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DÉCLARATION

La présidente des États-Unis prit place dans son fauteuil du Bureau ovale.

Pour une fois, l’endroit était calme. Une seule caméra lui faisait face, un unique microphone était suspendu au-dessus de sa tête et elle n’avait pas plus d’un technicien devant elle. Le bureau n’était décoré que d’accessoires simples : un drapeau américain et un arbre de Noël pour marquer ce mois de décembre 2037. Tandis que le technicien comptait à rebours sur ses doigts pour lui donner le signal du départ, la Présidente tripota son collier, mais elle résista à la tentation de rajuster l’arrangement de ses cheveux noirs à présent striés de gris que sa maquilleuse avait mis si longtemps à fignoler.

Juanita Alvarez était la première femme hispanique à être devenue présidente de ce qui restait de loin la nation la plus puissante de la planète. Grâce à sa compassion, son gros bon sens et son instinct viscéral de ce qui était bon pour la santé d’une démocratie, les gens qui avaient voté pour elle, et beaucoup des autres, l’avaient prise en affection.

Mais aujourd’hui elle ne s’adressait pas uniquement aux citoyens des États-Unis. Ce jour-là, son message, traduit simultanément par Aristote et Thalès dans toutes les langues de l’humanité, allait être diffusé par les télévisions, radios et réseaux numériques de trois planètes. Plus tard, ses paroles et leurs répercussions seraient analysées et décortiquées, louées et critiquées, jusqu’à ce qu’en soit extraite la dernière miette de sens, comme aucun de ses propos n’avait jamais été examiné auparavant… Et presque aussitôt, bien sûr, une kyrielle de théories du complot s’épanouiraient autant sur la base de ce qu’elle aurait que de ce qu’elle n’aurait pas dit.

Il fallait s’y attendre. Il était difficile de concevoir qu’aucun président, même parmi les grands dirigeants des temps de guerre, n’avait jamais eu à délivrer un message plus important pour son peuple et pour le monde. Et si elle se prenait les pieds dans le tapis, ses paroles mêmes, en déclenchant panique, désordres et instabilité économique, pouvaient entraîner plus de dégâts que certaines guerres.

Mais, si elle était nerveuse, cela ne se voyait que dans les gestes légèrement hésitants de ses mains.

Les doigts du technicien se replièrent. Trois, deux, un.

 

« Mes chers compatriotes. Chers concitoyens de la planète Terre et d’ailleurs. Je vous remercie de votre attention. Je suppose que beaucoup d’entre vous savent déjà en partie ce que j’ai à vous dire. C’est probablement le signe d’une saine démocratie que même le Bureau ovale ne soit pas à l’abri des fuites, commença-t-elle en esquissant avec expertise un petit sourire. Je dois vous annoncer que nous sommes tous confrontés à un grand danger. Néanmoins, si nous travaillons ensemble avec courage et générosité, je vous assure qu’il y a un espoir. »

 

Siobhan était assise avec sa fille Perdita dans le petit appartement de sa mère à Hammersmith.

À cause de sa surdité croissante, Maria avait réglé si fort le son de son écran mural que c’en était par moments douloureux. Le vacarme ne semblait toutefois pas déranger Perdita et ses oreilles de vingt ans. Pendant que la Présidente parlait, elle suivait le programme d’une autre chaîne sur le petit flexécran implanté sur son poignet. Il était rassurant de savoir que les médias planétaires offraient le choix, même en un pareil moment.

Maria revint de la cuisine, l’air affairé, avec trois verres de crème de whisky… des petits verres, remarqua Siobhan avec une pointe d’aigreur, et pas de bouteille pour se resservir.

Maria leur tendit les verres en souriant, ce qui fit gonfler les petites cicatrices de son dernier lifting.

— Eh bien, ça fait plaisir, dit-elle. Voilà une éternité que nous ne sommes pas trouvées réunies toutes les trois en dehors d’un Noël par-ci, par-là. Dommage qu’il ait fallu attendre la fin du monde pour voir ça.

Perdita faillit s’étrangler avec le biscuit apéritif qu’elle était en train de manger.

— Il faut toujours que tu râles, grand-mère ! Nous avons aussi nos vies, tu sais.

Siobhan foudroya sa fille du regard. Depuis que Perdita avait atteint ses douze ans, Siobhan comprenait la tendance de sa propre mère à se montrer envahissante.

— Ne nous disputons pas, dit-elle. Et ce n’est pas la fin du monde, maman. Tu ne devrais pas propager de telles rumeurs. D’autant plus que les gens risquent d’imaginer que ça vient de moi. Tu pourrais déclencher une panique.

Maria fit la grimace, comme toujours exagérément vexée qu’on la rabroue.

— Bien sûr, une grande partie de ce que va dire Alvarez est du bidon, dit Perdita. N’est-ce pas, maman ?

— Du bidon ?

— Tu ne penses pas que quelqu’un va vraiment la croire ? Sauver le monde est tellement dans le droit fil des films-catastrophes des années mil neuf cent quatre-vingt-dix ! L’autre jour, j’ai entendu un type dire à la télé que c’était une forme de scotomisation, un dérivatif. Et, bien sûr, c’est un délire tellement fasciste, au fond !

Il pourrait y avoir du vrai là-dedans, se dit Siobhan, gênée. Ce ne serait pas la première fois que le soleil est invoqué comme source d’autorité.

