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LES PREMIERS-NÉS

La longue attente tirait à sa fin.

Ceux qui surveillaient la Terre depuis si longtemps n’avaient jamais été de près ou de loin humains. Mais ils avaient autrefois été faits de chair et de sang.

Ils étaient nés sur une planète en orbite autour d’une des toutes premières étoiles, un monstre rugissant gorgé d’hydrogène, véritable phare au sein d’un univers encore obscur. Ces Premiers-Nés, qui étaient d’une insatiable curiosité, vivaient dans un cosmos jeune et débordant d’énergie. Mais les planètes, ces creusets de la vie, étaient rares, car les éléments lourds qui les constituent attendaient encore d’être élaborés au cœur des étoiles. Quand ils scrutaient les profondeurs de l’espace, ils ne voyaient rien qui leur ressemble, aucun esprit à l’image du leur. Les Premiers-Nés étaient seuls.

Puis l’univers en personne les avait trahis.

Les premières étoiles brillaient d’un vif éclat, mais elles mouraient vite. Leurs débris ténus enrichissaient les nuages de gaz de notre galaxie et bientôt émergea une nouvelle génération d’astres, d’une longévité supérieure. Néanmoins, pour ceux qui restaient échoués entre les protosoleils mourants, c’était une cruelle défection.

Il y avait eu une ère de folie, de guerre et de destruction qui s’était terminée par l’épuisement des ressources. Attristés mais assagis, les survivants avaient commencé à se préparer à l’inévitable : un avenir glacé d’obscurité sans fin.

L’univers regorge d’énergie. Mais elle est pour l’essentiel en équilibre. Dans cet état, aucune énergie ne peut circuler et elle ne peut donc fournir un travail, pas plus que les eaux dormantes d’un étang ne peuvent actionner la roue d’un moulin. C’est du flux d’énergie résultant d’une rupture d’équilibre – la petite fraction d’énergie « utile », que certains scientifiques appellent « exergie » – que dépend la vie. Ainsi toute vie terrestre est tributaire d’un flux d’énergie en provenance du soleil ou du cœur de la planète.

Or, quand les Premiers-Nés envisageaient l’avenir, ils ne voyaient qu’une lente descente dans les ténèbres, car chaque génération d’étoiles naissait avec une difficulté croissante des débris de la précédente. Viendrait un jour où il n’y aurait plus, dans toute la galaxie, de quoi créer un seul nouveau soleil. Même après cela, le processus continuerait, avec l’épuisement de l’exergie sous toutes ses formes, le terrible étau de l’entropie étranglant le cosmos et tous ses mécanismes.

Les Premiers-Nés avaient vu que si l’on voulait que la vie se perpétue à très long terme – si l’on voulait transmettre au lointain avenir le moindre filet de conscience –, il était indispensable d’instaurer une stricte discipline à l’échelon cosmique. Il ne devait y avoir aucune perturbation superflue, aucun gaspillage d’énergie, pas le moindre clapotement dans l’écoulement du temps. La vie : rien n’était plus précieux à leurs yeux. Mais il devait s’agir de la forme de vie idéale. La vie ordonnée.

Malheureusement, la chose était rare.

Partout, l’évolution guidait la progression des espèces biologiques vers des formes toujours plus complexes… qui dépendaient d’une utilisation de plus en plus rapide du flux d’énergie disponible. Sur Terre, les mollusques et les crustacés, apparus tôt dans l’histoire de la vie, avaient des métabolismes quatre ou cinq fois plus lents que ceux des mammifères ou des oiseaux, apparus bien plus tard. C’était une question de concurrence : plus on avait la capacité d’utiliser rapidement l’énergie circulant autour de soi, mieux on s’en sortait.

Et puis il y avait l’intelligence. Sur Terre, les humains avaient vite appris à capturer les animaux et à exploiter la force des eaux et du vent. Ils ne tarderaient pas à extraire les combustibles fossiles pour dilapider l’énergie chimique emmagasinée dans les forêts et dans les tourbières au long de millions d’années d’ensoleillement, avant de s’immiscer dans le cœur des atomes, puis de détourner l’énergie du vide, et ainsi de suite. C’était comme si la civilisation humaine n’était rien de plus qu’une exploration des façons les plus rapides d’épuiser l’énergie. Si cela se poursuivait, les humains finiraient par ponctionner une bonne partie du réservoir d’exergie de la galaxie tout entière, avant de se consumer eux-mêmes ou de s’entre-tuer. Et, en agissant de la sorte, ces êtres querelleurs ne feraient que hâter le jour où le terrible garrot de l’entropie se refermerait sur l’univers.

Les Premiers-Nés avaient déjà vu tout ça. C’était pourquoi il fallait arrêter les humains.

La mesure avait été décidée dans la meilleure et la plus noble des intentions : la préservation à long terme de la vie au sein de l’univers. Les Premiers-Nés s’obligeraient même à regarder ; leur conscience n’en exigeait pas moins. Ils jugeaient n’avoir pas le choix. Ils l’avaient déjà fait bien des fois.

Les Premiers-Nés, venus au monde dans un univers sans vie, chérissaient cette dernière par-dessus tout. Ils voyaient en quelque sorte l’univers comme une réserve, et eux comme des gardes-chasse chargés de sa protection. Or les gardes-chasse sont parfois obligés de réguler la population animale.