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SUR LE BOUCLIER

15 h 12 (heure de Londres)

 

Bud Tooke repéra la déchirure longtemps avant d’y parvenir. Elle était difficile à manquer. Un rai de lumière, rendu visible par le nuage de poussière et de vapeur dégagé par le revêtement qui fondait sous l’effet de la chaleur, traversait le bouclier sans être dévié.

Dans son pesant scaphandre antiradiation climatisé, Bud se déplaçait au ras de la surface du bouclier, côté Terre. Il avait l’impression d’être suspendu sous une énorme lentille : tel un plafond translucide, le bouclier tout entier resplendissait de la lumière qu’il détournait. Bud prenait garde de bien rester dans l’ombre du lacis de cheminements opaques qui sillonnait le dispositif pour se protéger des effets de la tempête solaire.

Tout en se halant le long de la main courante – les propulseurs individuels étaient interdits si près du bouclier –, il jeta un coup d’œil en arrière à la plate-forme d’entretien qui l’avait amené sur place et n’était plus qu’un point sous le vaste toit du bouclier. On ne voyait aucun mouvement, pas une capsule, pas un robot ; il n’y avait personne d’autre que lui à des kilomètres à la ronde. Et pourtant il savait que tout le personnel disponible – plusieurs centaines de personnes – était dehors et travaillait aussi dur que lui. Il s’agissait de la plus grande sortie collective dans l’espace de toute l’histoire de l’astronautique. Cette constatation lui fit prendre une fois de plus conscience de l’échelle du bouclier : c’était un sacré morceau.

— Tu es là, murmura Athéna. Secteur 2 472, rayon 0 257, panneau numéro…

— Je le vois bien, grogna-t-il. Tu n’as pas besoin de me tenir la main.

— Pardon.

Essoufflé, il reprit sa respiration. Son scaphandre fonctionnait certainement ; si ses systèmes avaient eu une défaillance, il se serait retrouvé ébouillanté en une seconde dans sa propre sueur. Mais il n’avait jamais imaginé qu’il puisse faire si chaud dans une tenue pressurisée.

— Non, c’est moi qui te demande pardon.

— N’y pense plus, dit Athéna. Tout le monde m’engueule, aujourd’hui. Aristote dit que ça fait partie du boulot.

— Eh bien, tu ne le mérites pas. Parce que tu souffres, toi aussi.

C’était vrai. L’esprit d’Athéna était une émanation du bouclier lui-même : à mesure qu’avançait cette funeste journée, la chaleur débusquait le moindre interstice, s’insinuant sous les panneaux de revêtement, et chaque microcircuit qui grillait aggravait un peu plus la migraine virtuelle d’Athéna.

Bud franchit les derniers mètres le séparant de la déchirure. Il attrapa son kit de réparation, un gadget guère plus sophistiqué qu’un pistolet à peinture, et l’avança précautionneusement dans le rai de lumière.

— À propos, comment va Aristote ?

— Pas très bien, dit Athéna d’un ton grave. Le plus gros de l’IEM semble passé, mais la vague de chaleur cause de plus en plus de coupures et de déconnexions. Les incendies, les ouragans…

— Le moment d’enclencher le plan B est arrivé ?

— Aristote ne le pense pas. Je crois qu’il ne me fait pas complètement confiance.

Bud eut un rire forcé sans interrompre son travail. Le matériau qu’il pulvérisait était étonnant : semi-intelligent, il s’étirait spontanément pour recouvrir la déchirure, sans se soucier de la chaleur de fournaise du soleil. Étaler ce produit était plus facile que de customiser les voitures au moteur gonflé de sa jeunesse.

— Tu ne devrais pas te laisser impressionner par cette pièce de musée. Tu es plus intelligente que lui.

— Mais j’ai moins d’expérience. C’est ce qu’il dit, en tout cas.

C’était fini : le rai de lumière non déviée s’amenuisa et disparut.

— La brèche suivante est…, commença Athéna.

— Accorde-moi une minute.

Bud, le souffle court, se laissa dériver jusqu’à l’extrémité de son harnais, son kit de réparation flottant au bout du câble accroché à sa taille.

— Et qui est la pièce de musée, là ? demanda Athéna avec la coquetterie pataude dont elle faisait parfois preuve.

— Je ne m’attendais absolument pas à me retrouver ici.

Mais il aurait dû le prévoir, se reprocha-t-il, il aurait dû entretenir sa forme. Durant les derniers mois frénétiques précédant la tempête, il n’avait pas eu un instant pour la salle de gym, mais ce n’était pas une excuse.

Il leva les yeux vers le bouclier. Il s’imagina pouvoir sentir le poids de la lumière solaire sur cette vaste structure, la chaleur intense qui se déversait dessus. Que ce soit le seul équilibre soigneusement calculé de la pression de lumière et des forces gravitationnelles, en ce point précis, qui permettait au bouclier de rester en position défiait l’intuition ; il avait l’impression que l’ensemble allait se replier au-dessus de lui comme un parapluie disloqué.

