remarquable.

— Je vous prie de m’excuser, dit Phillippa. Tout nous est tombé dessus si brusquement, au cours des deux dernières heures… Nous essayons généralement de nous tenir prêts à réagir à tous les imprévus, mais aujourd’hui nous sommes un peu dépassés. Personne n’aurait pu envisager une catastrophe de cette ampleur. Nous nous efforçons de reprendre le contrôle de la situation.

— En quoi puis-je vous aider ?

Officiellement, Phillippa appelait au nom du London Resilience Forum, un organisme transversal mis sur pied au lendemain de la recrudescence d’attentats terroristes du tournant du siècle. Présidé depuis la mairie, il rassemblait des représentants des pouvoirs locaux et des différents services publics de la ville : transports, santé, distribution d’eau et d’électricité. Un autre organisme, responsable de la planification des services d’urgence londoniens, était aussi placé sous l’autorité de la mairie. Au-dessus de ces structures régionales, diverses agences nationales de coordination des secours dépendaient directement du ministère de l’Intérieur.

Siobhan avait assez vite saisi que la plupart de ces institutions se contentaient de brasser du vent. La vraie responsabilité de la réaction face aux situations d’urgence reposait entre les mains de la police, dont un des commandants territoriaux était, à cet instant même, en contact permanent avec la mairie. Cette structure décentralisée, toute britannique, permettait une flexibilité et une capacité de réaction au niveau local, assurant une certaine efficacité. Mais depuis que le pays était complètement intégré à l’Union eurasiatique, il existait aussi à ce niveau un organisme de gestion des situations de crise créé sur le modèle de la Federal Emergency Management Agency américaine et sous les auspices duquel, quelques années plus tôt, les sapeurs-pompiers londoniens avaient été envoyés pour combattre une catastrophe survenue dans une usine de produits chimiques à Moscou.

Pour le moment, ce réseau d’organismes de gestion des crises était submergé de mauvaises nouvelles. Londres était touché par une série de problèmes interconnectés dont Siobhan ne comprit d’abord pas la cause première. D’un seul coup, tout partait à vau-l’eau.

Le problème le plus immédiat était la rupture de l’approvisionnement en énergie. Phillippa bombarda Siobhan de données sur des zones en partie ou complètement privées d’électricité. Ces informations étaient agrémentées d’images des conséquences que cela entraînait : par exemple, ce centre commercial souterrain de Brent Cross, lumières éteintes, ascenseurs et escaliers roulants bloqués, où des milliers de personnes étaient piégées dans une obscurité uniquement combattue par le rougeoiement des issues de secours.

Phillippa avait l’air accablé :

— Le premier appel que nous avons reçu venait d’un homme qui s’est retrouvé coincé dans sa chambre d’hôtel quand le verrou électronique s’est bloqué. Depuis, ça n’a fait qu’empirer. Tous les moyens de transport sont immobilisés. Des gens sont prisonniers d’avions en attente sur des pistes de décollage ; d’autres sont piégés à bord d’appareils qui ne peuvent pas atterrir. Nous n’avons encore aucun chiffre. Nous n’osons même pas penser au nombre de personnes bloquées dans des ascenseurs !

Le problème était dû au système de distribution d’énergie. L’électricité venait en majeure partie de centrales nucléaires, éoliennes ou marémotrices, ainsi que de quelques antiquités à combustible fossile. Les générateurs envoyaient dans des câbles à haute tension – plus de cent mille volts – le courant qui, de sous-stations locales en transformateurs, ne dépassait pas plus de quelques centaines de volts à son arrivée chez l’utilisateur final, entreprise ou particulier.

— Et là, tout s’effondre, avança Siobhan.

— Oui.

Phillippa montra à Siobhan l’image d’un transformateur aussi gros qu’une maison en train de tomber en morceaux tandis que les plaques de tôle de son noyau s’entrechoquaient, agitées de vibrations. Ailleurs, des lignes à haute tension s’affaissaient, fumantes, visiblement en train de fondre. Là où elles touchaient les arbres ou d’autres obstacles, de puissants arcs électriques déclenchaient des incendies.

— C’est la magnétostriction, expliqua Phillippa. Les techniciens savent ce qui se passe. Simplement, les CIG qu’on constate aujourd’hui dépassent en puissance tous ceux qu’on a connus par le passé.

— Les CIG ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Les courants induits géomagnétiquement.

Phillippa dévisagea Siobhan d’un œil soupçonneux, comme s’il n’aurait pas dû être nécessaire de lui donner une explication ; elle se demandait sans doute si elle n’était pas en train de perdre son temps.

— Nous sommes en plein orage géomagnétique, professeur McGorran. Un gros. Il a surgi de nulle part.

Un orage géomagnétique : bien sûr, une tempête en provenance du soleil, celle-là même qui était à l’origine de la magnifique aurore boréale. Siobhan, le cerveau engourdi par la chaleur qui montait dans la pièce, se sentit idiote de ne pas l’avoir compris tout de suite.

Ses cours de physique lui revinrent en mémoire. Un orage géomagnétique, dû à une fluctuation du champ magnétique terrestre, engendrait des courants induits dans les lignes électriques. Et, comme ces courants étaient continus, alors que celui du réseau électrique était alternatif, le système se retrouvait vite en surcharge.

— Les réseaux de distribution d’électricité ont dû recourir au transit…

— Le transit ?

— L’importation d’énergie. Nous avons des accords d’échange, principalement avec la France. Mais les Français ont des problèmes, eux aussi.

— Il doit bien y avoir une certaine tolérance des systèmes.