En fait, les cultes solaires étaient très rares dans l’histoire. Ils tendaient à n’apparaître que dans les États fortement centralisés – comme chez les Romains, les Égyptiens, les Aztèques –, le pouvoir central du soleil servant de source d’autorité pour le monarque. Peut-être que, dans ces circonstances, la soudaine malveillance du soleil pourrait être utilisée de façon semblable par ceux qui aspiraient au pouvoir sur Terre. Ce genre de suspicions alimentait les théories du complot chez les personnes qui, malgré le souvenir du 9 juin, qualifiaient toute cette histoire de tempête solaire d’arnaque, de mainmise sur le pouvoir par quelque cabale d’hommes d’affaires ou par un gouvernement occulte, de coup de force ourdi par un groupe émergent que nourrissaient la peur et l’ignorance.

— Personne n’y croit, dit Perdita. Personne ne croit plus aux héros, maman… surtout pas aux astronautes à la mâchoire volontaire ni aux politiciens dévoués au bien public. La vie ne marche pas comme ça.

— Peut-être, dit Siobhan, énervée. Mais que peut-on faire d’autre qu’essayer ? Et si nous ne pouvions finalement pas sauver la planète… que ressentirais-tu ?

Perdita haussa les épaules.

— Je continuerais comme avant, jusqu’à… (elle mima une explosion avec les mains) badaboum, je suppose. Comment faire autrement ?

Maria posa la main sur l’épaule de Siobhan :

— Perdita est jeune. Quand on a vingt ans, on se croit immortel. Tout ça dépasse sans doute son imagination.

— La mienne aussi, dit Siobhan avec un coup d’œil préoccupé en direction de Perdita. Ou, du moins, ça la dépassait avant que j’aie un enfant. Après ça, l’avenir prend un tour plus personnel… Tu sais, je suis soulagée que ce soit enfin officiel. Je me sentais coupable de me promener dans Londres, de me mêler aux gens qui vivaient leur vie, en sachant que j’avais un terrible secret enfermé dans ma tête comme une bombe à retardement. Ça me paraissait injuste. Qui étais-je pour dissimuler une telle vérité ? Même si la révéler risque de semer la panique.

— Je crois que, dans l’ensemble, les gens réagiront bien, dit Maria. C’est ce qu’ils font généralement, tu sais.

Elles se turent pour écouter la suite de la déclaration de la Présidente.

 

« Ce qui va se passer en avril 2042 est sans précédent. Pour autant que puissent le savoir les spécialistes, il n’est jamais rien arrivé de tel dans toute l’histoire de l’humanité, ni même au cours des millénaires qui l’ont précédée. En une seule journée, le soleil va déverser sur la Terre autant d’énergie qu’il le fait normalement en un an. Les scientifiques appellent cela une « tempête solaire », et ce nom me paraît tout à fait pertinent…

Je ne vous cacherai pas l’amère vérité : les conséquences pour notre planète, ainsi que pour la Lune et pour Mars, seront catastrophiques. Nous sommes confrontés à la stérilisation de la surface de la Terre… l’élimination de toute vie, tandis que l’air et les océans seront brutalement balayés. Les liens fournis avec ce message vous donneront tous les détails ; il ne doit y avoir aucun secret.

Le danger qui nous guette est mortel et nous ne sommes pas les seuls menacés. En cette époque d’élargissement de notre horizon éthique, évolution que j’ai toujours soutenue, nous ne devons pas oublier la menace contre les créatures avec qui nous partageons la planète et sans lesquelles nous ne pourrions pas survivre. Ainsi que, bien sûr, les formes de vie les plus récemment apparues dans notre monde, les personnes juridiques connues sous les noms d’Aristote et Thalès grâce auxquelles je m’adresse en ce moment même à nombre d’entre vous.

C’est donc un message effroyable qu’il me fallait vous transmettre, et cela me désole d’avoir eu à le faire. (Elle se pencha en avant.) Mais, comme je vous l’ai dit, il y a un espoir. »

 

Mikhaïl et Eugene étaient assis dans la cantine de Clavius, des tasses de café tiède posées devant eux. L’image de la Présidente, relayée depuis la Terre, occupait un vaste écran fixé au mur. La cantine était pratiquement déserte. Même si la plupart des gens, à Clavius, savaient presque tout ce qu’Alvarez avait à dire avant même qu’elle ouvre la bouche, ils préféraient digérer la mauvaise nouvelle seuls ou en compagnie de ceux qui leur étaient les plus proches.

Mikhaïl se rendit à la baie d’observation et regarda à l’extérieur le paysage chaotique du fond du cratère. Le soleil était bas, mais les montagnes du pourtour étincelaient au-dessus de l’horizon, comme si leurs sommets avaient été recouverts de magnésium embrasé.

Tout ce qu’il voyait dans ce paysage était le fruit de la violence : depuis les minuscules impacts de micrométéorites qui en cet instant même criblaient le sol pour sculpter petit à petit de vastes cuvettes comme Clavius, jusqu’à la collision d’une inimaginable sauvagerie qui avait à l’origine arraché la Lune à la Terre. Au cours de la brève existence de l’humanité, ce petit coin du cosmos était resté relativement paisible, le système solaire tournant avec une régularité d’horloge autour du fidèle luminaire en son centre. Mais la violence des débuts était désormais de retour. Pourquoi les humains s’étaient-ils jamais imaginé qu’elle avait disparu ?

