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LE PALAIS DU CIEL

07 h 04 (heure de Londres)

 

Siobhan avait passé les deux heures écoulées depuis l’aube dans le grand centre d’opérations qui occupait un étage entier de l’Euraiguille. Les murs étaient tapissés d’écrans géants et les employés travaillaient derrière des rangées de bureaux, penchés sur leur propre moniteur qui clignotait devant eux. Le Premier ministre d’Eurasie essayait de garder l’œil sur ce qui se passait dans son vaste territoire, ainsi que sur le reste de la planète. Il régnait une atmosphère fébrile, proche de la panique.

Pour l’instant, le gros problème n’était pas tant la chaleur engendrée par la tempête solaire que son énergie électrique. Il s’agissait de l’IEM, bien sûr : l’impulsion électromagnétique.

Le bouclier avait été conçu pour circonscrire la pire menace à laquelle était confrontée la Terre : le grand pic d’énergie de la tempête dans le spectre visible. Mais avec celle-ci arrivait à la vitesse de la lumière un cocktail de radiations à haute fréquence, rayons X et gamma, contre lesquels il ne pouvait offrir aucune protection. Là-haut, Bud et son équipe se mettraient à l’abri où ils le pourraient. Sur Terre, l’atmosphère, opaque aux radiations, sauverait la population de leurs effets directs. Toutefois, c’étaient leurs conséquences secondaires qui créeraient des problèmes.

Les radiations elles-mêmes n’atteindraient peut-être pas le sol, mais ces pernicieux petits photons devraient bien se débarrasser quelque part de l’énergie qu’ils transportaient. En heurtant les atomes des couches supérieures de l’atmosphère, ils leur arracheraient des électrons. Ces particules électriquement chargées, piégées par le champ magnétique terrestre, se gorgeraient de l’énergie des radiations venues de l’espace et se déplaceraient de plus en plus vite… pour finir par se décharger de leur énergie sous forme d’impulsions électromagnétiques. Donc, à mesure que la Terre tournerait inexorablement dans le souffle de la tempête solaire, un mince nuage d’électrons torturés se répandrait dans la haute atmosphère au-dessus de la planète, bombardant d’énergie les mers et les continents.

Les rayonnements secondaires traversaient la chair humaine comme si elle n’avait pas existé. Mais ils engendraient des surtensions dans les lignes électriques et même dans les antennes radio. Les sautes de courant subies par les appareils seraient suffisantes pour les mettre hors d’usage ou même pour les faire exploser : toute la ville se trouverait privée d’électricité et le moindre four, le moindre chauffage électrique deviendrait une bombe en puissance. Ce serait comme une réplique du 9 juin 2037, même si sa cause première était légèrement différente.

Les autorités avaient eu des années pour s’y préparer. Elles étaient allées jusqu’à exhumer une série de vieilles études militaires poussiéreuses. L’effet IEM avait été découvert par hasard quand un essai nucléaire atmosphérique avait accidentellement mis hors service le réseau téléphonique d’Honolulu, à plus de mille kilomètres de distance. On avait autrefois sérieusement envisagé de faire sauter dans la haute atmosphère, au-dessus d’un éventuel champ de bataille, une bombe atomique suffisamment grosse pour griller les systèmes électroniques de l’ennemi avant même que commencent les combats. On bénéficiait donc de dizaines d’années d’expérience dans le renforcement du matériel militaire afin qu’il résiste à ce genre de commotions.

À Londres, partout où c’était possible, le matériel du gouvernement avait été mis aux normes militaires et tous les circuits doublés : la fibre optique, par exemple, était censée ne pas être affectée. Les pompes à incendie Green Goddess avaient repris cette nuit-là du service et les policiers londoniens patrouillaient dans des véhicules plus pittoresques les uns que les autres, arrachés pour certains à leur retraite dans des musées. Il était facile de griller les circuits intégrés modernes, avec leurs minuscules filets d’isolant que sautaient facilement les étincelles, mais le matériel plus ancien et plus robuste, comme les voitures construites avant 1980, pouvait supporter le plus gros de la surcharge. L’ultime précaution, à Londres, avait été l’ordre de « black-out ». Si les gens débranchaient leur matériel, celui-ci avait plus de chances de survivre.

