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COUCHER DE SOLEIL

17 h 23 (heure de Londres)

 

Le Dôme de Londres avait craqué.

Siobhan le voyait très nettement par la fenêtre du centre d’opérations. Ce n’était encore qu’une fissure, mais elle courait de haut en bas de la paroi pour se terminer quelque part au nord, au-delà de la gare d’Euston. Elle brillait d’un sinistre éclat blanc rosé et il en suintait une matière embrasée, pareille à de la poix, qui tombait à l’intérieur du Dôme en un mince rideau de flammes.

La ville tout entière était plongée dans le noir, à présent. Le courant alimentant l’éclairage public avait été redirigé vers les grands ventilateurs chargés de l’aération. Mais des incendies non maîtrisés faisaient rage en plusieurs endroits et, là où la matière en fusion de la couverture du Dôme s’écrasait à terre, d’autres foyers se déclaraient.

La cathédrale Saint-Paul était toujours debout. Sa silhouette caractéristique se découpait sur la lueur sinistre des incendies. L’église avait été édifiée sur les fondations de celles qui l’avaient précédée depuis l’époque romaine. Les courbes du couvercle de fer-blanc s’élevaient désormais loin au-dessus du chef-d’œuvre de Christopher Wren, qui avait survécu, comme il avait traversé les précédentes épreuves vécues par le pays. Siobhan se demanda quels discrets actes d’héroïsme étaient en cours pour sauver la vieille cathédrale.

Mais cela n’y changerait peut-être rien.

— Si le Dôme cède, nous sommes fichus, dit-elle.

— Mais il ne cédera pas, lui répondit Toby Pitt d’un ton assuré en regardant sa montre. Cinq heures et demie. Dans moins de deux heures, le soleil sera couché. Nous allons nous en sortir.

Depuis la mort de Perdita, Toby semblait s’être donné pour mission de lui remonter le moral. C’était un chic type. Mais rien de ce qu’il pourrait dire ou faire ne changerait quoi que ce soit pour Siobhan. Elle avait survécu à sa propre fille : c’était une pensée qui défiait la raison et rien d’autre n’avait d’importance. Même si elle ne ressentait pas encore la douleur de cette terrible amputation.

Agissant comme en pilotage automatique, elle regarda les grands écrans muraux qui l’entouraient.

Les vues générales de la Terre étaient encore d’étonnamment bonne qualité. La Lune et le bouclier étaient tous deux du même côté que le soleil et faisaient donc face au côté diurne de la planète. Mais il y avait aussi en orbite du côté nocturne quelques caméras qui fonctionnaient encore, même quatorze heures après le début de la tempête solaire.

Certains flux de données venus du côté nocturne étaient fournis par la présidente Alvarez, qui se trouvait quelque part au-dessus de l’Inde. Bien avant le début de la tempête, elle avait embarqué à bord du tout dernier Air Force One, un mastodonte à propulsion nucléaire théoriquement capable de rester en vol pendant deux semaines sans ravitaillement. Dans un tel avion, cela n’avait rien d’un exploit de faire le tour de la planète pour fuir la lumière durant les vingt et quelques heures de la tempête.

Un groupe de réfugiés, au point L2, était à la source d’un autre flux d’images. Le deuxième point de Lagrange de la Terre se trouvait sur l’axe Terre-soleil, mais de l’autre côté de la planète par rapport au bouclier. Par conséquent, tandis que ce dernier se trouvait exposé en permanence à la lumière du soleil, le point L2, dans l’ombre de la Terre, était plongé dans une nuit perpétuelle. Pour l’instant, ce point passait au-dessus du Sud-Est asiatique.

Le vaste refuge extra-planétaire qui y avait été discrètement construit était plein à craquer de milliardaires, de dictateurs et d’autres riches et puissants personnages… y compris, disait la rumeur, la moitié de la famille royale britannique. Le seul contact qu’y avait Siobhan était Phillippa Duflot, anciennement simple secrétaire particulière du maire de Londres, mais d’une famille disposant de bien meilleures relations que Siobhan l’aurait imaginé. Phillippa avait fait en sorte que la connexion entre L2 et Londres demeure opérationnelle… et elle transmettait des informations sur ce qui s’y passait. Certains des occupants les plus décadents de la station faisaient la fête pendant que la Terre brûlait, tel Néron face à l’incendie de Rome. Une coterie secrète dressait même des plans pour l’après-tempête, quand leur petite élite reviendrait sur Terre pour en prendre possession : « Adam et Ève en chaussures Gucci », avait dit Toby Pitt avec mépris.