Il leva les yeux pour voir la Terre, suspendue bas dans le ciel. Un de ses regrets était qu’il était si difficile de la voir de Shackleton, près du pôle. Vue de Clavius, la planète mère, dix fois plus brillante que la pleine Lune dans le ciel terrestre, baignait le paysage alentour d’une lumière bleu argenté. Ses phases, toujours image-miroir de celles de la Lune, suivaient un cycle mensuel régulier, mais, à la différence de la Lune, la Terre tournait jour après jour sur son axe, présentant sans cesse à la vue de nouvelles masses continentales, de nouveaux océans et de nouvelles formations nuageuses. Et, bien sûr, contrairement au lent voyage de l’astre des nuits, la Terre ne changeait jamais de position dans le ciel lunaire.

Après avril 2042, la Terre serait encore suspendue là-haut, comme elle l’avait toujours été. Mais Mikhaïl se demandait à quoi elle ressemblerait.

Eugene continuait à suivre le discours de la Présidente.

— Elle reste dans le vague à propos de la date.

— Que voulez-vous dire ?

Eugene tourna les yeux vers lui. Son adorable visage était aujourd’hui déformé par une tension que Mikhaïl ne lui avait jamais vue.

— Pourquoi ne dit-elle pas simplement que c’est pour le 20 avril ? Tout le monde le sait.

Manifestement pas, se dit Mikhaïl. Alvarez avait peut-être une bonne raison. Une plus grande précision aurait peut-être rendu la perspective psychologiquement trop effrayante. Elle aurait lancé dans les têtes le compte à rebours de l’apocalypse.

— Je ne pense pas que ça ait de l’importance, dit-il.

Mais de toute évidence, pour Eugene, auteur de la prédiction, ça en avait. Mikhaïl se rassit.

— Eugene, ça doit vous faire très bizarre d’entendre la Présidente en personne annoncer à l’humanité entière une chose que vous avez découverte.

— Bizarre, oui. Si on veut, répondit Eugene d’un ton précipité.

Il leva ses mains devant lui.

— Nous avons d’un côté le soleil et de l’autre mon modèle du soleil.

Il entrecroisa alors ses doigts.

— Ce sont des entités différentes, mais elles se rejoignent. Mon travail contenait des prédictions qui ont été confirmées. Mon travail est donc une représentation valide de la réalité. Mais ce n’est qu’une représentation.

— Je crois comprendre, dit Mikhaïl. Il y a plusieurs niveaux de réalité. Même si nos calculs sont exacts à la neuvième décimale près, nous n’arrivons pas à imaginer que le comportement erratique du soleil puisse effectivement interférer avec notre douillet petit univers.

— Quelque chose comme ça, acquiesça Eugene, mal à l’aise, en triturant d’un geste enfantin ses grandes mains d’adulte. Comme si les barrières entre modèle et réalité s’effondraient.

— Vous savez, vous n’êtes pas la seule personne à éprouver ce sentiment, Eugene. Vous n’êtes pas seul.

— Bien sûr que si, je suis seul.

Son visage se referma.

Mikhaïl brûlait de le serrer dans ses bras, mais il savait qu’il ne le fallait pas.

La Présidente disait :

 

« Nous allons construire un bouclier dans l’espace. Constitué d’une très fine pellicule, il s’agira d’un disque plus grand que la Terre elle-même. Il sera si énorme, en fait, que quand il commencera à se déployer, il sera visible de partout sur Terre, car il s’agira d’un objet construit de la main de l’homme aussi grand dans notre ciel que le soleil ou la Lune… Je me suis laissé dire qu’il pourrait même être visible à l’œil nu depuis Mars. En vérité, nous allons imprimer notre marque sur le système solaire. »

Elle sourit.

 

Siobhan repensa à la séance avec son équipe disparate de la Royal Society au cours de laquelle Aristote avait pour la première fois suggéré la solution.

Dans son principe, l’idée n’aurait pas pu être plus simple. Par une journée ensoleillée, si la lumière était trop forte, on ouvrait un parasol. Donc, pour se protéger de la tempête, il fallait construire un parasol dans l’espace, un puissant écran assez vaste pour servir de bouclier à la Terre entière. Et, en ce jour crucial, l’humanité serait mise à l’abri, bien en sécurité dans l’ombre d’une éclipse artificielle.

« Son centre de gravité devrait être situé au point L1, avait dit Mikhaïl. Entre le soleil et la Terre, et orbitant en synchronie avec celle-ci.

— Et qu’est-ce que ce point L1 ? avait demandé Toby.

— C’est le premier point de Lagrange du système Terre-soleil. Un objet qui tourne entre la Terre et le soleil, comme Vénus, décrit son orbite plus vite que la Terre. Le champ gravitationnel terrestre exerce néanmoins son attraction sur Vénus, quoique beaucoup plus faiblement que celle du soleil. Si on positionne un satellite plus près de la Terre – à environ quatre fois la distance de la Lune –, la force de gravitation de notre planète sera assez forte pour le retenir, l’obligeant à orbiter autour du soleil à la même vitesse qu’elle.

» Ce point d’équilibre a été baptisé L1, le premier point de Lagrange, du nom du mathématicien français du xviiie siècle qui l’a théorisé. Il existe en fait cinq de ces points de Lagrange : trois dans l’alignement de la Terre avec le soleil, les deux autres accompagnant la planète sur son orbite à 60° d’angle de part et d’autre.

