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LA ROYAL SOCIETY

Siobhan McGorran était assise, seule, dans un profond fauteuil. Elle avait son flexécran personnel déplié sur les genoux, une tasse de café corsé à côté d’elle sur une table basse et son téléphone à l’oreille. Elle révisait la conférence qu’elle allait donner dans moins d’une demi-heure devant ses plus distingués collègues.

Elle lut à haute voix :

— L’année 2037 promet d’être la plus importante pour la cosmologie depuis ce jour de 2003 où les composants de base de l’univers – les proportions de matière baryonique, de matière noire et d’énergie sombre – ont été pour la première fois déterminés avec précision. J’avais alors onze ans et je me rappelle mon enthousiasme quand sont parvenus les résultats de la sonde Wilkinson d’étude de l’anisotropie des micro-ondes du fonds diffus cosmologique. Il faut croire que je n’avais pas tout à fait les mêmes préoccupations que les autres adolescents ! Pour moi, c’était un Christophe Colomb robotique. Cet intrépide explorateur, lancé dans l’espoir de découvrir une Chine de matière noire, avait rencontré en chemin une Amérique d’énergie sombre. Et, de même que les découvertes du célèbre Génois ont à tout jamais fixé dans l’esprit humain la géographie terrestre, nous avons en 2003 appris la géographie de l’univers. Aujourd’hui, grâce aux résultats que nous attendons de la nouvelle sonde de Quintessence anisotropique, nous…

Les lumières de la pièce clignotèrent et elle s’interrompit. La voix de sa mère, Maria, s’éleva dans le petit haut-parleur du téléphone qui exagérait son léger accent irlandais :

— Et patati et patata… Et à la fin, après avoir débité ton baratin technique sur ce vieux satellite que tout le monde a oublié, je suppose que tu vas en venir au sujet.

Siobhan réprima un soupir.

— Maman, je viens d’être nommée Astronome royale et je suis à la Royal Society pour prononcer mon discours inaugural ! Les gens s’attendent à ce que je leur débite du « baratin technique ».

— Tu sais que tu n’as jamais été très forte pour les analogies, ma chérie.

— Tu pourrais me soutenir avec un peu plus d’enthousiasme.

Siobhan but une gorgée de café, prenant garde de ne pas en renverser sur son plus beau tailleur.

— Enfin, regarde où en est aujourd’hui ta petite fille.

Elle activa la fonction de visiophonie de son portable pour que sa mère puisse la voir : elle se trouvait dans un salon du siège de la Royal Society, à Carlton Terrace, entourée de luxueux meubles anciens, sous des lustres de cristal, devant une cheminée en marbre.

— Quel endroit charmant, murmura Maria. Tu sais, nous pouvons remercier les gens de l’époque victorienne pour un tas de choses.

— La Royal Society est beaucoup plus vieille que ça…

Ici, crois-moi, il n’y a pas de lustres de cristal. Rien que des vieillards malodorants, moi comprise.

— Simple question de démographie.

Maria était au Guy’s Hospital, près du pont de Londres, à quelques centaines de mètres de Carlton Terrace. Elle se présentait à la consultation pour son cancer de la peau. Pour ceux qui avaient vieilli sous une couche d’ozone mitée, c’était une affection des plus courantes et elle devait patienter dans la salle d’attente.

Siobhan entendit des éclats de voix à l’arrière-plan.

— Il y a un problème ?

— Une bousculade près du distributeur de boissons, qui a refusé l’implant bancaire de quelqu’un. Les gens ont l’air un peu tendus, en ce moment. C’est une drôle de journée, non ? Quelque chose à voir avec ce ciel bizarre, peut-être.

Siobhan regarda autour d’elle.

— Ce n’est pas beaucoup plus calme ici.

À quelques instants du début de la conférence, elle avait été soulagée qu’on la laisse seule avec son café, lui donnant l’occasion de réviser ses notes, même si elle s’était sentie obligée d’appeler sa mère à l’hôpital. Mais, à présent, tout le monde semblait se bousculer devant la fenêtre pour regarder le ciel. C’était un spectacle amusant, cette poignée de savants de renommée internationale qui jouaient des coudes comme des gamins agglutinés autour d’un chanteur à succès. Mais que regardaient-ils ?

— Maman… qu’est-ce qu’il a de « bizarre », le ciel ?

— Tu devrais peut-être jeter un coup d’œil toi-même, répondit Maria d’un ton sarcastique. C’est toi, l’Astronome royale et…

Il y eut un grésillement et la communication fut coupée.

Siobhan en fut brièvement déconcertée : ça n’arrivait jamais.

— Aristote, rappelle, s’il te plaît.

— Oui, Siobhan.

Au bout de quelques secondes, la voix de sa mère revint en ligne.

