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PRÉVISIONS

Vêtus de combinaisons en papier recyclé, Eugene et Mikhaïl étaient assis dans le petit living en désordre de ce dernier.

Eugene avait une tasse de café entre les mains. Tous deux gardaient gauchement le silence. Mikhaïl trouvait étrange qu’un beau garçon comme lui soit aussi timide.

— Donc, les neutrinos, avança-t-il d’un ton hésitant. Tsiolkovski doit être une petite base. Intime ! Vous y avez beaucoup d’amis ?

Eugene le regarda comme s’il parlait une langue inconnue :

— Je travaille seul. Presque tous les autres s’occupent du détecteur d’ondes gravitationnelles.

Ce n’était pas surprenant. La plupart des astronomes et des astrophysiciens étaient attirés par les grands espaces et les horizons lointains : l’évolution des étoiles massives et la formation de l’univers dévoilée par des signaux exotiques tels que les ondes gravitationnelles. Ça, c’était excitant. L’étude du système solaire, voire du soleil lui-même, c’était local, provincial, limité et englué dans les détails.

— Il a toujours été difficile de convaincre les gens de faire carrière dans la météo spatiale, malgré son importance pratique. Le système Terre-soleil est plongé dans un véritable enchevêtrement de nuages de plasma et de champs électromagnétiques, et régi par une physique tout aussi embrouillée, dit-il en souriant. Nous sommes dans la même galère, je suppose, moi échoué au pôle Sud de la Lune, vous enterré au fond d’un trou de la face cachée, accomplissant tous les deux un travail dépourvu de prestige.

Eugene le regarda avec plus d’attention. Mikhaïl eut l’étrange sentiment que le garçon remarquait vraiment sa présence pour la première fois.

— Qu’est-ce qui vous a donc poussé à vous intéresser au soleil ? demanda Eugene.

Mikhaïl haussa les épaules.

— Les applications pratiques. Le ciel qui rejoint la Terre… La plupart des entités cosmologiques sont abstraites, mais pas le soleil. En plus, les Russes ont toujours été attirés par lui. Tsiolkovski lui-même, notre grand visionnaire de l’astronautique, s’est paraît-il inspiré de l’adoration du soleil pour certaines de ses réflexions.

— Peut-être parce que vous n’avez pas beaucoup l’occasion de le voir, si loin au nord.

Mikhaïl fut déconcerté. Était-ce une blague ? Il eut un rire forcé.

— Venez, dit-il en se levant. Je crois qu’il est temps d’aller rendre visite à la salle de contrôle.

 

Ils franchirent un court tunnel bas de plafond pour rejoindre un autre dôme. Dans la salle de contrôle, le jeune homme regarda autour de lui, bouche bée.

La pièce était un temple du xxie siècle consacré à Sol. Ses murs tapissés d’écrans affichaient des images de la surface du soleil, de son atmosphère, de l’espace entre la Terre et le soleil que peuplaient des structures dynamiques de plasma et d’électromagnétisme, ou de la Terre elle-même et de sa magnétosphère complexe. Les images couvraient toutes les longueurs d’onde – lumière visible, raies d’émission de l’hydrogène et du calcium, infrarouge et ultraviolet, ondes radio –, chacune révélant un aspect particulier du soleil et de son environnement. Encore plus instructifs pour l’œil entraîné étaient les graphiques dentelés des analyses spectrales dévoilant les secrets de notre étoile.

C’était un résumé visuel du travail du Service de météorologie spatiale. Ce poste lunaire n’était qu’une des stations du réseau qui surveillait en permanence le soleil ; il y en avait de semblables sur tous les continents de la Terre, en plus des satellites qui orbitaient autour du soleil. Le service gardait ainsi des milliers d’yeux braqués sur lui.

