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L’ŒIL DU TEMPS

À mesure que les mois passaient et que Londres se remettait de la journée du 9 juin, Bisesa sentait s’aigrir peu à peu l’humeur de la ville.

Durant les quelques heures qu’avait duré l’orage géomagnétique, il y avait eu des moments de peur et de privation… et des victimes, dont plus de mille morts au cœur même de la ville. Mais on avait aussi assisté à des actes d’héroïsme. Il n’y avait toujours pas d’estimation officielle du nombre de gens qui avaient ainsi été arrachés aux incendies, aux tunnels de métro dans lesquels ils étaient coincés, aux amas de tôles consécutifs à des collisions en chaîne sur les routes ou à un enfermement mortel dans des ascenseurs bloqués entre deux étages.

Pendant les jours qui avaient immédiatement suivi, les Londoniens s’étaient serré les coudes. Les boutiques avaient ouvert, arborant les panneaux manuscrits « La vente continue » qui d’habitude défiaient les attentats terroristes. Il y avait eu des vivats quand les premières pompes à incendie Green Goddess des années mil neuf cent cinquante, vénérables pièces de musée « trop stupides pour tomber en panne », comme l’avait proclamé la mairie, avaient fait une bruyante réapparition dans les rues de la ville. L’heure était à la résistance, à « l’esprit du Blitz », disaient les gens, se référant à une époque d’encore plus grand défi qui remontait à près d’un siècle.

Mais cet état d’esprit s’était vite dissipé.

Le monde avait continué à tourner et le souvenir du 9 juin avait commencé à s’estomper. Les gens essayaient de reprendre le travail, les écoles rouvraient et les grands réseaux de commerce électronique retrouvaient un rythme de fonctionnement proche de leur ancienne capacité. Mais Londres se remettait de façon inégale : il n’y avait toujours pas d’eau courante à Hammersmith, pas d’électricité à Battersea, pas de régulation du trafic à Westminster. La patience n’avait pas tardé à s’user et les gens commençaient à chercher quelqu’un sur qui rejeter la faute.

Vers octobre, Bisesa et sa fille avaient eu un accès de claustrophobie. Elles s’étaient aventurées plusieurs fois hors de l’appartement, jusqu’à la Tamise et aux parcs, à travers une ville maussade. Mais leur liberté de mouvement était limitée. La puce de crédit implantée dans le bras de Bisesa était vieille de plus de cinq ans et ses données internes avaient depuis longtemps été brouillées : sans marquage électronique, elle n’était plus personne. Sans puce fonctionnelle, elle ne pouvait rien acheter, ni prendre le métro, ni même offrir une glace à sa fille.

Elle savait qu’elle ne pourrait pas continuer ainsi éternellement. Au moins, avec son implant désactivé, elle était invisible aux yeux de l’armée comme du reste du monde. Mais seul le fait qu’elle avait depuis longtemps donné à sa cousine Linda une procuration sur son compte en banque l’empêchait de mourir de faim.

Elle ne se sentait pourtant pas encore capable de passer à autre chose. Ça ne tenait pas uniquement à son besoin d’être avec Myra. Elle n’avait toujours pas réussi à assimiler ses aventures extraordinaires.

Elle avait essayé de comprendre ce qui lui était arrivé en couchant son histoire par écrit. Elle l’avait dictée à Aristote, mais ses marmonnements dérangeaient Myra. Si bien qu’elle avait fini par écrire à la main et par scanner le tout. Elle s’était efforcée de ne rien oublier, rédigeant plusieurs brouillons successifs pour arracher à sa mémoire tout ce dont elle arrivait à se souvenir, du plus insignifiant au plus spectaculaire.

Mais, en regardant les mots s’afficher devant elle sur le flexécran, dans la banalité de son appartement, avec les dessins animés et les synthésoaps de Myra qui jacassaient en arrière-plan, elle y croyait elle-même de moins en moins.

 

Le 8 juin 2037, le lieutenant Bisesa Dutt était en mission de maintien de la paix dans un coin reculé d’Afghanistan en compagnie d’un autre officier britannique, Abdikadir Omar, et d’un Américain, Casey Othic. Dans cette région troublée du monde, tous trois portaient le casque bleu de l’ONU. C’était une patrouille de routine, un jour comme un autre.