Quant à la Terre elle-même, sur ces images patiemment assemblées, ravagée, envahie de vapeurs tourbillonnantes, elle ressemblait à Vénus.

Des milliards et des milliards de tonnes d’eau avaient été aspirées par des nuages qui s’étiraient d’un pôle à l’autre, déchirés par d’immenses systèmes orageux parcourus d’éclairs. Aux latitudes les plus hautes, toute cette eau continuait à tomber en déluges paralysants de pluie et de neige. Mais, aux latitudes moyennes, le principal problème était le feu. Alors que la chaleur du soleil continuait à se déverser dans l’atmosphère et dans les océans, malgré les tempêtes qui faisaient rage au-dessus de continents entiers, de gigantesques incendies autoalimentés se déclaraient spontanément, consumant villes et forêts.

Les trésors de la planète, qu’ils soient d’origine naturelle ou humaine, se trouvaient noyés ou ravagés par les flammes. Et les gens mouraient, même blottis dans des refuges souterrains, des cavernes ou des mines que les eaux de ruissellement inondaient ou que les incendies privaient d’air.

Siobhan avait l’impression que la survie même de l’humanité était encore sur le fil du rasoir. Après plus de quatorze heures de tempête, les nouvelles du bouclier n’étaient pas bonnes, à cause du bombardement inattendu de rayons gamma qui décimait à grande vitesse les équipes d’entretien. Et, sur Terre, les dômes et autres systèmes de protection commençaient à céder. Si la situation continuait à se dégrader, les rêves à la Docteur Folamour des poltrons égocentriques de L2, ou quelques centaines de revenants de la Lune déshabitués de la pesanteur, ne changeraient rien à l’avenir de l’humanité.

Siobhan essayait de le ressentir intimement, de comprendre émotionnellement ce qu’elle voyait. Mais elle ne parvenait même pas à assimiler la mort de sa propre fille, encore moins la douloureuse agonie de son espèce. Elle se demanda si elle vivrait assez longtemps pour que cette apathie finisse par la quitter.

— J’ai une déclaration à faire, dit soudain Aristote.

Son élégante voix grave résonna dans tout le centre d’opérations et, partout, les gens levèrent les yeux.

— Je ne cesse de perdre des systèmes sur toute la planète. L’interconnectivité dont je dépends se désagrège. La situation est terminale pour les machines aussi…

— Quel effet cela fait-il ? chuchota Siobhan.

— Très bizarre, Siobhan, répondit-il à son oreille. Comme si on m’élaguait, morceau par morceau. Mais j’ai atteint un point où j’oublie ce que j’ai perdu.

Au reste du groupe, il dit :

— J’ai donc décidé de mettre en route le plan de secours prévu en accord avec le Premier ministre Voykov d’Eurasie, la présidente Alvarez des États-Unis et d’autres dirigeants de la planète.

De nouvelles voix, assurées, s’élevèrent :

— Nous sommes Thalès, sur la Lune.

— Et Athéna, sur le bouclier.

— Nos systèmes sont mieux protégés que ceux d’Aristote, poursuivit Thalès.

— Nous assumerons désormais ses responsabilités et coordonnerons les systèmes de la Terre, enchaîna Athéna.

Toby Pitt adressa une grimace à Siobhan :

— Voici donc son plan B. Espérons qu’il marchera.

— Je suis au regret d’avoir à vous quitter. Veuillez m’en excuser, conclut Aristote d’un ton solennel.

Des murmures lui répondirent : « Tu n’as pas à t’excuser. Au revoir, l’ami. »

Un silence tendu suivit. Les lumières vacillèrent et Siobhan crut entendre un raté dans le ronronnement de la climatisation.

Cette éventualité avait été prévue, mais il s’agissait d’un délicat passage de relais impliquant trois intelligences artificielles d’envergure planétaire, dont deux si éloignées que le décalage dans les transmissions, même à la vitesse de la lumière, était perceptible ; il avait été impossible de procéder à des répétitions. Personne ne savait exactement ce qui allait se passer… Dans le pire des cas, si Thalès et Athéna s’effondraient eux aussi, tout était perdu.

