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PACIFIQUE

Le ponton ancré en pleine mer, à quelque deux cents kilomètres à l’ouest de Perth, ne payait pas de mine. Vu de l’hélicoptère à bord duquel se trouvait Bisesa, on aurait dit une plate-forme pétrolière. Une toute petite, qui plus est.

Il était impossible de croire que, si tout se passait bien ce jour-là, cet endroit deviendrait le premier vrai spatioport de la Terre.

L’hélicoptère se posa, un peu brutalement, et Bisesa en descendit avec Myra. Elle tressaillit quand la pleine force du soleil du Pacifique s’abattit sur elle, malgré le grand chapeau attaché sur sa tête. Cinq ans après la tempête solaire, même si des flottes entières d’avions patrouillaient jour et nuit dans les cieux en remorquant des grillages électriquement chargés et en vaporisant des produits chimiques, la couche d’ozone n’était toujours pas complètement restaurée.

Mais rien de tout ça n’avait l’air de tracasser Myra, qui avait dix-huit ans à présent. Elle était tout aussi barbouillée de crème solaire que sa mère, mais elle l’arborait avec une certaine élégance. Contrairement à son habitude, elle était ce jour-là habillée d’une jupe longue et ample, qui ne la gêna pourtant pas pour descendre de l’hélicoptère.

Un tapis rouge traversait la surface d’acier de la plate-forme en direction d’un groupe de bâtiments et d’une machinerie inidentifiable. La mère et la fille remontèrent côte à côte ce chemin. Des journalistes étaient alignés de part et d’autre, caméras planant au-dessus de leurs épaules.

À l’autre bout, une petite femme potelée attendait pour les saluer : le Premier ministre d’Australie, première Aborigène à occuper ce poste. Un assistant lui glissa quelques mots à l’oreille, manifestement pour l’informer de l’identité de ces nouvelles venues à l’allure étrange, et son accueil fut chaleureux.

Bisesa ne savait que dire, mais Myra bavardait avec assurance, tenant tout le monde sous son charme. Elle était décidée à devenir astronaute… et avait toutes les chances d’y arriver : l’astronautique était un des secteurs à plus forte croissance de la planète.

— Voilà pourquoi je suis fascinée par l’ascenseur spatial, disait-elle. J’espère pouvoir bientôt l’emprunter !

Personne ne prêtait beaucoup d’attention à Bisesa. Elle était là à l’invitation de Siobhan Tooke-McGorran, mais nul ne la connaissait ni ne savait quels étaient ses liens avec elle, ce dont elle se félicitait, d’ailleurs. En revanche, les caméras adoraient Myra et celle-ci en profitait de façon éhontée. Personne n’aurait reconnu en elle la petite réfugiée hagarde de treize ans qu’elle était à l’issue de la terrible journée de tempête. C’était devenu une très intelligente jeune femme, svelte et pleine d’aplomb, rayonnant d’une beauté dont manquait Bisesa.

Cette dernière était fière de sa fille, mais se sentait oubliée du mauvais côté d’une intangible barrière dressée par son âge. Après les chocs multiples qu’elle avait subis – ses aventures sur Mir, la tempête solaire et les années de lente et douloureuse convalescence qui avaient suivi –, elle avait fait de son mieux pour reconstruire son existence et aider Myra à démarrer sur des bases solides. Malgré cela, elle se sentait toujours intérieurement perturbée et le resterait sans doute à jamais.

Paradoxalement, la tempête avait été bénéfique pour les jeunes gens de la planète. Les défis auxquels était confrontée l’humanité avaient l’air de stimuler la nouvelle génération. Ce qui n’était pas une idée tout à fait rassurante.

Le Premier ministre les laissa pour accueillir d’autres invités qui venaient de débarquer.

 

Des assistants conduisirent Bisesa et Myra vers une tente, décorée d’arrangements floraux incongrus dans cet environnement technologique, où avait été dressé un buffet.

Il s’y trouvait déjà beaucoup de monde, dont des personnalités internationales, tels que la présidente Alvarez des États-Unis ou le prince de Galles… ainsi que, soupçonna Bisesa, bon nombre des nantis égocentriques qui avaient survécu à la tempête, lâchement terrés à l’abri du point L2, pendant que le reste du monde en subissait les assauts.