Mais le temps avait manqué pour tout modifier et les gens n’allaient pas rester assis chez eux dans le noir. Il y avait déjà des collisions dans toute la ville et on signalait qu’à l’extérieur du Dôme des avions, qui n’auraient de toute façon pas dû être en vol, tombaient du ciel comme des mouches. Les appareils modernes dépendaient du contrôle électronique actif de leurs surfaces portantes pour rester en l’air : quand leurs circuits intégrés tombaient en panne, ils ne pouvaient même pas rejoindre le sol en vol plané.

En attendant, seul un téléphone sur cent survivrait, de même qu’un nombre réduit de relais et de centres de transmission et, dans le ciel, les satellites grilleraient les uns après les autres. Bientôt, le vaste réseau d’interconnexions dont dépendaient les activités humaines lâcherait – pour finir, les perturbations seraient pires que le 9 juin – et ce juste au moment où on en aurait eu le plus besoin.

— Siobhan, désolé de t’interrompre…

En tant qu’entité dont l’existence était intimement liée au réseau mondial d’interconnexions, Aristote était particulièrement vulnérable.

— Aristote. Comment te sens-tu ?

— Merci de t’inquiéter pour moi. Je me sens un peu bizarre. Mais les infrastructures sur lesquelles je repose sont robustes. Après tout, elles ont été conçues dès l’origine pour résister aux attaques.

— Je sais. Mais pas à ça.

— Pour le moment, je peux faire face. De plus, j’ai des circuits de secours, comme tu le sais. Siobhan, j’ai un appel pour toi. Je pense que ça pourrait être important. Il vient d’outre-mer.

— D’outre-mer ?

— Du Sri Lanka, pour être précis. C’est ta fille…

— Perdita ? Au Sri Lanka ? Impossible. Je l’ai mise à l’abri dans une mine de sel du Cheshire !

— Manifestement, elle n’y est pas restée, dit doucement Aristote. Je te la passe.

Siobhan afficha précipitamment une vue de la Terre relayée depuis le bouclier. Le point subsolaire était en train de traverser l’est de l’Asie. Ce point, où le flux maximal d’énergie se déversait dans l’atmosphère, était au centre d’une menaçante spirale de nuages tourmentés. Et, sur tout l’hémisphère éclairé de la planète, tandis que s’évaporaient les eaux des rivières, des lacs et des océans, d’immenses nuées se rassemblaient.

Au Sri Lanka, il serait bientôt midi.

 

 

07 h 10 (heure de Londres)

 

Au pied d’une muraille de Sigirîya, Perdita était accroupie dans la boue. Ce « palais du ciel » survivait depuis mille trois cents ans, même s’il était resté oublié pendant presque tout ce temps. Mais il ne lui offrait désormais aucun abri.

Le ciel était une chape sombre de nuages bouillonnants où seul un pâle rougeoiement, presque au zénith, trahissait la position du soleil perfide. Le vent tourbillonnait autour de l’antique maçonnerie, giflant le visage et la poitrine de Perdita, chargé d’une pluie qui lui coulait dans les yeux, brûlante comme les feux de l’enfer, malgré la vitesse du vent.

« C’est comme une explosion dans un sauna… », avait dit Harry, son petit ami australien.

C’était lui qui avait suggéré de venir là, en plein air. Mais cela faisait de longues minutes qu’elle n’avait plus vu Harry ni personne d’autre.

Le vent tourna et une bourrasque de pluie lui emplit la bouche. Elle avait un goût de sel, d’eau de mer pompée directement dans l’océan.

Son téléphone était un pesant engin des surplus militaires que sa mère lui avait fait promettre deux mois plus tôt d’emporter partout avec elle. Elle était surprise qu’il marche encore. Mais elle devait hurler dedans pour lutter contre le bruit du vent.

— Maman ?

— Perdita, qu’est-ce que tu fiches au Sri Lanka ? Je t’avais envoyée dans cette mine pour te mettre à l’abri. Stupide petite égoïste…

— Je sais, je sais, répondit piteusement Perdita.

Mais s’éclipser avait paru une bonne idée sur le moment.