— Allô… ?

— C’est moi, dit Siobhan. Maman, les astrophysiciens ne passent plus trop leur temps à regarder les étoiles, de nos jours.

En particulier les cosmologistes comme Siobhan, qui s’intéressaient avant tout aux dimensions spatio-temporelles de l’univers, et pas à la poignée d’objets insipides qu’on pouvait voir à l’œil nu.

— Même toi, tu dois avoir remarqué l’aurore boréale, ce matin.

Elle l’avait effectivement remarquée. Au début de l’été, elle se levait toujours vers 6 heures pour faire son jogging quotidien dans Hyde Park avant que la chaleur soit insupportable. Ce matin-là, même si le soleil était depuis longtemps au-dessus de l’horizon, elle avait vu le délicat lavis rouge et vert dans le ciel, vers le nord : de lumineuses draperies de plasma piégé par le champ magnétique terrestre qui ondulaient dans la haute atmosphère.

— Les aurores boréales ont bien un rapport avec le soleil, n’est-ce pas ?

— Oui. Les éruptions, le vent solaire.

À sa grande honte, Siobhan s’aperçut qu’elle ne savait même pas si le soleil était près du maximum de son cycle. Pas très glorieux, pour une Astronome royale !

De toute façon, même si cette aurore constituait indéniablement une vision spectaculaire et s’il était exceptionnel d’en voir de si lumineuses aussi loin au sud, il ne s’agissait que d’un effet secondaire de l’interaction du plasma solaire avec le champ magnétique terrestre et ça n’avait rien de particulièrement intéressant. Siobhan avait donc continué son jogging, n’éprouvant aucun désir de se joindre aux paquets de promeneurs de chiens qui contemplaient le ciel, bouche bée. Et elle ne regrettait certainement pas d’avoir raté le bref accès de panique lorsque les gens avaient assailli de coups de téléphones les services d’urgence, s’imaginant que Londres était en feu.

Tout le monde était encore massé à la fenêtre. Il fallait quand même reconnaître que c’était un peu étrange.

 

Siobhan posa son café et, son téléphone à la main, se rendit à la croisée. Elle ne vit pas grand-chose par-dessus les épaules des cosmologistes attroupés : la bande de verdure du parc, un ciel bleu délavé. La fenêtre était hermétiquement fermée à cause de l’air conditionné, mais il lui semblait entendre beaucoup de bruit dans les rues : coups d’avertisseurs, sirènes.

Toby Pitt l’aperçut à l’arrière du groupe. Homme affable à la stature imposante, il s’exprimait avec l’accent un peu guindé d’un ancien élève d’Oxford. Il était intendant de la Royal Society et c’est lui qui veillait ce jour-là au bon déroulement de la conférence.

— Siobhan ! Je me garderai bien d’ironiser sur l’Astronome royale qui est la dernière à manifester un intérêt pour le ciel.

Elle lui montra son téléphone :

— Inutile, ma mère s’en est déjà chargée.

— Le spectacle vaut pourtant le coup d’œil. Venez voir.

Il passa sur ses épaules un bras robuste et, par une habile combinaison de présence physique et de délicatesse souriante, parvint à la guider à travers la bousculade jusqu’à la fenêtre.

Les salons de la Royal Society offraient une vue dégagée sur le Mall et, derrière, sur St James’s Park dont les pelouses d’un vert criard, au-dessus desquelles des brumisateurs projetaient inlassablement un brouillard chatoyant, n’étaient plus faites de gazon local, mais d’une espèce à brins épais, résistante à la sécheresse, importée du Texas.

Sur le Mall, c’était un embouteillage monstre. Les voitures intelligentes s’étaient calmement immobilisées en files d’attente optimales, mais leurs conducteurs, énervés, se défoulaient sur leurs avertisseurs et une miroitante brume de chaleur s’élevait dans l’air humide. En regardant vers le bout de la rue, Siobhan vit que les feux tricolores des carrefours étaient déréglés : pas étonnant que la circulation soit bloquée.

Elle regarda en l’air. Le soleil, déjà haut, baignait de lumière le ciel sans nuage. Mais, en s’abritant les yeux, elle put encore distinguer une dentelle d’aurore boréale dans le ciel. Elle prit conscience d’un bruit plus lointain que celui de la circulation sur le Mall, une rumeur confuse, étouffée par les épaisses fenêtres. C’était un grondement d’automobilistes en colère qui semblait monter de toute la ville. L’embouteillage n’était donc pas local.

Pour la première fois de la journée, Siobhan éprouva l’ombre d’un malaise. Elle pensa à sa fille, Perdita, qui devait se trouver à l’université. À vingt ans, c’était une jeune adulte raisonnable, mais malgré tout…

Il y eut un nouveau silence, une altération de la qualité de la lumière. Les gens s’agitèrent, inquiets. En regardant par-dessus son épaule, Siobhan vit que les lampes de la pièce s’étaient éteintes. Le léger changement d’ambiance sonore devait vouloir dire que l’air conditionné était tombé en panne, lui aussi.