Des enfants, dont beaucoup de moins de cinq ans, se glissaient entre les jambes des adultes, le taux de natalité, en chute libre avant la tempête ayant connu depuis une véritable explosion. Comme toujours, ces petits êtres s’intéressaient exclusivement les uns aux autres et Bisesa fut enchantée de voir que, sous le niveau des yeux des adultes, se déroulaient de tout autres mondanités.

— Bisesa !

Siobhan s’approcha, fendant la foule avec son mari, Bud, resplendissant dans son uniforme de général des forces aérospatiales des États-Unis et souriant d’une oreille à l’autre. Ils étaient accompagnés d’Eugene Mangles et de Mikhaïl Martynov. Ce dernier marchait avec une canne ; il sourit affectueusement à Bisesa.

Mais Myra, comme aurait dû s’en douter Bisesa, n’avait d’yeux que pour Eugene.

— Miam ! Qui a commandé ça ?

Eugene, qui devait approcher la trentaine, à présent, avait une bonne dizaine d’années de plus que Myra. Il était toujours aussi diaboliquement beau ; en fait, l’âge, qui avait légèrement raffermi les traits de son visage, avait encore renforcé son charme. Mais il avait l’air franchement ridicule en costume. En voyant Myra se diriger vers lui, il parut terrifié.

— Salut. Je suis Myra Dutt, la fille de Bisesa. Nous nous sommes rencontrés il y a quelques années.

— Vraiment ? bafouilla-t-il.

— Absolument ! À une de ces cérémonies de remise de médailles. Vous savez, ces trucs avec des présidents qui distribuent des breloques. On a tendance à tous les confondre, non ?

— Peut-être…

— J’ai dix-huit ans, je viens d’entrer à l’université et je me destine à l’astronautique. C’est vous qui aviez prévu le déclenchement de la tempête solaire, hein ? Qu’est-ce que vous faites, maintenant ?

— Euh, je travaille sur l’application de la théorie du chaos au contrôle climatique.

— De la météo spatiale à la météo terrestre, en quelque sorte ?

— À vrai dire, les deux ne sont pas si déconnectés qu’on pourrait le penser…

Myra le prit par le bras pour l’entraîner vers le buffet.

Bisesa se joignit avec une certaine appréhension au groupe qui accompagnait Siobhan. Il y avait longtemps qu’elle ne les avait pas vus, mais tous lui sourirent et l’embrassèrent.

— Myra est une jeune femme volontaire, n’est-ce pas ?

— Elle obtient ce qu’elle veut, répondit Bisesa d’un air contrit. Mais tous les jeunes sont comme ça, de nos jours.

— Tant mieux pour eux, dit Mikhaïl. Et si c’est aussi ce que veut Eugene… eh bien, espérons que les choses tourneront au mieux.

Bisesa ne put s’empêcher de remarquer l’accent nostalgique de sa voix. Impulsivement, elle le serra dans ses bras… mais avec précaution. Il paraissait terriblement fragile ; la rumeur disait que, durant la montée en puissance de la tempête, il avait passé trop de temps à la surface de la Lune et avait négligé sa santé.

— Ne les marions pas tout de suite, dit-elle.

Quand il sourit, son visage se couvrit de rides.

— Il est au courant de mes sentiments pour lui, vous savez.

— Vraiment ?

— Il l’a toujours été. Il est attentionné, à sa façon. Il n’y a tout simplement pas beaucoup de place dans sa tête pour autre chose que le travail.

Siobhan s’exclama en riant :

— Quelque chose me dit que, si quelqu’un est capable d’y faire de la place, c’est bien Myra.

Siobhan et Bisesa étaient restées en contact régulier, mais elles ne s’étaient pas rencontrées en chair et en os depuis des années. Siobhan, désormais âgée d’une cinquantaine d’années, avait les cheveux joliment grisonnants et portait une tenue colorée, mais classique. Jusqu’au bout des ongles, elle avait l’air de ce qu’elle était, l’Astronome royale, une personnalité en vue, appréciée des médias et de la bonne société, aussi bien britannique qu’eurasiatique ou américaine. Elle avait conservé son regard acéré, sa vive intelligence… et le scepticisme ouvert et amusé qui lui avait permis de prendre en considération la délirante histoire d’extraterrestres et d’autres mondes de Bisesa, tant d’années plus tôt.

— Vous êtes superbe, dit sincèrement Bisesa.

Siobhan écarta le compliment d’un geste.

— Plus vieille, surtout.

— Le temps passe, dit Bud avec une certaine raideur. Myra avait raison, n’est-ce pas ? La dernière fois que nous avons été tous réunis, c’était à l’époque des médailles et des drapeaux, après la tempête.