Sous ses yeux, des vagues de petites étincelles coururent à la surface du bouclier. C’était Athéna qui mettait à feu ses milliers de minuscules moteurs verniers. La pression de lumière de la tempête était bien plus irrégulière que l’avaient prédit les modèles d’Eugene, et Athéna avait fort à faire pour maintenir le bouclier en place. Elle travaillait plus dur que n’importe lequel d’entre eux depuis des heures, et tout ça sans un mot pour se plaindre.

Mais c’était la mort de ses hommes qui désolait Bud.

Les membres de l’équipe d’entretien de Mario Ponzo avaient disparu les uns après les autres. Ce n’était pas la chaleur qui finissait par les tuer, mais les radiations, le pic mortel de rayons X et gamma que n’avait pas prévu Eugene Mangles malgré ses incessantes projections mathématiques. Tous s’étaient activés pour refermer les déchirures. Même Mario avait enfilé un scaphandre et était sorti. Et quand il avait succombé à son tour, Bud avait cédé son rôle de Flight Director à Bella Fingal – il ne restait personne de plus expérimenté sur la passerelle de l’Aurora –, puis avait enfilé son vieux scaphandre éraflé.

Sans prévenir, un spasme lui retourna l’estomac et un infect jet de bile et de vomi venu du plus profond de ses entrailles – il n’avait rien avalé depuis le début de la tempête solaire – s’échappa de sa bouche. Le liquide poisseux se colla à sa visière et des morceaux accompagnés de globes miroitants se mirent à flotter à l’intérieur de son casque.

— Bud ? Ça va bien ?

— Rappelle-moi les doses reçues, demanda-t-il d’un ton préoccupé.

— L’équipe de commandement a reçu une centaine de rems.

Et ce malgré le blindage de l’Aurora 2.

— Les équipes d’entretien qui se trouvaient dehors depuis le début de la tempête en sont maintenant à trois cents rems. Toi, Bud, tu es déjà à cent soixante-dix rems.

Cent soixante-dix !

— Merde… !

Après son intervention dans les ruines du Dôme du Rocher, de longues années plus tôt, Bud avait tout appris sur les radiations. En se préparant à cette journée, il avait rafraîchi ses connaissances de la redoutable science des rayonnements ionisants et de leurs effets sur l’homme. Il avait mémorisé les seuils réglementaires d’innocuité et la morne terminologie des « doses admissibles par les organes hématopoïétiques » ou des « facteurs de qualité par type de rayonnement ». Et il avait appris les conséquences sur la santé des dépassements de doses admissibles. À cent rems, avec de la chance, il fallait s’attendre pendant plusieurs jours à des malaises agrémentés de vomissements et de diarrhées. À trois cents rems, les équipes d’entretien étaient déjà neutralisées par les nausées et autres symptômes. Même s’il n’envoyait personne d’autre, vingt pour cent d’entre eux allaient mourir : deux cents personnes, sur les mille auxquels il avait personnellement ordonné de sortir, du seul fait des radiations.

Et certains en avaient absorbé beaucoup plus. Ce pauvre Mario Ponzo, avec sa barbe et tout, s’était laissé prendre. Bud savait ce qui avait dû suivre : sa peau avait rougi, se couvrant de cloques, puis s’était détachée par lambeaux… sans parler des dégâts internes, moins visibles. Mario était mort dans d’atroces souffrances, seul dans son scaphandre, loin de toute aide, et pourtant il avait continué jusqu’au bout à rendre compte de la situation.

Bud tourna le dos au bouclier pour regarder le disque de la pleine Terre. C’était comme regarder au fond d’un puits au plancher brillamment éclairé. La planète mère, de la taille apparente de la pleine Lune vue de l’Iowa, était miséricordieusement trop éloignée pour qu’il en distingue les détails. Mais on aurait dit que l’air et les océans avaient été mélangés comme de la crème dans du café par une gigantesque cuiller. Ils luttaient contre le soleil depuis douze heures – la journée n’était encore qu’à moitié écoulée – et tout se délitait, le bouclier lui-même, les gens qui s’efforçaient de le garder opérationnel et la planète qu’il était censé protéger. Mais il n’y avait rien d’autre à faire que de persévérer.

Il vérifia son scaphandre. Son poussif système de recyclage d’air avait éliminé la plus grande partie du vomi en suspension, mais sa visière était toute barbouillée.

— Merde, grogna-t-il. Il n’y a rien de pire que de vomir dans un scaphandre spatial. Bon. Où, maintenant ?

— Secteur 2 484, rayon 1 002, panneau numéro 12.

— Enregistré.

— Nous faisons du bon travail ensemble, hein, Bud ?

— Oui.

— Nous formons une bonne équipe.

— La meilleure qui soit, Athéna, dit-il d’un ton las.

Il se retourna et, rassemblant toute sa volonté, repartit en se halant le long de la main courante.