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BRIEFING

À Clavius, malgré quelques heures de sommeil, Siobhan se sentait encore légèrement déphasée, victime d’un décalage horaire avec Londres équivalent à une traversée de l’Atlantique.

Pour se détendre, elle prit une douche. Fascinée par les globules miroitants qui jaillissaient du pommeau, elle s’efforça de se comporter en invitée responsable, ne détachant pas les bandes velcro du rideau tant que le système d’aspiration n’eut pas récupéré la dernière des précieuses molécules d’eau.

Avant même l’alunissage du Komarov, elle avait demandé à Bud d’organiser un briefing complet. Les plus grands spécialistes du soleil présents sur la Lune devaient tous y assister, des héliosismologues à ceux qui se consacraient à l’étude des émissions électromagnétiques, des ondes radio aux rayons X. Sans oublier, bien sûr, le jeune astrophysicien prodige spécialiste des neutrinos qui avait essayé de donner l’alerte avant le 9 juin. Les mesures de sécurité étaient strictes : aucun d’eux ne devait être informé de la nature de sa mission avant son arrivée à Clavius.

Il n’y avait pas beaucoup de salles de conférence sur la Lune : de toute évidence, ce n’était pas Carlton Terrace. Bud avait tenté de la convaincre d’utiliser l’amphithéâtre de la base, mais le caractère trop public de cet espace lui avait fait écarter cette possibilité.

Il avait donc fallu improviser en abattant les cloisons de quelques unités d’habitation. La salle qui en résultait était exiguë, mais utilisable, presque entièrement occupée par une « table de conférence » obtenue en juxtaposant de plus petits meubles. Bud avait installé des cages de Faraday et des brouilleurs pour éviter l’espionnage électronique, ainsi que des dispositifs de contrôle actif du bruit pour neutraliser les méthodes d’écoute plus conventionnelles. Même Thalès n’était pas libre d’aller et venir : tant que la porte serait fermée, seul un clone modèle réduit du lutin électronique de la Lune serait autorisé à opérer à l’intérieur de la salle. Ensuite, un ensemble de systèmes intelligents, indépendants de Thalès lui-même, scruterait et censurerait le flux d’informations sortantes.

Siobhan vérifia le tout de son mieux.

— Je ne suis pas une spécialiste, dit-elle à Bud, mais ça me semble suffisant.

— Je l’espère, répondit-il avec conviction. Je ne vous cache pas que j’en ai bavé pour organiser cette rencontre… et pas uniquement pour des questions de sécurité. Moi, je ne suis qu’un soldat, je suis habitué à m’accommoder des impondérables, mais ces savants détestent être arrachés à leur travail.

— Je les comprends. Je suis une scientifique, moi aussi, ne l’oubliez pas. En ce moment, tous mes projets sont probablement en train de tomber à l’eau.

Bud avait entendu parler de son travail :

— Ce qui veut dire que la vie et la mort de l’univers doivent attendre ?

— Exactement.

Elle lui sourit.

Il était 10 heures. Avec Bud à son côté, elle rassembla son courage et entra dans la salle bondée. Le colonel referma doucement la porte derrière eux et elle entendit le cliquetis d’un loquet de sécurité qui tombait en place.

 

Elle vint se placer à un bout de la table de conférence improvisée. Les vingt participants étaient déjà là, leurs flexécrans dépliés devant eux : vingt visages qui la regardaient avec des expressions allant de l’apathie à la nervosité, en passant par la franche hostilité. La lumière blafarde qui tombait des rampes d’éclairage était crue et, malgré le ronflement bruyant des systèmes de ventilation, il régnait déjà dans ce lieu clos une forte odeur d’adrénaline et de transpiration. Les personnes présentes avaient l’air d’extraterrestres, avec leurs vêtements luisants d’usure, maintes fois recyclés et rapiécés, et leurs petits gestes retenus, conditionnés par des années passées dans des espaces réduits et dans un environnement mortellement dangereux. Face à eux, elle se sentait clinquante et superficielle, une étrangère de la Terre ensoleillée qui n’avait pas sa place dans les locaux exigus et poussiéreux de la Lune.

Ça va être un cauchemar, se dit-elle.

La majorité des participants étaient des géologues ; beaucoup avaient les robustes mains terreuses d’hommes habitués à manipuler des roches. Autour de la table, elle reconnut deux visages grâce au trombinoscope fourni par Bud à sa demande : Mikhaïl Martynov, un Russe à l’air plutôt timide qui était le principal spécialiste de la météo solaire en poste sur la Lune, et Eugene Mangles, le petit génie des neutrinos.