— Tout va bien, dit enfin Thalès.

Un tonnerre d’applaudissements salua ces simples mots dans le centre d’opérations. À cet instant de la journée, ce petit succès, aussi mince soit-il, était un soulagement.

Puis le sol trembla, comme un gigantesque animal s’agitant dans son sommeil.

Siobhan se tourna vers la fenêtre. La fissure dans le ciel s’était élargie et, dessous, la rivière de flammes était de plus en plus brillante.

 

 

18 h 55 (heure de Londres)

 

Il y eut des coups impérieux à la porte.

— Dehors ! Dehors… !

Puis un bruit de pas qui s’éloignaient en courant. Le visiteur était reparti.

Bisesa se força à se redresser. Faisait-il un peu plus frais ? Mais l’air, même à cinquante centimètres du sol, était moite et suffocant.

Elle avait perdu la notion du temps, malgré la vieille pendule qui continuait patiemment de tictaquer. Il était près de 17 heures quand elle avait senti la première secousse. Combien de temps s’était-il écoulé depuis ? Une heure, deux heures ? La chaleur lui avait ramolli la cervelle.

Le sol trembla de nouveau. Elles devaient sortir de là : cette pensée se fraya un chemin dans son cerveau engourdi. En un tel moment, si quelqu’un avait risqué sa vie pour venir leur dire de partir, il fallait l’écouter.

Myra était encore couchée sur le dos, mais sa respiration était régulière. Elle ne semblait plus comateuse, comme un peu plus tôt, mais avait à présent l’air de simplement dormir. Bisesa la secoua.

— Allez, ma chérie. Réveille-toi.

Myra se retourna en ronchonnant.

La poussant dans le dos, Bisesa l’obligea à s’agenouiller, puis à se lever. Elle se rendit en trébuchant dans la cuisine et trouva une bouteille d’eau pleine. Elle l’ouvrit et but ; le liquide était atrocement chaud, mais il la ranima. Elle rapporta la bouteille dans le salon pour Myra, puis elles allèrent prendre des vêtements.

Elles se dirigèrent vers l’escalier. Dans un noir de poix contre lequel luttait difficilement la chandelle de Bisesa, elles descendirent les étages d’un pas incertain. La cage d’escalier était vide, mais les marches étaient jonchées de toutes sortes d’objets – jouets, vêtements, torche électrique cassée – perdus dans leur hâte par des gens aux bras surchargés.

Elles sortirent au rez-de-chaussée dans des ténèbres rougeoyantes. Sous le Dôme, après des heures de tempête solaire, l’atmosphère était épaisse et enfumée. Dans la rue, des gens passaient en se bousculant, allant tous vers l’ouest. Ils se dirigeaient vers la porte de Fulham, comprit confusément Bisesa, pour sortir du Dôme.

Ce dernier était fissuré. Une prodigieuse balafre flamboyante courait de son sommet jusqu’au niveau du sol, quelque part vers le nord. D’énormes morceaux de sa couverture, embrasés, s’en détachaient et tombaient en une averse continue. C’était ce rideau de flammes qui illuminait le paysage autour d’elles.

Le sol trembla encore. Si cela s’amplifiait, le Dôme tout entier risquait de s’écrouler. D’instinct, la foule avait raison : mieux valait tenter sa chance à l’extérieur. Bisesa entraîna Myra en direction de la porte de Fulham.

Myra, encore à moitié endormie, geignit dans son sillage :

— Pourquoi est-ce que la terre tremble ? Tu crois que ce sont des bombes ?

— Des bombes ? Non.

Bisesa était sûre que les réfugiés et les manifestants massés devant les portes de Londres avaient désormais été chassés par les intempéries… ou, plus probablement, qu’ils étaient morts.

— Je crois que c’est vraiment un tremblement de terre.

— Mais il n’y a pas de tremblements de terre à Londres.

— C’est une journée bizarre, ma chérie. La ville tout entière est construite sur une couche d’argile, comme tu sais. Si elle sèche, elle se rétracte et se fissure.