— Ah, avait dit Toby. La Terre et ce satellite tourneraient ensemble. Comme s’ils étaient tous deux collés sur une gigantesque aiguille de montre centrée sur le soleil.

— Je croyais que L1 était un point d’équilibre instable… », avait dit Siobhan.

Devant l’air déconcerté de Toby, elle avait ajouté :

« C’est comme un ballon de football posé au sommet d’une montagne plutôt qu’au fond d’une vallée. Le ballon est stationnaire, mais susceptible de tomber de n’importe quel côté.

— Effectivement, avait dit Mikhaïl. Mais nous y avons déjà positionné des satellites. En fait, on peut orbiter autour du point de Lagrange, cela ne demande que très peu de carburant pour se maintenir en position. C’est tout à fait dans les limites de notre expérience : en termes d’astronautique, ce n’est pas un problème. »

Toby avait levé une main vers le lustre du plafond, plongeant dans l’ombre son visage.

« C’est peut-être une question idiote, mais quelle taille devrait avoir ce bouclier ? »

Mikhaïl avait poussé un soupir :

« Pour simplifier, supposons que les rayons du soleil qui atteignent la Terre soient parallèles. On peut donc voir qu’il nous faut un écran aussi grand que l’objet qu’on cherche à masquer.

— Ce bouclier doit donc être un disque d’un diamètre au moins égal à celui de la Terre. Lequel est…

— D’environ treize mille kilomètres. »

Toby en était resté bouche bée, mais il avait insisté :

« Nous parlons donc d’un bouclier de treize mille kilomètres de diamètre. À construire dans l’espace. Où ce que nous avons construit de plus grand jusqu’ici est…

— La Station spatiale internationale, je crois, avait répondu Mikhaïl. Un peu moins d’un kilomètre.

— Pas étonnant que je n’aie rien trouvé. Quand j’ai lancé mes propres recherches, j’ai filtré les solutions les plus improbables. Et celle-ci l’est manifestement, non ? » avait demandé Toby en jetant un coup d’œil en direction de Siobhan.

Elle l’était effectivement. Mais tous trois avaient pianoté sur leurs flexécrans pour en savoir plus.

« Des études dans ce sens ont déjà été menées, avait annoncé Toby. Hermann Oberth semble avoir été le premier à avancer l’idée.

— Il faudrait utiliser des matériaux extrêmement minces, bien sûr, avait dit Mikhaïl.

— Le film plastique d’usage courant mesure dix microns d’épaisseur, avait répondu Siobhan.

— Et on peut obtenir des feuilles d’aluminium aussi fines, avait ajouté Mikhaïl. Mais il est sûrement possible de faire mieux.

— Par conséquent, avait enchaîné Toby, avec une masse de… disons moins d’un gramme par mètre carré, et même en ajoutant une marge pour les composants structurels, son poids devrait être d’à peine quelques millions de tonnes. »

Il avait relevé les yeux :

« J’ai bien dit à peine ?

— Nous ne possédons pas de capacités de lancement suffisantes pour envoyer de telles charges en orbite terrestre, même si nous disposions de plusieurs années, avait fait remarquer Siobhan.

— Mais nous n’avons pas besoin de les lancer depuis la Terre ! s’était exclamé Mikhaïl. Pourquoi ne pas tout construire sur la Lune ? »

Toby l’avait regardé avec des yeux ronds :

« Là, ça devient complètement dingue.

— Pourquoi ? Nous y fabriquons déjà du verre, nous y raffinons des métaux. Et n’oublions pas notre faible force de gravitation : il est vingt-deux fois plus facile de lancer une charge dans l’espace depuis la Lune que depuis la Terre. Nous sommes justement en train de construire une catapulte électromagnétique ! Il n’y a aucune raison que le projet Fronde ne puisse pas être accéléré. Sa capacité de lancement sera prodigieuse. »

Ils avaient inclus dans leurs calculs approximatifs une estimation de la capacité de lancement de la Fronde. Il était vite apparu que, si on parvenait à lancer le plus gros de la masse du bouclier depuis la Lune, les économies d’énergie seraient effectivement énormes.

Et il n’y avait toujours pas d’impossibilité fondamentale. Siobhan avait retenu son souffle, comme si elle avait peur de rompre le charme, et ils avaient poursuivi le travail.

Mais là, assise avec sa fille dans l’appartement de sa mère pour écouter Alvarez faire part de cette idée extravagante au monde entier, elle sentait d’autres émotions monter en elle. Soudain incapable de tenir en place, elle alla à la fenêtre.

Noël était presque là. Dehors, des enfants jouaient au foot. En tee-shirt. Si, sur les cartes de vœux, le Père Noël était toujours emmitouflé, le givre et la neige étaient des souvenirs nostalgiques remontant à l’enfance de Siobhan ; en Angleterre, il y avait plus de dix ans que la température n’était pas descendue au-dessous de zéro au sud de Birmingham. Siobhan se remémora son dernier Noël en famille avant la mort de son père, quand ce dernier s’était plaint de devoir tondre sa pelouse le lendemain des fêtes. Façonné par des forces échappant largement au contrôle des humains, le monde avait terriblement changé au cours de son existence. Comment pouvait-elle avoir l’arrogance de prétendre gérer un encore plus grand changement en à peine quelques années ?

— J’ai peur, laissa-t-elle échapper.

Perdita la regarda, inquiète.

— De la tempête ? demanda Maria.