Elle avait visité le Sri Lanka pour la première fois trois ans plus tôt et était aussitôt tombée amoureuse de cette île. Bien que de temps en temps encore déchiré par les conflits du passé, le pays lui avait semblé remarquablement paisible, sans rien de la saleté, des foules et du gouffre insondable entre riches et pauvres dont l’Inde était affligée. Même la prison de Colombo – où elle avait passé une nuit quand, échauffée par trop de vin de palme, elle s’était jointe avec Harry à une manifestation violente devant l’ambassade d’Indonésie contre les abus de l’exploitation forestière – paraissait remarquablement civilisée, avec au-dessus de l’entrée une grande pancarte proclamant :

« LES PRISONNIERS SONT DES ÊTRES HUMAINS. »

Comme beaucoup de touristes, elle avait été attirée par le « triangle culturel » du cœur de l’île, entre Anuradhapura, Polonnaruwa et Dambulla, dans une plaine jonchée d’énormes rochers et couverte d’une jungle de tek, d’ébène et d’acajou. Là, parmi la faune sauvage et les villages préservés, se cachaient d’éblouissants vestiges culturels, tel ce palais qui n’avait été occupé que quelques dizaines d’années avant d’être oublié pendant des siècles.

Perdita n’avait pas accepté de gaieté de cœur de se cacher au fond d’un trou dans le sous-sol du Cheshire. Alors que la date de la tempête se rapprochait et que les autorités du monde entier s’activaient à protéger les villes, les puits de pétrole et les centrales électriques, au sein de la jeunesse était né un mouvement déterminé à sauver ce qu’il pouvait du reste : tout ce qui était superflu, démodé, en ruines, ignoré. Donc, quand Harry lui avait proposé de venir au Sri Lanka pour essayer de sauver une partie du triangle culturel, elle avait sauté sur l’occasion et s’était éclipsée. Durant des semaines, de jeunes volontaires avaient hardiment récolté des semences d’arbres et de plantes et recueilli des animaux. Le plus ambitieux projet de Perdita avait été d’escalader Sigirîya pour tenter de l’envelopper dans une feuille métallique réfléchissante… « comme une énorme dinde de Noël », selon l’expression de Harry.

Il faut croire qu’elle n’avait pas vraiment cru les sinistres prédictions sur ce qui allait se passer quand la tempête frapperait. Sinon elle serait sans doute restée au fond de cette mine du Cheshire, tout compte fait, et elle y aurait entraîné Harry. Eh bien, elle s’était trompée. Sa mère lui avait dit que le rôle du bouclier était de réduire la chaleur en provenance du soleil au millième de ce qui, autrement, aurait atteint la planète. C’était incroyable : si ça n’en était que le millième, à quoi aurait ressemblé la pleine force de la tempête ?

— L’enveloppe de Sigirîya a été emportée en moins d’une minute, cria pitoyablement Perdita dans son téléphone. La moitié des arbres ont été soufflés et…

— Comment es-tu sortie de cette fichue mine ? As-tu la moindre idée des ficelles que j’ai dû tirer pour t’y faire entrer ?

— Maman, ça ne nous avancera à rien. Je suis ici, maintenant.

Siobhan fit un effort pour se calmer.

— Très bien. D’accord. Trouve-toi un abri. N’en bouge pas. Laisse ton téléphone allumé. Je vais passer quelques appels. Une partie du réseau GPS est hors service, mais on devrait pouvoir te localiser…

Le vent redoubla de violence, frappant Perdita comme un grand poing humide.

— Maman…

— Je vais contacter les autorités militaires de l’île… le consulat britannique…

— Maman, je t’aime !

— Oh, Perdita…

Mais le téléphone de cette dernière se mit à cracher des étincelles, lui brûlant la main, et elle le lâcha.

Puis le vent l’arracha littéralement du sol.

Il la souleva comme le faisait son père quand elle était toute petite. L’air était brûlant, humide et chargé de débris, et le vent si fort qu’elle pouvait à peine respirer. Mais, bizarrement, il était presque reposant de se faire emporter comme une feuille. Elle n’eut pas le temps de voir le tronc du grand tek, débris projeté comme elle dans les airs, qui mit fin à son existence.