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CRÉPUSCULE (1)

Bisesa se réveilla.

Elle se redressa en se massant l’épaule. Elle s’était assoupie sur le canapé du salon. Pendant qu’elle dormait, la lumière avait baissé.

— Aristote. L’heure, s’il te plaît.

À sa grande surprise, il ne lui donna pas une heure précise, mais annonça :

— C’est le crépuscule, Bisesa.

On était le 19 avril 2042, la veille de la tempête solaire. Le dernier crépuscule, par conséquent.

Sur la Lune, Eugene avait prédit que la tempête éclaterait pendant la nuit, vers 3 heures, heure de Londres. Ce serait donc l’autre côté de la planète qui en subirait les premiers effets. Mais le monde continuerait à tourner, comme toujours, et le soleil finirait par se lever sur la Grande-Bretagne.

Au matin, les choses seraient différentes.

Elle frissonna.

— Même maintenant, ça ne paraît pas vrai, déclara-t-elle.

— Je comprends, répondit Aristote.

Bisesa passa dans la salle de bains pour s’asperger le visage et le cou. L’appartement était vide. Myra était manifestement sortie et Linda était retournée à Manchester pour se trouver auprès de ses parents pendant la tempête.

Bisesa réfléchit à la réponse que venait de lui faire Aristote : « Je comprends ». Aristote était un être dont les sens électroniques étaient répartis sur toute la planète et au-delà, et tout le monde savait que ses pouvoirs cognitifs dépassaient de loin ceux de n’importe quel humain. À coup sûr, son degré de compréhension de ce qui allait arriver surclassait largement celui de Bisesa… et, en un sens, il était en aussi grand danger qu’elle. Mais elle ne savait pas quoi lui dire.

— Où est Myra ?

— Sur la terrasse. Tu veux que je lui demande de descendre ?

Elle regarda avec inquiétude l’obscurité qui gagnait à l’extérieur.

— Non, je vais aller la chercher. Merci, Aristote.

— De rien, Bisesa.

 

Pour monter sur le toit, elle emprunta l’escalier. Le conseil municipal s’était répandu en promesses, assurant que les coupures de courant seraient réduites au minimum, mais Bisesa n’avait jamais eu trop confiance dans les ascenseurs et les escalators. De plus, selon le dernier décret de l’autorité de gestion de crise, tous les appareils de ce type devaient de toute façon être désactivés à minuit et tous les verrous électroniques bloqués sur « ouvert » pour éviter que des gens se retrouvent coincés quand le couperet tomberait.

Elle déboucha sur la terrasse. Le Dôme s’arquait au-dessus des toits de Londres, ponctué de rectangles de ciel bleu foncé là où les derniers panneaux restaient encore à fermer. Pendant que l’on complétait, section par section, cette immense voûte, elle avait eu de plus en plus l’impression de vivre dans une vaste cathédrale, un seul et unique bâtiment d’une taille colossale.

À mesure que l’alternance régulière de jours et de nuits se faisait moins marquée, Bisesa n’était pas la seule dont le sommeil avait été perturbé, selon Aristote : on comptait au nombre des victimes d’insomnie aussi bien le maire en personne que les écureuils des jardins publics.

Sur la terrasse, Myra était allongée à plat ventre sur un matelas pneumatique. Elle avait l’air de faire ses devoirs sur un flexécran encombré d’images.

Bisesa s’assit en tailleur auprès d’elle.

— Je suis surprise que tu aies des devoirs à faire.

Les écoles étaient fermées pour une semaine. Myra haussa les épaules.

— Nous sommes censés tenir un blog.

— C’est franchement démodé, comme idée, dit Bisesa en souriant.

— Si un professeur n’était pas démodé, il y aurait de quoi s’inquiéter. Ils nous ont même donné des blocs-notes et des crayons pour quand les écrans seront grillés. Ils ont dit que, quand les historiens raconteront ce qui va arriver demain, ils auront tous nos différents points de vue à citer.

S’il y a encore des historiens après-demain, songea Bisesa.

— Et qu’est-ce que tu notes ?

— Tout ce qui me frappe. Regarde.

Elle effleura un coin de l’écran et une image s’agrandit. Elle montrait un cercle de mégalithes, un rassemblement de personnages en robe blanche, une poignée de policiers lourdement armés.

— Stonehenge ? demanda Bisesa.

— Ils sont là pour assister au dernier coucher de soleil.

— Ce sont des druides ?

— Je ne pense pas. Ils adorent un dieu appelé Sol Invictus.

Tout le monde était devenu expert en dieux du soleil. Sol Invictus, le « Soleil invaincu », était un des plus intéressants du lot. Il faisait partie des derniers grands dieux païens ; son culte avait prospéré dans l’Empire romain tardif, juste avant que le christianisme devienne religion d’État. Mais, à la grande déception de Bisesa, il semblait que personne n’avait ressuscité Mardouk, le dieu babylonien du soleil. « Ce serait amusant de revoir ce vieux camarade », avait-elle dit à Aristote, plongeant celui-ci dans la perplexité.