— Oui, bien sûr. Mais j’ai dû travailler dur pour faire accepter l’idée du bouclier aux politiciens.

— Et maintenant…

— Maintenant, Alvarez m’a mise au pied du mur devant le monde entier. Brusquement, je dois me montrer à la hauteur de mes promesses. Et c’est de ça que j’ai peur. D’échouer.

Maria et Perdita vinrent la rejoindre. Sa mère la prit dans ses bras et sa fille posa sa tête sur son épaule.

— Tu n’échoueras pas, maman, dit Perdita. Quoi qu’il arrive, nous sommes avec toi.

Siobhan caressa la tête de sa fille.

Sur l’écran, la Présidente poursuivait son discours.

 

« Je vous offre un espoir, mais pas de faux espoirs. Même le bouclier ne pourra pas nous sauver à lui seul, mais il transformera une catastrophe qui aurait été fatale pour tous en un désastre auquel certains survivront. C’est pourquoi il faut le construire… et nous ne devons pas laisser passer cette chance. Il va sans dire que ce sera de loin le projet spatial le plus difficile jamais lancé, éclipsant même la colonisation de la Lune et nos premiers pas sur Mars. Une entreprise aussi ambitieuse ne peut être menée à bien par une seule nation… quand bien même il s’agirait de l’Amérique. Nous avons donc demandé à tous les peuples de la planète de se rassembler, de mettre en commun leurs ressources et leur énergie pour coopérer à la plus vitale des entreprises spatiales jamais lancée. J’ai le plaisir de vous annoncer que la réponse a été quasiment unanime. »

 

— Quasiment unanime mon cul, grommela Miriam Grec.

Dans son bureau de l’Euraiguille, elle but une gorgée de whisky et s’enfonça un peu plus dans son canapé.

— Comment peut-on parler d’unanimité alors que les Chinois ont refusé de participer ?

— Les Chinois jouent la montre, Miriam, répondit Nicolaus. Ça n’a rien de nouveau. Ils voient sans doute dans cette histoire de tempête solaire une aubaine géopolitique.

— Possible. Mais Dieu seul sait ce qu’ils préparent avec tous leurs taïkonautes et leurs fusées Longue Marche

— Ils finiront sûrement par se montrer raisonnables.

Elle l’examina. Sans cesser de parler, Nicolaus Korombel gardait un œil sur l’écran qui affichait l’image d’Alvarez, l’autre sur les moniteurs qui montraient en temps réel les réactions de la planète à son discours. Miriam n’avait jamais rencontré personne possédant autant que lui la faculté de traiter plusieurs flux de données en parallèle. Mais ce n’était que l’une des raisons pour lesquelles elle l’appréciait tant.

Il était quand même étrange que son esprit affûté et sa force de caractère confinant parfois au cynisme, qui le rendaient si précieux à ses yeux, fassent aussi de lui quelqu’un de particulièrement opaque. En réalité, elle ne savait presque rien de ses convictions intimes. Elle se sentait parfois tenaillée par une légère inquiétude à ce propos. Il fallait l’amener à s’ouvrir, arriver à mieux le connaître. Mais elle n’en avait jamais le temps. Et, en attendant, il était bien trop utile.

— Alors, quel est l’impact ?

— Les marchés ont chuté de dix-sept pour cent, dit Nicolaus. En tant que réaction à chaud, ce n’est pas aussi mauvais que nous le redoutions. Il va sans dire que la cote des entreprises spatiales et de haute technologie explose.

Miriam fut étonnée d’une telle situation. Elle se doutait bien que l’envie de s’enrichir était assez naturelle ; en fait, sans elle, l’économie mondiale n’aurait pas fonctionné. Mais elle se demandait ce que ces investisseurs avides imaginaient avoir à gagner si jamais leur frénésie de financement entravait la capacité des sociétés aérospatiales et autres de faire leur travail.

Enfin, cela aurait pu être pire. Au moins, la Présidente faisait son discours. C’était d’extrême justesse qu’ils avaient réussi à obtenir ce résultat.

Il y avait eu au sein des plus hautes instances de la planète nombre de discussions enflammées sur le bien-fondé de la solution soutenue par Miriam. La construction du bouclier absorberait pendant des années les ressources des pays participants… et pour quel résultat ? Le peu d’énergie que le bouclier laisserait filtrer n’en aurait pas moins des effets dévastateurs.

Et allait-on vraiment se décarcasser pour sauver le monde entier ? Y compris les Chinois qui refusaient de participer, et les Africains qui, à peine remis des désastres du xxe siècle, étaient en pleine renaissance ? Ne pouvait-on pas sauver juste l’Europe et l’Amérique ? Les dirigeants militaires avaient même commencé à élaborer des scénarios pour le lendemain de la tempête, quand l’Amérique et l’Eurasie, si elles étaient les seules puissances industrielles encore debout, sortiraient de leurs bunkers pour « aider » ce qui resterait d’un monde en ruines. Ce serait vraiment un nouvel ordre mondial, lui avaient-ils déclaré sans rire, une réorganisation du pouvoir géopolitique qui pourrait durer mille ans…

Il avait fallu plusieurs entretiens approfondis avec Siobhan McGorran pour que Miriam, avec son imagination limitée de politicienne, saisisse l’étendue du problème. La tempête solaire n’était pas un nouveau 9 juin, ce n’était pas le Krakatoa ni Pompéi, ce n’était pas une épidémie ni un déluge. Et on ne pouvait tout simplement pas la voir comme l’occasion de grappiller un quelconque avantage. L’extinction de l’humanité – et en fait de toute vie sur Terre – était fort possible. Il fallait vraiment jouer le tout pour le tout… message que Miriam avait enfin réussi à faire entrer dans la tête des autres décideurs de la planète.