— Ça me plaisait bien, dit Mikhaïl. J’ai toujours adoré les films catastrophes ! Et un bon film catastrophe finit obligatoirement par une remise de médailles ou un mariage. De préférence les deux, idéalement dans les ruines de la Maison Blanche. En fait, si j’ai bonne mémoire, la toute dernière fois que nous nous sommes vus, c’était pour la remise du Nobel.

Cette dernière avait presque été un désastre en soi. Il avait fallu forcer Eugene pour qu’il accepte d’aller recevoir la récompense de son travail sur la tempête solaire : il ne cessait de prétendre que quelqu’un qui s’était si lourdement trompé n’avait aucun droit à la reconnaissance, mais Mikhaïl avait fini par le convaincre.

— Je crois qu’il me remerciera un jour, avait commenté ce dernier.

Bisesa se tourna vers Bud. Approchant la soixantaine, d’une tête plus petit que son épouse, c’était l’image même de l’officier supérieur mince, bronzé et outrageusement beau que les forces armées américaines semblaient produire à la chaîne. Mais Bisesa crut détecter une crispation dans son sourire, une tension dans sa posture.

— Bud, je suis contente de vous voir. Vous avez entendu Myra dire qu’elle voulait se lancer dans l’astronautique ? J’espérais que vous pourriez en parler avec elle.

— Pour l’encourager ?

— Pour l’en dissuader ! Je me fais assez de soucis comme ça pour elle sans la voir aller là-haut.

Bud posa sa grosse main couturée de cicatrices sur son bras :

— Quoi que nous disions, je crois qu’elle fera ce qu’elle voudra. Mais je garderai un œil sur elle.

Mikhaïl se pencha en avant, appuyé sur sa canne :

— Surtout, dites-lui de ne jamais négliger ses exercices… Voyez ce qui m’est arrivé !

Siobhan adressa un coup d’œil à Bisesa, qui comprit : Mikhaïl n’était manifestement pas au courant du cancer de Bud, ultime et amer legs de la tempête. Bisesa se dit que c’était par un cruel destin qu’il avait été accordé à Bud et à Siobhan si peu de temps à vivre ensemble. Même si, comme elle le soupçonnait, la maladie était à l’origine de leur réconciliation après leur triste séparation sous la pression de la tempête.

Myra revint, toute guillerette, traînant cette fois Eugene par la main.

— Maman, tu sais quoi ? Eugene travaille vraiment au contrôle du climat… !

Bisesa était vaguement au courant du projet. C’était la plus récente de toute une série d’initiatives de régénération… et pas la moins ambitieuse. Mais c’était une époque où l’ambition était précisément ce dont l’humanité avait le plus besoin.

 

Quatre-vingt-dix pour cent de la population mondiale avaient survécu à la tempête. Quatre-vingt-dix pour cent : ça voulait dire qu’un milliard de personnes étaient mortes. Mais le bilan aurait pu être bien pire.

Un coup dévastateur n’en avait pas moins été porté à la planète. Les océans étaient déserts, les terres agricoles cautérisées et les réalisations de l’humanité réduites en fumée. Sur terre et dans les mers, la chaîne alimentaire avait été morcelée et, si les efforts désespérés entrepris dès le début de l’alerte avaient fait que peu d’espèces avaient totalement disparu, le nombre d’êtres vivants de la planète avait dramatiquement chuté.

La première priorité avait été de nourrir les gens et de leur offrir un abri. Les autorités s’y étaient dans une certaine mesure préparées et leurs efforts héroïques pour assurer l’hygiène publique et un approvisionnement suffisant en eau avaient tenu les maladies en échec. Mais les réserves de nourriture constituées avant la tempête s’étaient vite épuisées.

Les mois suivant la tempête, passés à essayer de garantir les premières récoltes, avaient été terriblement éprouvants. La radioactivité résiduelle du sol, qui migrait dans la chaîne alimentaire, n’arrangeait rien. Et, avec toute l’énergie qui s’était déversée dans les milieux naturels de la planète, laissant l’atmosphère et les océans clapoter comme de l’eau dans une baignoire, le climat de cette première année avait été complètement chamboulé. Dans Londres meurtri, il avait fallu procéder à une évacuation massive des habitants de la plaine alluviale de la Tamise, qui ne cessait de s’étendre, vers des campements de réfugiés installés de toute urgence dans les collines environnantes.