— Ça va faire plonger les cours de l’immobilier, s’esclaffa Myra.

Bisesa rit.

— Allez, encore un effort. Regarde, voilà la porte…

Celle-ci avait été ouverte en grand, révélant au dehors un ciel rougeoyant. Convergeant de toutes les directions, une foule faisait la queue en piétinant pour la franchir. Bisesa et Myra s’avancèrent prudemment.

C’était une population typiquement londonienne, originaire de toutes les parties du monde : Londres avait été un melting-pot longtemps avant New York. Dans cette foule, il y avait des jeunes et des vieux, des bébés dans les bras de leurs parents, des vieillards qu’on aidait à marcher. De vieilles femmes au visage parcheminé ou des enfants aux grands yeux que l’on poussait dans des fauteuils roulants, des brouettes ou des chariots de supermarché. Quand un vieil homme s’écroula, épuisé, deux jeunes femmes l’aidèrent à se relever et le soutinrent pour faire le reste du chemin.

Tous avaient l’air en aussi mauvais état que Bisesa. La plupart ne portaient que des vêtements légers, trempés de sueur ; les hommes avaient les cheveux plaqués sur la tête, les femmes les pieds douloureusement enflés. Mais il n’y avait pas de panique, aucune bousculade, aucune altercation, même si l’on ne voyait pas trace de policiers ou de militaires, pas le moindre représentant de l’autorité. Les gens tenaient bon. Ils s’entraidaient.

— C’est comme pendant le Blitz, dit Myra.

— Oui, je crois.

Bisesa éprouva un étrange élan d’affection pour cette bande de Londoniens meurtris, tenaces, qui parlaient toutes les langues. Pour la première fois de la journée, elle se prit à croire qu’elles allaient peut-être effectivement survivre.

La foule s’engouffrait par la porte et se dispersait de l’autre côté. Bisesa, la main de Myra serrée dans la sienne, déboucha dans un monde transformé, un univers d’eau et de feu.

Au-dessus de la fumée défilaient des nuages boursouflés, certains grossissant à vue d’œil, déchirés par d’énormes éclairs. Plus haut, le ciel semblait en flammes ; il était enveloppé d’immenses draperies rouge vif, comme si la Terre avait été poussée dans un vaste four. Sans doute encore une aurore boréale.

Autour de Bisesa brûlaient des feux épars. L’air était chargé de fumée et des cendres tourbillonnantes se posaient sur sa peau moite. Il flottait une odeur de terre, de poussière et de cendre… plus quelque chose de moins définissable, un peu comme de la chair brûlée. La pluie, qui s’était miséricordieusement calmée, avait laissé des flaques d’eau sur chaque pelouse, dans chaque caniveau, et l’éclat des cieux embrasés se reflétait sur la chaussée et sur les toits. Cette vision fantasmagorique, baignée de lumière cramoisie, était étrangement belle.

— Maman, regarde. Le soleil, dit Myra.

Bisesa se tourna vers l’ouest. Ce n’était pas le soleil qu’on voyait, bien entendu, mais le bouclier, toujours en place après toutes ces heures, qui continuait à protéger la Terre. Il apparaissait comme un disque de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, indigo au centre, puis de plus en plus lumineux jusqu’à son pourtour d’un orange incandescent. Et, par-delà le bord du bouclier, une éblouissante couronne flamboyait, brodée d’arches et de filaments visibles à l’œil nu.

Mais ce soleil redoutable disparaissait à l’ouest sous l’horizon et la fumée des incendies de toute l’Angleterre s’élevait pour l’obscurcir.

— Le soleil est presque couché, dit quelqu’un. Plus que vingt minutes et nous ne verrons plus cet enfoiré.

Bisesa aperçut un mouvement à la limite de son champ de vision. De petites silhouettes filaient entre les jambes des gens. C’étaient des chiens, des renards, des chats et même ce qui semblait être des rats qui fuyaient en silence le Dôme en train de s’écrouler et qui s’éparpillaient dans les rues ravagées par le feu.

Une pluie chaude et salée se mit à tomber, assez fort pour cingler la tête nue de Bisesa. Elle passa son bras sur les épaules de Myra.

— Viens. Il faut trouver un abri.

Elles se mirent en route, avec des milliers d’autres, dans les ruines de Londres.