Mais soudain, un jeune garçon avait essayé d’abattre leur hélicoptère, puis le soleil avait sauté dans le ciel et, quand ils étaient sortis de l’épave de leur appareil, ils s’étaient retrouvés ailleurs. Pas dans un autre endroit, mais à une autre époque.

Ils s’étaient écrasés en l’an 1885, en un temps où la région était appelée Frontière du Nord-Ouest par les représentants de l’Empire britannique qui la contrôlaient. Ils avaient été conduits dans une base militaire, le fort de Jamroud, où Bisesa avait fait la connaissance d’un jeune journaliste de Boston, Josh White. Né en 1862, depuis longtemps retourné à la poussière dans le monde de Bisesa, Josh n’était âgé là-bas que de vingt-trois ans. Et dans ce même fort, au grand étonnement de Bisesa, se trouvait aussi Rudyard Kipling, le chantre des tommies britanniques, miraculeusement revenu d’entre les morts. Mais ces romantiques survivants de l’époque victorienne étaient eux aussi des naufragés du temps.

Bisesa avait essayé de reconstituer les événements. Ils avaient tous été projetés dans un nouveau monde, sur une planète faite de morceaux disparates arrachés à la trame du temps. Ils l’avaient baptisée Mir, mot russe signifiant à la fois « monde » et « paix ». Par endroits, il était possible de voir les raccords entre les différentes époques, quand le niveau du sol chutait brusquement d’un mètre ou davantage, ou bien là où une plaque de verdure avait été greffée au beau milieu d’un désert.

Personne ne savait comment cela s’était produit, et encore moins pourquoi… Et bientôt, tandis que ce monde en miettes se rétablissait et que les tourbillons d’une nouvelle histoire s’abattaient sur eux, ils s’étaient retrouvés pris dans une lutte pour leur survie personnelle qui avait fait perdre à ces questions de leur urgence.

Mais elles n’en demeuraient pas moins. Leur nouvelle planète était parsemée d’« Œils », sphères argentées à la géométrie insolite, complètement immobiles, silencieuses et attentives, réparties sur tout le territoire comme autant de caméras de télévision en circuit fermé. Ces Œils pouvaient-ils être autre chose qu’artificiels ? Représentaient-ils la lointaine entité qui avait morcelé la planète, puis l’avait si grossièrement réassemblée ?

Et il y avait le problème de la période couverte. Mir semblait avoir été construite autour de représentants de l’évolution de l’humanité, depuis la divergence des australopithèques avec les chimpanzés, deux millions d’années plus tôt, en passant par les différentes espèces d’hominidés préhumains, issus de toutes les époques de l’histoire de l’homme. Mais cette vaste collection ne dépassait pas, pour autant qu’on puisse s’en rendre compte, le 8 juin 2037, avec la tranche temporelle qui avait transporté Bisesa et ses camarades. Pourquoi ne trouvait-on rien provenant d’un plus lointain avenir ? Bisesa s’était demandé si cette date marquait la fin de l’histoire de l’humanité… parce qu’il n’y avait plus d’autres échantillons à prélever.

Puis elle, et elle seule, avait été ramenée chez elle par les Œils, ou peut-être par les lointains esprits qui se trouvaient derrière eux… Et elle s’y était retrouvée le lendemain même de sa disparition, le 9 juin, pour voir un soleil menaçant se lever sur Londres.

Bisesa était convaincue que Mir n’avait pas été créée par un prodigieux accident naturel, mais par une volonté délibérée, que c’était l’acte de quelque redoutable intelligence poursuivant de mystérieux desseins. Mais pourquoi l’histoire de la Terre avait-elle été morcelée ? Qu’étaient venus voir et écouter les Œils ? Tout cela était-il, comme elle le craignait, lié au comportement inquiétant du soleil ?

Et pourquoi avait-elle été renvoyée chez elle ? Bien sûr, elle aspirait de tout son cœur à retrouver Myra. Sur Mir, au plus profond de sa solitude et de son désespoir, elle avait même imploré un Œil de la sauver. Mais elle était sûre que ses désirs n’avaient aucune importance. La véritable question était : quel but son retour servait-il dans leur esprit ?

Bisesa, coincée dans son appartement, peinait sur son récit, épluchait les journaux, obsédée par ses souvenirs et par ses bribes de compréhension, ne sachant que faire.