Ce dernier paraissait anxieux et semblait avoir du mal à regarder les gens dans les yeux. Mais il était étonnamment beau, plus même que ne l’avaient laissé entrevoir ses photos, avec la peau sans le moindre défaut et le visage parfaitement symétrique d’une synthéstar de la chanson. Siobhan sentit son vieux cœur endurci faire un bond dans sa poitrine. Et, à en croire les regards que Mikhaïl jetait en direction du jeune homme, les femmes n’étaient apparemment pas les seules à être sensibles à sa beauté.

En tant que président de séance, Bud vint se placer près d’elle.

— Avant de commencer, je voudrais dire une chose, déclara-t-il. Les astronautes s’enorgueillissent d’une longue tradition d’observation du soleil. Elle remonte aux passagers de Skylab qui, alors qu’ils orbitaient autour de la Terre en 1973, ont utilisé un spectrographe imageur construit par Harvard à leur intention. Nous poursuivons aujourd’hui cette tradition. Mais ce n’est plus une simple question scientifique. Aujourd’hui, on a sollicité notre aide. En tant que commandant de la base Clavius, je considère comme un honneur la présence du professeur McGorran. Un honneur que nous, sur la Lune, ayons été jugés dignes de constituer le pivot de la réponse à ce problème. Professeur…

Il adressa un signe de tête à Siobhan et s’assit.

Après ce petit discours d’une pertinence discutable, Siobhan jeta un coup d’œil à la ronde. Elle ne croisa qu’un regard amical, accompagné d’une ébauche de sourire : celui de Mikhaïl Martynov. Bonne chance.

— Bonjour. Je compte écouter bien plus que parler, aujourd’hui, mais j’aimerais faire une déclaration préliminaire. Je m’appelle…

— Nous savons qui vous êtes.

Celle qui avait parlé, une femme robuste aux bras solides et à la mâchoire carrée, était manifestement une des géologues. Son regard était un des plus hostiles de la pièce.

— Vous avez donc un avantage sur moi, docteur… ?

— Professeur. Professeur Rose Delea.

Elle avait un fort accent australien. Siobhan avait entendu parler d’elle : Rose était spécialiste du dépôt d’hélium-3 dans le régolite lunaire par le vent solaire. Cet isotope de l’hélium, qui servait de carburant aux réacteurs à fusion, était pour la Lune l’atout économique le plus prometteur ; par conséquent, Rose jouissait ici d’un grand poids.

— Tout ce que je désire savoir, c’est quand vous allez repartir, que je puisse me remettre au travail pour de bon. Et je voudrais connaître la raison de tous ces mystères. Depuis le 9 juin, les communications sortantes ont été restreintes, certaines zones des bases de données de Thalès et d’autres sites d’information sont inaccessibles…

— Je sais.

— Nous sommes sur la Lune, professeur McGorran. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous sommes loin de chez nous et de nos familles. Les liaisons avec la Terre sont essentielles pour notre bien-être psychologique, sans parler de notre intégrité physique. Et si vous ne voulez pas que notre moral se dégrade davantage…

Siobhan leva la main en un geste de tranquille autorité. À son grand soulagement, Rose se tut.

— Je suis parfaitement d’accord.

C’était la vérité. Instinctivement, elle n’était pas plus portée sur le secret que les résidents de la Lune ; la transparence était un ingrédient essentiel du débat permanent à la base d’une bonne pratique scientifique.

— Le black-out sécuritaire est dur à supporter pour tout le monde : en temps normal, il serait inacceptable. Mais nous ne sommes pas en temps normal. Je vous demande de le supporter avec moi. Je me présente aujourd’hui devant vous en tant qu’émissaire des Premiers ministres britannique et eurasiatique. À mon retour, je suis aussi censée mettre au courant les autres dirigeants mondiaux, dont la présidente des États-Unis. Et ce qu’ils veulent savoir, c’est ce qu’il faut attendre du soleil.

Elle ne voyait devant elle que des visages perplexes. Les divers conseillers de politiciens blasés qu’elle avait rencontrés l’avaient prévenue qu’il fallait s’attendre à une certaine insularité sur la Lune, où la Terre pouvait paraître bien lointaine, et pas très importante. Elle avait donc préparé une présentation audiovisuelle.