La présidente Alvarez parlait toujours, sur un ton posé.

Il était essentiel que ce soit elle qui apparaisse sur les écrans du monde entier, bien sûr. Jusque-là, c’était Miriam qui avait dirigé les efforts politiques de soutien au futur bouclier. C’était elle qui avait monté une solide base industrielle et financière, qui avait surmonté les réticences de sa propre Union eurasiatique et des autres nations pour faire aboutir cet improbable projet… entamant sérieusement son crédit politique dans l’aventure. Mais, par consentement mutuel, dans des situations de cet ordre, il fallait que ce soit la présidence des États-Unis d’Amérique qui annonce la mauvaise nouvelle, puis la bonne, comme il en avait été depuis des générations.

— Alvarez fait du bon boulot, dit Miriam. Nous avons de la chance d’avoir eu quelqu’un de sa trempe en poste au moment crucial.

— Il n’y a tout simplement pas eu de meilleur acteur à la Maison Blanche depuis Reagan, ricana Nicolaus.

— Oh, elle est plus que ça. Mais elle pourrait faire naître de faux espoirs. Quoi que nous fassions, dit Miriam d’un ton sinistre, des gens vont mourir.

— Mais nettement moins qu’il aurait pu y en avoir. Et, quoi que nous fassions, il ne faut pas espérer recevoir une médaille. N’oublions pas que c’est de l’ingénierie, pas de la magie ; même si tout se passe pour le mieux, il y aura des morts en grand nombre. Et on nous le reprochera par la suite. On nous accusera d’être les pires meurtriers de masse de l’Histoire. C’est en tout cas comme ça que réagissent les Polonais !

Il sourit d’un air d’étrange et morose délectation.

— Vous êtes trop cynique, par moments, Nicolaus.

Mais elle était d’humeur sereine, adoucie par le whisky. Elle le buvait à petites gorgées, bercée par la voix chaude d’Alvarez.

 

« Le bouclier sera gigantesque, mais il sera presque entièrement fait d’une membrane prodigieusement mince, ce qui réduira sa masse au maximum. La plupart de ses composants viendront de la Lune, où la faible force de gravitation rend les lancements dans l’espace beaucoup plus faciles que depuis la Terre. Les composants « intelligents » nécessaires à son contrôle seront fabriqués sur Terre, où se trouvent les usines les plus performantes. Toutes nos ressources devront être investies dans ce projet et nos autres rêves seront provisoirement mis entre parenthèses. C’est pourquoi j’ai décidé de rappeler l’Aurora 2, le deuxième de nos vaisseaux martiens déjà en route pour la planète rouge. Il nous servira en quelque sorte d’atelier de montage. »

 

Porté sur les ailes des ondes électromagnétiques, le discours de la Présidente franchit l’orbite lunaire et atteignit Mars quelques minutes plus tard.

Aux oreilles d’Helena Umfraville, la voix qui résonnait dans les écouteurs de son casque était ténue. Mais c’était elle qui avait choisi d’écouter Alvarez de cette façon. Elle avait décidé de sortir pour observer, immergée dans le paysage martien, l’approche d’Aurora 2. Même un discours présidentiel n’était pas de nature à l’en empêcher.

Elle s’était donc glissée dans sa tenue pressurisée. C’était un « scaphandre de confinement » qu’on laissait arrimé au sas de son rover ou de son habitat et dans lequel on s’insinuait par le dos, de façon à ne jamais entrer en contact avec sa surface extérieure. Ainsi Mars et d’hypothétiques organismes autochtones ne pouvaient être contaminés par d’éventuels parasites ou sécrétions corporelles. Helena se tenait donc près de son véhicule, les pieds fermement plantés dans la poussière rouge, aussi proche de Mars qu’il lui était permis.

Autour d’elle s’étendait une plaine jonchée de rocs intouchée par l’humanité, à part les traces de roues du rover. Le sol était brun rosé et le ciel d’une couleur caramel au lait qui virait à l’orange autour du disque rabougri du soleil, presque comme lors d’un petit matin terrestre. Sur le sol, les rochers éparpillés par quelque lointain impact étaient là depuis si longtemps qu’ils avaient été polis par les vents de sable. C’était un monde antique et silencieux, un musée de roc et de poussière. Mais il y survenait des phénomènes météorologiques, parfois d’une violence surprenante, quand son atmosphère raréfiée se réveillait.

À l’horizon, Helena apercevait un affleurement de roches stratifiées. Elles étaient d’origine sédimentaire, tout comme les gisements de grès de la Terre. Et, comme ces derniers, elles s’étaient déposées au fond de l’eau. On aurait pu explorer d’un pôle à l’autre la Lune aride sans rien trouver de semblable à cette spectaculaire formation géologique. Elle était sur Mars : cette pensée l’électrisait toujours.

Mais elle y était coincée.

Bien sûr, les astronautes de l’Aurora 1 savaient dans les grandes lignes ce qu’allait dire la Présidente bien avant qu’elle ouvre la bouche. Le centre de contrôle de Houston leur avait annoncé depuis longtemps, avec ménagement, la nouvelle du rappel de l’Aurora 2.