Toby Pitt parla rapidement à quelqu’un au téléphone. Puis il leva les mains et déclara :

— Mesdames et messieurs, il n’y a pas à s’inquiéter. Nous ne sommes pas les seuls, toute cette partie de la ville est affectée par une coupure d’électricité. Mais notre générateur de secours va bientôt prendre le relais.

Il cligna de l’œil en direction de Siobhan et ajouta à voix basse :

— Du moins si nous pouvons convaincre cette vieille casserole de démarrer.

Mais il porta de nouveau son téléphone à l’oreille et son visage se creusa d’inquiétude.

En cette matinée de juin, la pièce se réchauffait déjà – plus de 30 °C – et le pantalon de Siobhan commençait à lui sembler lourd et inconfortable.

Dehors, sous les fenêtres, il y eut comme un froissement, une série de détonations évoquant de petits pétards, puis le hurlement plaintif d’alarmes de voiture. Les cosmologistes eurent un hoquet de surprise collectif. Siobhan se fraya un chemin pour voir.

Sur le Mall, les voitures étaient toujours aussi immobiles, mais elles avaient fait une embardée en avant, chacune emboutissant la précédente en un monstrueux carambolage. Les gens sortaient de leur véhicule ; certains paraissaient en état de choc. Soudain, de simple désagrément, l’embouteillage s’était transformé en un petit désastre de tôle froissée, de fuites de lubrifiant et de blessures diverses. Il n’y avait aucun signe de la police ou d’ambulances.

Siobhan en resta déconcertée. Elle n’avait jamais rien vu de tel. À cette époque, toutes les voitures étaient intelligentes et autonomes. Elles recueillaient les données et les instructions des systèmes de contrôle de la circulation et des satellites de navigation : elles étaient ainsi capables d’éviter les véhicules, piétons et autres obstacles situés dans leur entourage immédiat. Les accidents étaient pratiquement inconnus et la mortalité routière s’en était trouvée drastiquement réduite. Mais la scène qui s’étalait sous leurs yeux rappelait les collisions en chaîne qui endeuillaient encore la Grande-Bretagne de son enfance, dans les années mil neuf cent quatre-vingt-dix. Était-il possible que les systèmes de guidage électronique de toutes les voitures se soient détraqués en même temps ?

Il y eut un éclat de lumière éblouissant. Dans un mouvement de recul, elle se protégea les yeux de la main. Quand elle y vit de nouveau, elle aperçut un panache de fumée noire qui s’élevait quelque part au sud de la Tamise, d’un endroit qui se perdait dans un épais brouillard. Puis l’onde de choc atteignit le bâtiment de la Royal Society. La vieille et robuste demeure trembla et la fenêtre grinça. Siobhan entendit un lointain bruit de verre cassé, le beuglement de sirènes d’alarme, et des cris.

Il y avait eu une explosion, et une grosse. Les cosmologistes parlaient tous en même temps, l’air grave et préoccupé.

Toby Pitt lui tapa sur l’épaule. Tout humour avait déserté son visage.

— Siobhan, nous avons reçu un appel de la mairie. On vous réclame.

— Moi… ?

Elle regarda autour d’elle, perdue. Elle n’avait aucune idée de ce qui se passait.

— La conférence…, reprit-elle.

— Je pense que tout le monde acceptera de la remettre à plus tard, vu les circonstances.

— Comment vais-je y aller ? Si c’est partout la même pagaille…

Il secoua la tête :

— Nous pouvons établir une visioconférence d’ici. Suivez-moi.

Lui emboîtant le pas, elle porta son téléphone à l’oreille :

— Maman ?

— Tu es toujours là ? Je n’entendais plus que des jacassements.

— Ce sont des cosmologistes, que veux-tu… Je vais bien, maman. Et toi ?

— Moi aussi. L’explosion ne venait pas d’ici.

— Bien, dit Siobhan.

— J’ai appelé Perdita. La communication était mauvaise, mais elle va bien. Ils gardent les étudiants à l’université en attendant que les choses se tassent.

Siobhan éprouva un soulagement énorme, déraisonnable.

— Merci.

— Les docteurs courent dans tous les sens, reprit Maria. Leurs pagers ont l’air détraqués. Les blessés devraient affluer, mais je n’ai encore vu personne… Tu crois que c’était un attentat ?

— Je ne sais pas.

Toby Pitt était arrivé à la porte du salon et lui faisait signe.

— Je vais essayer de garder la connexion ouverte.

Elle sortit en hâte de la pièce.