C’était un travail nécessaire. Le soleil brille depuis cinq milliards d’années, répandant, outre sa lumière et sa chaleur, le vent solaire, un flux de particules chargées à haute énergie. Mais celui-ci n’est pas constant. Même en temps normal, il souffle par rafales et s’échappe en grands panaches par de vastes brèches dans la haute atmosphère du soleil, les trous coronaux. D’autre part, les taches solaires sont des régions plus froides de sa surface dominées par un enchevêtrement de champs magnétiques et que les hommes ont remarquées dès le ive siècle avant J.-C. À partir de ces régions tourmentées, des éruptions et de prodigieuses explosions peuvent projeter à des vitesses considérables dans l’espace des radiations à haute fréquence et des particules chargées. Ces phénomènes « météorologiques » viennent bombarder les couches atmosphériques et le bouclier électromagnétique qui protègent la Terre.

Durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les phénomènes en question étaient passés inaperçus, si l’on excepte les merveilleuses aurores polaires qui illuminaient parfois le ciel. Mais si les humains n’étaient généralement pas vulnérables aux tempêtes de l’espace, les installations électriques qu’ils avaient inventées l’étaient, elles. En 2037, cela faisait presque deux cents ans que les courants induits par les éruptions solaires dans les lignes télégraphiques donnaient des migraines aux opérateurs. Plus le monde devenait dépendant de la technologie, plus il était vulnérable aux caprices du soleil… comme la Terre était justement en train de l’apprendre.

Pour une civilisation hautement technologique et interconnectée, vivre avec une étoile revenait à vivre avec un ours. Il était possible qu’il ne vous fasse pas de mal. Mais la moindre des précautions était de le surveiller de très près. C’était la raison pour laquelle on avait créé le Service de météorologie spatiale.

Bien que désormais dirigé par l’Union eurasiatique, il avait connu des débuts relativement modestes au xxe siècle, avec la création d’un Centre d’environnement spatial, initiative conjointe de la NASA, de la National Oceanic and Atmospheric Administration et du ministère de la Défense américains.

— À l’époque, les données recueillies étaient fragmentaires, dit Mikhaïl. Récupérées à partir de satellites scientifiques prévus pour d’autres tâches. Et les prévisions n’étaient que pures spéculations. Mais plusieurs catastrophes liées à des tempêtes solaires se sont chargées de mettre un terme à ces aléas. De nos jours, nous disposons d’un ensemble assez complet de données continuellement mises à jour en temps réel. Les systèmes de prévision sont de vastes séries de prédictions numériques basées sur la magnétohydrodynamique, la physique des plasmas et tutti quanti. Nous possédons toute une chaîne de modélisation théorique, de la surface du soleil à celle de la Terre…

Mais Eugene n’écoutait pas. Il fit afficher une image en lumière de l’hydrogène alpha.

— C’est ça, le problème, dit-il.

Il montrait la nouvelle région active. Visiblement plus sombre que la photosphère environnante, c’était une vilaine cicatrice en forme de S.

— J’avoue que c’est curieux, dit Mikhaïl. À ce stade du cycle solaire, on ne s’attendrait pas à une telle chose.

Moi, je m’y attendais, répliqua Eugene. Et c’est bien là toute la question.

— La fin du monde ? demanda précautionneusement Mikhaïl.

— Pas aujourd’hui. Ce n’est encore qu’un précurseur. Mais ses effets seront assez désastreux. C’est pour ça que je suis venu. Il faut les avertir. J’ai des prévisions détaillées.

Ses yeux, noirs et immenses, étaient hagards.

— C’est ce que vous avez dit.

— Même avec ces prévisions, ils ne me prêteront aucune attention. Mais vous, ils vous écouteront. Après tout, c’est votre boulot. Et maintenant que vous en avez la preuve, vous allez devoir le faire, n’est-ce pas ? Vous allez les avertir.

Eugene n’a vraiment aucun sens des rapports humains, se dit Mikhaïl avec un mélange d’aigreur et de pitié.

— Qui ça, ils ? Qui voulez-vous que j’avertisse, au juste ?

— Tout d’abord, toutes les personnes vulnérables. Sur la Lune. Dans la station spatiale. Sur Mars et à bord de l’Aurora 2.

— Et sur Terre ?

— Évidemment, sur Terre, dit Eugene en jetant un coup d’œil à sa montre. Mais elle doit déjà avoir été frappée.

Mikhaïl scruta un long moment son visage. Puis il appela Thalès.