— Thalès, s’il te plaît…

Elle leur fit un bref résumé, accompagné d’images et de graphiques, de l’impact dévastateur du 9 juin sur la Terre. Ils le suivirent dans un silence maussade. Pour finir, elle dit :

— Et voilà la raison de ma présence, professeur Delea. J’ai besoin de réponses… nous en avons tous besoin. Qu’arrive-t-il au soleil ? La catastrophe du 9 juin va-t-elle se reproduire ? Faut-il s’attendre à pire ? Sur la Lune – en fait, dans cette pièce – vous avez certains des plus grands spécialistes du soleil. Et la seule personne qui avait prévu ce qui allait se passer.

Eugene n’eut pas de réaction ; le regard dans le vague, il donnait l’impression d’être à peine conscient de ce qui l’entourait.

Mikhaïl dit flegmatiquement :

— Et, bien sûr, la facilité de contrôle de l’information en provenance de la Lune est une pure coïncidence.

Siobhan se rembrunit.

— Nous devons prendre la question de la sécurité au sérieux. Pour le moment, les gouvernements n’ont absolument aucune idée de ce à quoi ils sont confrontés. Tant qu’ils ne le sauront pas, l’information devra malheureusement être restreinte. Un mouvement de panique pourrait être dévastateur.

Rose ne disait rien, mais elle bouillonnait visiblement et Siobhan souhaita sans trop y croire ne pas s’en être déjà fait une ennemie.

De son ton le plus enjoué, elle reprit :

— Commençons par nous assurer que nous jouons tous la même partition. Docteur Martynov, pourriez-vous avoir l’amabilité d’expliquer à une simple cosmologiste comment le soleil est censé fonctionner ?

— Avec plaisir.

Avec un art consommé de ses effets, Mikhaïl se leva et s’avança vers le bout de la table.

— Tous les cosmologistes savent que le soleil est alimenté par une réaction de fusion nucléaire. Ce que beaucoup ignorent, c’est que seule sa couche la plus profonde est un réacteur à fusion. Pour le reste, ce ne sont que des effets spéciaux…

L’accent russe de Mikhaïl était caricatural, mais très prenant.

Durant sa formation, Siobhan avait étudié le soleil, naturellement. Elle avait appris que, comme toutes les étoiles, il était simple dans son principe, mais que, s’agissant de l’étoile qui nous était la plus proche, son comportement avait été examiné en détail. Comportement qui s’était en fait révélé d’une extrême complexité et restait encore mal compris, même après des siècles d’observation. Or, c’était ce comportement qui semblait aujourd’hui mettre en danger l’humanité.

Le soleil est une boule de gaz, principalement d’hydrogène, de plus d’un million de kilomètres de diamètre, soit autant qu’une centaine de Terres placées côte à côte, et aussi massive qu’un million de Terres. La source de son énergie réside dans son cœur, étoile à l’intérieur d’une étoile où, par un enchaînement de réactions complexes, une soupe de noyaux d’hydrogène se transmute en hélium et en d’autres éléments plus lourds.

L’énergie de cette fusion doit s’évacuer depuis son noyau ardent vers le froid de l’espace, poussée par les différences de températures aussi inexorablement qu’un piston fait circuler le liquide dans un tuyau. Mais le noyau du soleil est enserré dans une épaisse ceinture de gaz turgides, la « zone radiative », aussi opaque qu’un mur de brique, que la chaleur interne traverse sous forme de rayons X. Dans la couche suivante, la « zone de convection », les densités deviennent assez faibles pour permettre à la matière du soleil de bouillir, comme une casserole chauffée par-dessous. La chaleur du noyau y continue son trajet vers l’espace en crachant d’immenses jets convectifs, chacun grand comme plusieurs fois la Terre, qui s’élèvent à une allure ne dépassant pas la vitesse d’un homme au pas. Au-dessus de la zone de convection se trouve la surface visible du soleil, la photosphère, source de la lumière et des taches solaires. Et, tout comme la surface d’une casserole d’eau bouillante s’organise en cellules, le soleil en bouillonnant se couvre d’une « granulation » en constante évolution, apparentant la photosphère à une mosaïque de villa romaine.

Ces couches sont si énormes et comprimées que le soleil est quasiment opaque à son propre rayonnement ; il faut à l’énergie d’un photon des millions d’années pour se frayer un chemin du noyau à la surface.

Une fois libérée de sa prison de gaz, l’énergie du noyau s’élance à la vitesse de la lumière, comme soulagée, sous forme de rayonnement lumineux, et se disperse à mesure qu’elle s’éloigne. À huit minutes-lumière de la photosphère, soit la distance de l’orbite terrestre, le rayonnement solaire fournit encore une énergie d’un kilowatt par mètre carré. Et même à plusieurs années-lumière, le soleil reste assez brillant pour être vu à l’œil nu.