Malgré son numéro d’ordre, celui-ci était en fait le troisième vaisseau de colonisation martienne. Le premier, baptisé Aurora Zéro, avait déposé à la surface de la planète une usine automatisée qui avait patiemment travaillé à transformer le sol et l’atmosphère de Mars en méthane et en oxygène, carburants permettant aux équipages qui le suivraient de retourner chez eux. Puis, propulsé par ses fusées nucléaires thermiques, l’Aurora 1 avait fait la longue traversée avec un équipage de six personnes. Des traces de pas et des drapeaux étaient enfin apparus sur Mars.

Le projet prévoyait que, après l’arrivée de l’Aurora 2, la première équipe retournerait sur Terre, laissant la seconde, plus nombreuse, poursuivre le travail. Un embryon de colonie qui marquerait, tout le monde l’espérait, le début d’une occupation humaine permanente de Mars. La minuscule tête de pont avait déjà été baptisée, un peu pompeusement, Port Lowell.

Désormais, tout était remis en question. Après deux ans de présence, la première équipe venait d’apprendre qu’elle allait rester coincée là… Et selon toute vraisemblance, à cause de la priorité accordée à la construction du bouclier, il ne serait pas lancé de mission de récupération avant la tempête solaire, dans plus de quatre ans.

Les astronautes comprenaient les raisons de cette décision, car ils étaient tous parfaitement conscients de la menace présentée par le soleil. Malgré son plus grand éloignement, il constituait une présence beaucoup plus inquiétante sur Mars que sur la Terre. L’épaisse atmosphère de cette dernière représentait l’équivalent d’un blindage de plusieurs mètres d’aluminium ; la mince couche d’air de Mars, à peine quelques centimètres… guère mieux qu’un astronef voguant dans l’espace interplanétaire. La magnétosphère environnante n’était pas non plus d’un grand secours. Mars était froide et inerte, intérieurement gelée, et son champ magnétique ne constituait pas une structure dynamique à l’échelle de la planète comme celui de la Terre il n’existait que sous forme de traces résiduelles. Les climatologues solaires aimaient à dire que, sur Mars, le soleil était en prise directe avec le sol. Il fallait s’y protéger d’éruptions qu’on n’aurait même pas remarquées sur Terre. Helena et ses compagnons comprenaient donc la situation, mais cela n’en rendait pas la perspective plus agréable pour autant.

L’ambiance était particulièrement pesante. Ils étaient en permanence épuisés : une journée martienne durait une demi-heure de plus que sur la Terre, juste un peu trop pour que le rythme circadien humain s’y adapte. Aucune simulation n’avait permis d’anticiper que l’un des plus graves problèmes sur Mars se révélerait être un syndrome de décalage horaire. Et à présent ils étaient bloqués. Grâce à l’Aurora Zéro, ils ne risquaient pas de se trouver à bout de ressources. Ils pouvaient s’en sortir, Mars les nourrirait. Ils n’en étaient pas moins désespérés, pour la plupart, d’être coupés pour si longtemps de leur famille et de leur foyer.

Mais Helena, quoique horrifiée à l’idée de la tempête solaire et préoccupée par le travail qu’ils allaient avoir pour s’en sortir seuls, était sereine. Elle en était venue à aimer cet endroit, cette étrange petite planète où le soleil engendrait des marées dans l’atmosphère. D’autant plus que Mars n’avait même pas commencé à lui livrer ses secrets. Elle voulait visiter les pôles, où soufflaient en hiver des blizzards de dioxyde de carbone, ou le profond bassin d’Hellas où, disait-on, l’atmosphère était assez chaude et dense pour que l’on puisse verser de l’eau sur le sol sans qu’elle gèle.

Et il y avait aussi sur Mars des secrets d’origine humaine.

Helena se rappelait sa déception quand, à l’âge de six ans, elle s’était réveillée à l’aube le jour de Noël 2003 pour écouter un signal de Mars qui n’était jamais venu. À présent, elle avait elle-même fait le voyage jusqu’à la planète rouge… et vu de ses yeux, dans les sables d’Isidis Planitia, l’épave de la petite sonde Beagle 2. Cela ne voulait pas dire grand-chose pour les Américains, mais en tant que Britannique, Helena était contente qu’on lui ait laissé baptiser Beagle son rover…

Beagle, ici Lowell.

La voix de Bob Paxton, relayée depuis Port Lowell, venait de couvrir dans ses écouteurs les propos de la Présidente.

— Le moment est venu. Lève les yeux.

— Lowell, ici Beagle. Merci, Bob.

Elle renversa la tête en arrière pour regarder le ciel.

Le vaisseau venu de la Terre apparut majestueusement à l’est, éclatant dans la lumière du matin martien. Helena attendit près de son rover que l’étoile scintillante qui aurait dû la ramener chez elle commence à disparaître dans la poussière à l’horizon après avoir accompli son unique passage au-dessus de Mars.

Adieu, Aurora 2, adieu.

 

La présidente Alvarez croisa les mains et regarda droit dans l’objectif de la caméra.