La tempête solaire étant survenue au printemps de l’hémisphère nord, ses continents étaient ceux qui avaient le plus souffert ; les ressources agricoles de l’Amérique du Nord, de l’Europe et de l’Asie avaient été presque complètement anéanties. Les continents de l’hémisphère sud, plus rapides à se rétablir durant l’étrange saison qui avait suivi, avaient été à la pointe de la renaissance. L’Afrique, en particulier, était devenue le grenier de la planète. Ceux qui avaient le sens de l’Histoire avaient fait remarquer qu’il n’était que justice que le continent où était née l’humanité tende désormais la main pour aider les continents plus jeunes à l’heure du besoin.

La pénurie s’installant, il y avait eu certaines tensions, mais les pires craintes d’avant la tempête – guerres pour l’espace vital ou simples règlements de comptes – ne s’étaient pas réalisées. On avait au contraire assisté à des exemples de généreuse coopération internationale. Les plus matérialistes avaient néanmoins commencé à spéculer sur les évolutions de l’équilibre géopolitique à long terme.

Une fois passée la première année de crise, des programmes de réparation plus ambitieux avaient été lancés. Des mesures volontaristes avaient été prises pour restaurer la couche d’ozone et nettoyer l’atmosphère du plus gros de la pollution. Sur la terre ferme, on avait planté des arbres à croissance rapide et une végétation capable de régénérer la couche arable, et on avait injecté dans les mers des composés ferreux pour stimuler le développement du plancton, à la base de la chaîne alimentaire océanique, et ainsi accélérer la reconstitution de la biomasse marine. La Terre était soudain devenue une planète grouillant d’ingénieurs.

Bisesa était assez âgée pour n’avoir pas oublié les débats passionnés du tournant du siècle à propos des projets de « géo-ingénierie » de ce genre, longtemps avant que quiconque ait entendu parler de la tempête solaire. Intervenir dans le milieu naturel par des méthodes aussi radicales était-il moralement justifiable ? Sur une planète aux équilibres écologiques aussi étroitement interconnectés, pouvait-on même prévoir les conséquences de tels actes ?

La situation avait changé, à présent. Dans le sillage de la tempête solaire, s’il devait y avoir un espoir de garder vivante une population humaine toujours nombreuse, il n’y avait guère d’autre solution que de s’efforcer de restaurer la vie sur la planète. Par chance, on en savait désormais beaucoup plus sur la façon de procéder.

Des dizaines d’années de recherche intensive avaient été récompensées par une compréhension en profondeur du fonctionnement des milieux naturels. Les écosystèmes les plus limités, aussi fermés soient-ils, se révélaient extraordinairement complexes, avec un écheveau de flux d’énergie et d’interdépendances – qui mange qui – assez compliqué pour dérouter les esprits les plus mathématiques. Ces systèmes étaient en outre intrinsèquement chaotiques. Même sans intervention extérieure, ils avaient tendance à s’effondrer ou à s’épanouir spontanément. Heureusement, l’ingéniosité humaine, avec l’aide de l’électronique, avait connu une accélération permettant de décrypter jusqu’aux complexités de la nature. Il était possible de gérer le chaos : ce n’était qu’une question de puissance de calcul.

Le contrôle de l’ensemble du grand projet de reconstruction de l’écosystème planétaire avait été remis entre les mains métaphoriques de Thalès, la seule des trois grandes IA à avoir survécu à la tempête solaire. Bisesa ne doutait pas que l’environnement qu’il était en train de bâtir se révélerait solide et durable, même s’il n’était pas entièrement naturel et ne pourrait jamais l’être. Cela prendrait des dizaines d’années, bien sûr, et même alors la biosphère terrestre ne retrouverait qu’une fraction de son ancienne diversité. Mais Bisesa espérait vivre assez longtemps pour assister à la réouverture des Arches et à la réintroduction des lions, des éléphants et des chimpanzés dans un milieu proche des conditions naturelles qu’ils avaient jadis connues.

Toutefois, de tous les grands projets de reconstruction, le plus ambitieux et le plus controversé était la maîtrise du climat.

Les premiers essais en ce sens, notamment les tentatives des militaires américains de provoquer dans les années mil neuf cent soixante-dix des pluies diluviennes sur le Viêt Nam du Nord et sur le Laos, étaient le fruit de l’ignorance, et ils étaient si grossiers qu’on ne pouvait même pas savoir s’ils avaient marché. Il fallait procéder avec plus de subtilité.