En plus de la lumière qu’il émet, le soleil exhale un flux régulier de plasma brûlant au visage des planètes en orbite autour de lui. Ce « vent solaire » est une brise complexe et turbulente. Dans certaines gammes de fréquences lumineuses, on peut voir des zones sombres à la surface du soleil – les « trous coronaux », des régions d’anomalie magnétique, telles des défectuosités du soleil lui-même – d’où se déversent des torrents de vent solaire à haute énergie, que le mouvement de rotation de l’astre répand en larges spirales à travers le système solaire tel un gigantesque dispositif d’arrosage pour pelouse.

— Nous surveillons leur trajectoire. Chaque fois que la Terre traverse une de ces spirales, la planète et sa magnétosphère sont bombardées par des particules à haute énergie et nous avons des problèmes, dit Mikhaïl.

D’autres problèmes étaient causés par les irrégularités sporadiques du soleil.

— Il y a des projections de plasma à grande échelle : les éjections de masse coronale comme celle qui nous a frappés le 9 juin. Et il y a les éruptions solaires. Ces explosions à la surface du soleil, alimentées par des instabilités magnétiques, sont les événements les plus puissants qui surviennent dans le système solaire actuel, équivalant chacune à la déflagration de plusieurs milliards d’armes nucléaires. Ces éruptions nous criblent de radiations couvrant tout le spectre des fréquences, des rayons gamma aux ondes radio, et sont parfois suivies d’averses de particules chargées que nous appelons « événements à protons ».

Le soleil, perpétuellement agité, suit un cycle de onze ans, au maximum duquel les taches solaires se multiplient et les éruptions se produisent avec beaucoup plus d’intensité. Mikhaïl décrivit succinctement le mécanisme que l’on pensait régir le cycle solaire. Un « flux méridien » de plasma à la surface du soleil, partant de l’équateur, transporte ce qui restait des taches solaires en direction du nord et du sud. Arrivée aux pôles, la matière se refroidit et plonge vers l’intérieur du soleil jusqu’à la racine de la zone convective, puis migre vers l’équateur. Mais les cicatrices magnétiques laissées par les taches solaires subsistent pendant tout le cycle, fantômes qui ensemencent la génération suivante de régions actives.

Puis Mikhaïl évoqua les relations compliquées entre le soleil, la Terre et l’humanité.

Même durant les temps historiques, la variabilité du soleil avait affecté le climat de la planète. Pendant plus de soixante-dix ans – en gros de 1640 à 1710 –, très peu de taches solaires avaient été observées… et la Terre s’était enfoncée dans ce que les climatologues appelaient le « petit âge glaciaire ». L’Europe avait subi des hivers rigoureux et des étés frais ; à son apogée, en 1690, on pouvait faire du patin à glace sur la Tamise, à Londres.

À notre ère électronique, une dépendance croissante à la haute technologie avait rendu les humains beaucoup plus vulnérables à de simples caprices du soleil. En avril 1984, une éruption solaire avait coupé les communications avec Air Force One ; le président Reagan, qui se trouvait alors au milieu du Pacifique, était resté injoignable pendant deux heures. Avant le 9 juin, l’orage géomagnétique le plus intense jamais répertorié avait eu lieu en septembre 1859 ; il avait fait fondre les fils de télégraphe.

— Nous sommes passés près d’un semblable événement en 2003, dit Mikhaïl. Le soleil a connu pendant deux jours consécutifs des éruptions dirigées droit vers la Terre. Nous n’avons été protégés de leurs conséquences les plus graves que par un alignement fortuit des champs magnétiques.

Rose Delea s’impatienta :

— Ces phénomènes sont bien connus.

— Oui, nous commençons à savoir mesurer les effets des différentes sautes d’humeur du soleil. Et à les prédire, même s’il s’agit encore plutôt d’un art que d’une science…

Il projeta un graphique des trois « échelles météorologiques spatiales », que son service avait héritées du vieux Centre d’environnement spatial américain et perfectionnées depuis.

— Vous pouvez voir que nous décrivons trois types de problèmes susceptibles d’affecter la Terre : les orages géomagnétiques, les tempêtes de radiations solaires et les black-out radio. Chacun est classé selon une échelle ascendante de un à cinq.

Siobhan acquiesça :

— Et le 9 juin…

— Le 9 juin était principalement le résultat d’une éjection de masse coronale et devrait être mesuré selon notre échelle G correspondant aux orages géomagnétiques.

— Et son classement ?

— Hors catégorie. Le 9 juin était sans précédent. Mais le plus paradoxal, c’est que, grâce au docteur Mangles, cet événement a été prédit mieux qu’aucun caprice de notre étoile ne l’avait jamais été.