— Vous seriez surprise, dit Toby Pitt. Depuis cinquante ans, nos besoins en énergie n’ont cessé de croître, mais nous nous sommes opposés à la construction de nouvelles centrales. Et puis il y a les forces du marché, qui font en sorte que chaque composant installé ait tout juste la capacité d’accomplir le travail qu’on attend de lui. Tout ça pour le coût le plus bas. Si bien que nous n’avons absolument aucune marge de manœuvre. Je vous prie de m’excuser, ajouta-t-il en toussant, c’est un sujet qui me tient à cœur.

— Le problème le plus préoccupant est l’arrêt de l’air conditionné, dit Phillippa d’un ton grave. Et il n’est même pas midi.

Depuis plusieurs années, les canicules estivales étaient meurtrières.

— Des gens doivent être en train d’en mourir, dit Siobhan, que l’idée venait seulement de frapper.

— Oui, dit Phillippa. Les personnes âgées, les nourrissons, les invalides. Et nous ne pouvons pas arriver jusqu’à eux. Nous ne savons même pas combien ils sont.

Certains écrans clignotèrent avant de s’éteindre. C’était l’autre aspect des problèmes du jour : les télécommunications et tous les autres systèmes électroniques cessaient de fonctionner.

— Ça vient des satellites, ajouta-t-elle. Satellites de communication, de positionnement ou autres… Tous sont soumis à un bombardement intensif. Même les lignes terrestres sont perturbées.

À mesure que les interconnexions électroniques du monde entier se délitaient, les systèmes intelligents embarqués, des avions aux voitures en passant par les bâtiments, les vêtements et même les implants personnels, devenaient inopérants. Le pauvre homme coincé dans sa chambre d’hôtel n’avait été que le premier. Toute transaction commerciale était devenue impossible à cause de la défaillance des systèmes de paiement électronique : Siobhan put assister en direct à un début d’émeute devant une station-service qui s’était brusquement mise à refuser les implants bancaires. Seuls survivaient les réseaux les plus robustes, tels les systèmes militaires et gouvernementaux. Ou celui du siège de la Royal Society, qui était encore connecté aux services centraux par d’antiques câbles en fibre optique : c’était son manque d’investissement dans des installations plus modernes qui sauvait cette vénérable institution.

— Et la tempête a d’autres conséquences ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.

— Oh, oui. Londres est notre priorité, mais la crise n’est pas uniquement locale ou régionale, ni même nationale. Pour autant que nous le sachions, les infrastructures de transfert de données s’effondrent un peu partout : le problème est mondial…

Une vue du globe prise par un satellite de télédétection des ressources terrestres en orbite haute s’afficha sur l’écran situé devant Siobhan. Au-dessus de la moitié nocturne de la planète, les aurores polaires dessinaient de délicates arabesques d’une beauté renversante. Cependant, plus bas, le monde n’était pas si joli. La forme des continents plongés dans l’ombre était soulignée par les lumières des villes alignées le long des côtes et des principaux cours d’eau… mais ces scintillants colliers étaient brisés. Chaque fois qu’une coupure de courant créait des problèmes dans les régions avoisinantes, l’obscurité s’étendait comme une infection. Par endroits, les centrales électriques essayaient de s’entraider, mais, expliqua Phillippa, des conflits surgissaient ; le Québec accusait New York de lui « voler » une partie de ses mégawatts. Siobhan voyait çà et là de sinistres lueurs d’incendie.

Et tout ça en quelques heures, se dit-elle. Comme le monde est fragile.

L’image satellite vacilla et finit par s’éteindre complètement, ne laissant qu’un écran bleu pâle.

— Eh bien, c’est épouvantable. Mais qu’est-ce que je peux faire ?

Phillippa lui jeta de nouveau un regard soupçonneux. Vous avez besoin de poser la question ?

— Professeur McGorran, il s’agit d’un orage géomagnétique. Essentiellement causé par des problèmes liés au soleil.

— Oh. Alors vous avez appelé une astronome, dit Siobhan en réprimant son envie de rire. Phillippa, je suis cosmologiste. Je ne me suis pas intéressée au soleil depuis mes premières années d’université.

Toby Pitt lui toucha le bras :

— Mais vous êtes l’Astronome royale, dit-il calmement. Ils sont dépassés. Qui voulez-vous qu’ils appellent d’autre ?

Il avait raison, bien sûr. Siobhan s’était toujours demandé si son titre officiel, et la vague notoriété qui allait avec, en valait la peine. Les premiers Astronomes royaux, des hommes comme Flamsteed ou Halley, dirigeaient l’observatoire de Greenwich et passaient l’essentiel de leur temps à observer le soleil, la Lune et les étoiles pour assister la navigation maritime. Au xxie siècle, elle n’avait plus qu’un rôle de représentation lors de conférences comme celle qu’elle aurait dû être en train de donner, ou de cible facile pour journalistes paresseux à l’affût d’une citation… mais elle incarnait aussi, semblait-il, une issue de secours pour politiciens en période de crise.

— Rappelez-moi de démissionner quand tout sera terminé, dit-elle à Toby.

Il sourit.

— En attendant, avez-vous besoin de quelque chose ? répondit-il en se levant.

— Du café, si vous arrivez à en trouver, s’il vous plaît. Sinon, de l’eau.

Elle consulta l’écran de son téléphone et eut un accès de mauvaise conscience en constatant qu’il avait perdu le réseau sans même qu’elle s’en rende compte.

— Et j’aurais besoin de parler à ma mère. Pouvez-vous me procurer une ligne fixe ?

— Bien sûr.

Il quitta la salle.

Siobhan se tourna vers Phillippa :

— Très bien, je vais faire de mon mieux. Restez en ligne.