L’atmosphère et les océans qui gouvernaient les conditions météorologiques se combinaient en une machinerie complexe alimentée par les colossales quantités d’énergie du soleil et dépendante d’une multitude de facteurs, dont la température, la vitesse du vent et la pression. Et elle était chaotique… mais cette nature chaotique lui conférait une extrême sensibilité. Modifier le moindre de ses paramètres, serait-ce d’une valeur infime, pouvait avoir des effets importants : la vieille rengaine du battement d’ailes de papillon au Brésil responsable d’une tornade au Texas renfermait une part de vérité.

Mais savoir comment déclencher ce battement d’ailes sur commande était un autre problème. On avait donc placé en orbite autour de la Terre des miroirs, petits frères du bouclier, pour dévier les rayons du soleil et réduire la température. Des batteries de turbines engendraient des vents artificiels. Les traînées de condensation des avions pouvaient servir à réduire l’ensoleillement de certaines parties du globe. Et ainsi de suite.

Bien entendu, les réactions de scepticisme ne manquaient pas. Sur cette plate-forme même, tandis qu’Eugene décrivait son travail, Mikhaïl dit, un peu trop fort :

— Un homme dérobe un nuage de pluie ; les récoltes d’un autre meurent de la sécheresse ! Comment peut-on être sûr que vos interventions n’auront pas d’effets pervers ?

— Nous avons tout calculé.

Eugene avait l’air stupéfait que Mikhaïl puisse seulement nourrir une telle pensée. Il se tapota le front :

— Tout est là-dedans.

Mikhaïl était contrarié. Mais cela n’avait rien à voir avec les aspects éthiques du contrôle climatique : il était jaloux, jaloux du contact que Myra avait établi avec Eugene.

Bud passa un bras sur les épaules de Mikhaïl :

— Ne vous laissez pas démoraliser par les petits jeunes, dit-il. Qu’on le déplore ou non, ils n’ont rien à voir avec ce que nous étions à leur âge. Je crois que le bouclier leur a appris qu’on peut voir grand en toute impunité. Enfin… c’est leur monde ! Venez, allons chercher une bière.

Le petit groupe se scinda.

 

Siobhan vint rejoindre Bisesa.

— Je vois que Myra a grandi.

— Oh, oui.

— Je plaindrais presque ce garçon… même si je ne pense pas que la nouvelle génération ait le moindre besoin de notre sympathie, dit-elle en jetant un coup d’œil à Eugene et Myra, grands, beaux, pleins d’assurance. Bud a raison. Nous leur avons fait traverser la tempête. Mais maintenant tout est différent.

— Mais ils sont durs, Siobhan, dit Bisesa. Du moins Myra l’est. Pour elle, le passé, tout ce qui a précédé la tempête, n’a été qu’une succession de trahisons. Un père qu’elle n’a jamais connu. Une mère qui l’a abandonnée à la maison et qui est revenue cinglée. Et puis le monde lui-même a implosé autour d’elle. Eh bien, elle a tourné le dos à tout ça. Elle ne s’intéresse pas au passé, plus maintenant, parce qu’il lui a fait défaut. L’avenir est là, qui attend qu’elle le façonne. Vous voyez en elle de l’aplomb. J’y vois une dureté de diamant.

— Mais c’est ainsi qu’il doit en être, dit doucement Siobhan. C’est un nouvel avenir, de nouveaux défis, de nouvelles responsabilités. Ce sont eux, les jeunes, qui vont devoir prendre ces responsabilités. Pendant que nous les regarderons faire.

— Et que nous nous inquiéterons pour eux, dit tristement Bisesa.

— Eh oui. Comme toujours.

— Je ne pourrais pas supporter de la perdre, laissa échapper Bisesa.

Siobhan lui posa une main sur le bras.

— Ça n’arrivera pas. Elle reviendra toujours. Je vous connais assez bien toutes les deux. Certaines choses sont encore plus importantes que l’avenir.

— Je crois que la cérémonie est sur le point de commencer, annonça Thalès à l’oreille de Bisesa.

— Oui, on sait ! s’exclama Siobhan avec exaspération. Aristote ne vous manque jamais ? Thalès a la manie déplorable d’aligner les truismes.

— Nous sommes quand même contents de l’avoir, répondit Bisesa.

Siobhan la prit par le bras :

— Venez. Allons voir ce qui se passe.