« Les jours qui viennent seront difficiles pour tout le monde. Je ne vous le cacherai pas. Nos agences spatiales, dont la NASA et le Corps des ingénieurs en astronautique des États-Unis, joueront bien sûr un rôle capital et je leur fais confiance pour se montrer à la hauteur de ce nouveau défi, comme elles n’y ont jamais manqué. Le contrôleur de l’infortunée mission lunaire d’Apollo 13 a eu un jour cette phrase mémorable : “l’échec n’est pas une option”. Ce n’en est pas une aujourd’hui non plus… Mais les ingénieurs ne peuvent pas vaincre seuls. Pour réussir, nous aurons tous jusqu’au dernier un rôle à jouer. Aujourd’hui, cette terrible nouvelle vous a peut-être plongés en état de choc, mais demain un nouveau jour se lèvera. Il y aura des journaux et des sites Web, des courriels à envoyer et des coups de fil à passer, les magasins lèveront leur rideau, les systèmes de transport fonctionneront comme toujours… et toutes les entreprises, toutes les écoles devront poursuivre leur activité, comme d’habitude.

Je vous invite à vous mettre au travail. Je vous exhorte à faire de votre mieux, chaque minute de chaque jour. Nous sommes telle une pyramide, une pyramide de travail et de contributions économiques, une pyramide qui soutient à son sommet la poignée de héros qui s’efforcent de nous sauver.

Nous avons survécu au 9 juin et nous avons surmonté tous les problèmes posés par cette difficile journée. Je sais que nous pouvons, ensemble, relever ce nouveau défi. Tant que survivra l’humanité, nos descendants se souviendront de ces quelques années. Et ils nous envieront. Parce que nous étions là, en ce jour et à cette heure. Et que nous aurons accédé à la grandeur. Bonne chance à tous. »

Tu es passée complètement à côté.

Bisesa avait envie de hurler en direction de l’écran, de jeter un coussin à la tête de la Présidente. Ce bouclier est prodigieux. Mais il faut voir plus loin. Il faut comprendre que tout a été délibérément planifié. Il faut m’écouter !

Mais, par égard pour Myra, en écoutant l’annonce de la fin du monde imminente, elle réussit à conserver un calme apparent.

L’imprécision des dates citées par Alvarez la déroutait. Pourquoi rester dans le vague ? Les astrophysiciens qui avaient fait cette prédiction paraissaient avoir calculé tout le reste avec une telle précision qu’ils l’avaient certainement déterminée au jour près.

Cette date avait été choisie par les Premiers-Nés, bien sûr, comme tout ce qui entourait cet événement. Ils devaient avoir sélectionné un jour qui avait un sens pour eux. Mais quel sens pouvait-on trouver à un jour d’avril 2042 ? Certainement rien qui appartienne au domaine humain : les Premiers-Nés étaient des créatures des étoiles… Un phénomène astronomique, donc.

— Aristote, dit-elle à mi-voix.

— Oui, Bisesa ?

— Avril 2042. Peux-tu me dire ce qui va se passer dans le ciel ce mois-là ?

— Tu désires des éphémérides ?

— Des quoi ?

— Des tables de données astronomiques qui prédisent jour après jour la position des planètes, des étoiles…

— Oui, c’est ça.

L’image de la Présidente se réfugia dans un coin de l’écran dont le reste se remplit de colonnes de chiffres évoquant des coordonnées géographiques. Mais même les intitulés des colonnes ne voulaient pas dire grand-chose pour Bisesa ; manifestement, les astronomes avaient une langue à eux.

— Toutes mes excuses, dit Aristote. Je ne suis pas sûr de ton niveau de connaissances.

— Considère qu’il est nul. Peux-tu m’afficher ça sous forme graphique ?

— Bien sûr.

Les chiffres furent remplacés par une image du ciel nocturne.

— Le ciel de Londres, le 1er avril 2042 à minuit, commenta Aristote.

À la vue de ce ciel étoilé incroyablement clair, un vif souvenir revint à la mémoire de Bisesa. Elle se revit assise près de son portable sous les cieux cristallins d’un autre monde tandis que le petit appareil cartographiait le ciel pour déterminer la date… Mais elle avait dû tout laisser sur Mir, même son portable.

Aristote fit défiler les options d’affichage, lui montrant des diagrammes de constellations stylisées, des lignes de longitude et de latitude célestes. Elle lui fit tout effacer.

— Montre-moi juste le soleil, demanda-t-elle.

Un disque jaune se mit à tourner en accéléré sur fond de ciel étoilé, tandis que des dates et des heures clignotaient dans le coin. Elle observa le mois d’avril 2042 de bout en bout, regardant le soleil traverser le ciel, encore et encore.

Puis elle repensa à ce qu’elle avait vu avec Josh, durant l’étrange voyage qui l’avait ramenée de Mir.

— Montre-moi la Lune, veux-tu.

Un disque argenté apparut, constellé de cratères stylisés.

— Maintenant, repars du 1er avril.

La Lune entama son périple dans le ciel. Ses différentes phases se succédèrent, depuis le premier quartier jusqu’à la pleine Lune et au dernier quartier, pour finir par n’être plus qu’un fin liseré encerclant un disque d’obscurité.

Ce dernier passa devant l’image du soleil.

— Stop !

L’image se figea.

— Je sais quand ça va avoir lieu, s’exclama-t-elle.

— Bisesa ?

— La tempête solaire… Aristote, je sais que ça va être difficile pour toi d’arranger ça, mais je dois parler à l’Astronome royale – la Présidente a mentionné son nom –, Siobhan McGorran. C’est très, très important.

Elle regardait fixement le soleil et la Lune, nettement superposés sur son écran mural. La date de l’éclipse simulée était celle du 20 avril 2042.