— Bien sûr, il n’y a pas de Dôme au-dessus de Stonehenge. Je me demande si les pierres seront encore debout demain. Sous l’effet de la chaleur, elles pourraient se fissurer et s’écrouler. C’est triste, non ? Après tant de milliers d’années.

— Oui.

— Ces illuminés disent qu’ils seront encore là pour le lever du soleil.

— C’est leur droit, dit Bisesa.

Ce soir-là, le monde avait plus que son compte de cinglés qui mijotaient d’utiliser la tempête pour se suicider de façons plus ingénieuses les unes que les autres.

Bisesa fut distraite par un crépitement lointain et par ce qui ressemblait à des cris. Elle se leva et s’approcha du bord de la terrasse pour regarder.

Dans la lumière du jour qui s’estompait, les réverbères brillaient de leur habituelle lueur orangée et les projecteurs montés sur le Dôme déversaient un éclairage cru sur les grands bâtiments de la capitale. Il y avait beaucoup de circulation, les phares des voitures coulaient tels des fleuves autour des piliers de soutènement. En ces derniers jours, il régnait en ville une atmosphère électrique. Certains avaient l’intention de faire la fête toute la nuit, comme pour une Saint-Sylvestre géante. En prévision, la police avait bouclé depuis des jours le secteur de Trafalgar Square, centre névralgique du Dôme et point de ralliement traditionnel des festivités et manifestations londoniennes.

Toute cette activité était protégée par le couvercle de fer-blanc. D’immenses bandeaux lumineux, pour certains longs d’une centaine de mètres, étaient suspendus à ce vaste plafond. Leur lumière blanche accrochait les minces colonnes des piliers de soutènement qui montaient à l’assaut du ciel tels les faisceaux de projecteurs antiaériens. Des formes tournoyaient autour de leur sommet et se posaient sur les immenses poutrelles : les pigeons de Londres avaient découvert un nouveau mode de vie sous ce toit stupéfiant.

Le crépitement recommença.

On ne pouvait plus être sûr de ce qui se passait. Les nouvelles étaient soigneusement censurées depuis la Saint-Valentin, jour où la loi martiale avait fini par être instaurée. Au lieu d’informations, on se retrouvait le plus souvent devant des reportages rassurants sur les gigantesques ventilateurs, baptisés du nom de grands ingénieurs du passé, qui devaient assainir l’atmosphère de Londres pendant que le Dôme resterait fermé, ou sur les corbeaux de la Tour de Londres, dont la présence, selon la légende, garantissait la sécurité de la capitale et que l’on avait soigneusement mis à l’abri pour tout le temps durant lequel la lumière du jour serait occultée.

Mais Bisesa se doutait bien de la vérité. Ces derniers jours, le bouclier avait visiblement commencé de bloquer le soleil. C’était le premier signe tangible, depuis le 9 juin 2037, que quelque chose allait vraiment arriver… Il y avait une lumière étrange dans le ciel, un assombrissement, présage tout droit issu du livre de l’Apocalypse. Le surcroît de tension était énorme : les fanatiques religieux, théoriciens du complot et filous de tout poil s’en étaient trouvés stimulés comme jamais.

En plus des cinglés, il y avait les réfugiés qui cherchaient un endroit où se terrer. En cette dernière journée, Londres était déjà plein à craquer… et l’appartement de Bisesa n’était pas loin de la porte de Fulham. Elle entendit une nouvelle série de détonations. Elle était militaire ; pour elle, ce bruit ressemblait à des coups de feu. Et elle crut sentir une odeur de fumée.

Elle alla taper sur l’épaule de Myra.

— Viens. Il est temps de descendre.

Mais Myra ne voulut pas bouger.

— Je finis juste ça.

Myra adoptait d’ordinaire des poses d’une langueur féline. Mais, cette fois, elle était tendue, les épaules rentrées, et tapait à petits coups secs sur son écran.

Elle veut que ça disparaisse, se dit Bisesa. Et elle pense que si elle continue à agir comme si de rien n’était, si elle continue à faire ses devoirs, elle pourra tout repousser à plus tard, préserver son petit cocon de normalité. Bisesa éprouva un élan protecteur… et le regret de ne pas pouvoir épargner à sa fille ce qui devait arriver. Mais l’odeur de fumée se faisait plus forte.

Elle se pencha et replia vivement l’écran de Myra.

— Nous descendons, dit-elle avec brusquerie. Tout de suite.

En refermant dans leur dos la porte de la terrasse, elle jeta un coup d’œil en arrière. Les dernières fenêtres du Dôme étaient en train de s’occulter, bloquant les ultimes lueurs du dernier jour. Et quelque part, quelqu’un hurlait.