Il jeta un coup d’œil en direction d’Eugene, mais celui-ci, plus distrait que jamais, n’eut pas la moindre réaction devant la perche qu’on lui tendait ; il semblait à peine conscient de l’existence du reste du groupe.

Il y eut un silence pesant. Bud décréta une pause.

 

Siobhan constata qu’il fallait aller chercher soi-même son café : il n’y avait personne pour faire le service. Et pas non plus de gâteaux secs, pas un seul sur toute cette fichue Lune.

Une queue se forma rapidement au fond de la pièce devant la machine à café. Mais Mikhaïl, qui était dans les premiers, remplit deux gobelets en plastique et s’approcha timidement de Siobhan, qui en accepta un avec gratitude. Le visage de Mikhaïl était lugubre et défait, mais il avait une voix chaude et riche ; elle l’apprécia instinctivement. Il dit :

— J’imagine que vous êtes le premier Astronome royal à vous rendre sur la Lune ?

— En fait, je crois qu’aucun de nous n’avait jamais quitté la Terre.

— John Flamsteed aurait été fier de vous.

— J’aime à le penser.

Elle but une gorgée de café et ne put retenir une grimace. Il sourit :

— Toutes mes excuses pour le café de Clavius. Et pour l’accueil qui vous a été réservé. Nous sommes un peu spéciaux, par ici. Une société en vase clos.

— Je m’attendais à une certaine insularité.

— C’est plus que ça. Nous sommes pratiquement autosuffisants… bien obligés. Mais ça engendre une certaine indifférence et parfois de l’hostilité envers ceux de l’extérieur. Cette réunion tourne entièrement autour d’Eugene, bien sûr. Et Eugene est…

— Spécial ?

Il sourit :

— Quelque chose comme ça. Son caractère est difficile. Le choix de sa discipline n’a en rien aidé à son intégration dans la société. Pour la dernière génération d’astrophysiciens, les neutrinos ont longtemps été une source d’embarras.

— Ah oui. L’« anomalie des neutrinos solaires ».

Quand on avait étudié pour la première fois de près le flux de neutrinos en provenance du cœur du soleil, on en avait détecté nettement moins que prédit par les modèles établis en physique des particules. On avait fini par constater que c’était la physique qui se trompait – les neutrinos, que l’on pensait dépourvus de masse, ne l’étaient pas – et, une fois les modèles théoriques corrigés, l’« énigme » avait été résolue.

— Vous savez comment ça se passe dans les milieux scientifiques, dit Mikhaïl d’un air morne. Les modes vont et viennent. Mon domaine de recherche, cette météo solaire compliquée avec ses tempêtes de plasma et son enchevêtrement de champs magnétiques, n’a jamais été à la mode. Mais depuis cette histoire d’anomalie, l’étude des neutrinos n’a définitivement plus été un domaine attrayant. Et puis Eugene a déstabilisé tout le monde en détectant une nouvelle sorte d’anomalie des neutrinos… pile quand on pensait le problème réglé pour de bon.

— D’accord. Mais, même s’il est ombrageux, j’ai l’impression qu’on l’aime bien, par ici.

Mikhaïl fit la moue :

— Je ne dirais pas qu’on « l’aime bien », mais tout le monde sait que c’est son travail qui nous a donné la seule alerte avant l’événement du 9 juin. Personne n’en a cru un mot jusqu’à ce que le phénomène ait débuté, bien entendu – Eugene était venu me voir au pôle Sud pour que je sonne l’alarme –, mais son avertissement a malgré tout sauvé beaucoup de vies. Ce qui a fait de lui un genre de héros populaire parmi nous, Terriens en exil, voyez-vous. Alors, quand quelqu’un de l’extérieur comme vous débarque, aussi qualifié soit-il…

— Je comprends.

Elle ajouta avec circonspection, tout en l’observant :

— On a du mal à croire qu’un cerveau comme le sien puisse se cacher dans une si jolie tête.

Mikhaïl regarda Eugene avec un désir non dissimulé.

— En fait, je crois que sa belle gueule et son physique sont sa malédiction. Tout le monde pense que c’est un apollon à cervelle d’oiseau. Personne ne le prend au sérieux. Même moi, son apparence me…

— Déconcentre ? suggéra-t-elle en souriant. Bienvenue au club, Mikhaïl.

— Mais c’est ce qu’il y a dans cette jolie tête qui est si troublant, répliqua-t-il, sur la défensive.

Bud pria chacun de regagner sa place.