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LE VISITEUR

Le rover avait atteint la station longtemps avant que Mikhaïl finisse de redescendre le sentier. Le visiteur attendait à l’entrée de l’habitat avec une impatience que son scaphandre ne parvenait pas à dissimuler.

Mikhaïl pensait l’avoir reconnu à sa seule façon de se tenir. Même si la population de la Lune était dispersée sur toute sa surface, à l’échelle humaine, c’était un village où tout le monde se connaissait.

Thalès lui confirma dans un murmure :

— C’est le docteur Eugene Mangles, le célèbre chasseur de neutrinos. Que c’est excitant.

Ce foutu cerveau électronique se moque de moi, se dit Mikhaïl avec mauvaise humeur ; il sait trop bien ce que je ressens. Mais il était vrai que son cœur battait un peu plus fort à la perspective de cette rencontre.

Engoncés dans leurs scaphandres, Eugene et Mikhaïl se firent gauchement face. Le visage du visiteur, telle une sculpture toute en méplats ombrés, était difficilement visible à travers sa visière. Il paraissait vraiment jeune. Malgré son poste important, il n’avait que vingt-six ans… un petit génie non conformiste.

Pendant un moment, Mikhaïl resta à court de mots.

— Je suis désolé, finit-il par dire, je ne reçois pas trop de visites, par ici.

Eugene semblait encore plus maladroit que lui dans ses rapports avec les autres.

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

Mikhaïl savait de quoi il voulait parler.

— Le soleil ?

— La région active.

Le garçon était venu pour le soleil, bien sûr. Dans quel autre but aurait-il pu rendre visite à une station de météo spatiale ? Certainement pas celui de rencontrer l’astrophysicien vieillissant et mal embouché qui s’en occupait. Et pourtant, Mikhaïl ressentit une pointe de déception parfaitement déraisonnable. Il s’efforça de paraître accueillant :

— Je croyais que vous travailliez sur les neutrinos, que vous vous intéressiez au cœur du soleil, pas à son atmosphère…

— C’est une longue histoire, répondit Eugene en lui décochant un regard noir. C’est important. Plus important encore que vous le pensez. Je l’avais prédit.

— Quoi ?

— La région active.

— En vous basant sur vos études du noyau ? Je ne comprends pas.

— Bien sûr que non, répondit Eugene, manifestement peu soucieux de froisser son interlocuteur. J’ai fait enregistrer mes prédictions par Thalès et Aristote, dûment datées pour servir de preuve. Je suis venu chercher la confirmation de mes données. C’est en train d’arriver, comme je l’avais prédit.

Mikhaïl eut un sourire contraint.

— Nous allons en discuter. Entrez. Vous pourrez consulter toutes les données que vous voudrez. Vous voulez du café ?

— Il faut qu’ils m’écoutent, dit Eugene.

Ils… ?

— À propos de quoi ?

— De la fin du monde. Ou de sa probabilité.

Il passa dans le sas antipoussière, plantant là un Mikhaïl bouche bée.

 

Ils n’échangèrent pas un mot durant leur passage dans les sas. Chaque humain sur la Lune était encore un pionnier : s’il avait un brin de jugeote, quelles que soient ses préoccupations, quand il passait d’un environnement sécurisé à un autre à travers sas et joints d’étanchéité, ainsi que pour entrer et sortir de son scaphandre, il ne se concentrait sur rien d’autre que sur les procédures destinées à le garder en vie. S’il n’avait pas de jugeote, bien entendu, il aurait de la chance s’il se faisait expulser manu militari avant de s’être fait tuer ou d’avoir tué quelqu’un.

Mikhaïl, fort de son entraînement quotidien, fut le premier à s’extraire de son scaphandre. Pendant que celui-ci se dirigeait vers son poste de nettoyage en se traînant de façon assez grotesque sur le plancher, telle une peau vide, animé par ses servomoteurs, il rejoignit en sous-vêtements le lavabo où il se frotta minutieusement les mains sous un filet d’eau. La poussière grisâtre, qui s’était incrustée dans ses pores et sous ses ongles au contact du scaphandre – encore encrassé malgré les efforts du sas antipoussière – et que la réaction avec sa transpiration faisait entrer en combustion lente, dégageait une odeur de poudre à canon. Cette poussière était un problème depuis les premiers pas de l’homme sur la Lune : très fine, elle s’insinuait partout et s’oxydait joyeusement dès qu’elle en trouvait l’occasion, rongeant tout, des roulements mécaniques aux muqueuses humaines.

Bien sûr, ce n’étaient pas les problèmes techniques posés par la poussière lunaire que Mikhaïl avait alors en tête. Il risqua un coup d’œil vers son visiteur. Après avoir ôté bottes et gants, Eugene était en train de retirer son casque, secouant la tête pour libérer son épaisse chevelure. Son visage, entrevu pour la première fois lors de quelque futile réception à Clavius ou Armstrong – un visage aux traits récemment affermis par la maturité, mais qui avait conservé la symétrie et la délicatesse de l’adolescence, même si son regard était un peu farouche –, était resté gravé dans l’esprit de Mikhaïl, qui s’était senti attiré vers lui aussi inexorablement qu’un papillon vers une flamme.

Pendant qu’Eugene retirait son scaphandre, Mikhaïl ne put s’empêcher d’évoquer un vieux souvenir :

— Eugene, est-ce que vous avez vu Barbarella ?

Eugene fronça les sourcils :

— Elle est à Clavius ?

— Non, non. C’est un vieux film de science-fiction. Je suis fan de cinéma d’avant l’ère spatiale. Une jeune actrice appelée Jane Fonda… Enfin, peu importe, conclut Mikhaïl en voyant qu’Eugene n’avait manifestement aucune idée de ce dont il parlait.

Il se dirigea vers la petite cabine de douche, se débarrassa de ses derniers vêtements et se tint sous le jet. L’eau sortit en grosses gouttes scintillantes que la faible pesanteur lunaire faisait tomber avec une lenteur surnaturelle sur le sol où des pompes aspiraient jusqu’à la dernière de ses précieuses molécules. Mikhaïl leva le visage vers le jet, essayant de se calmer.

— J’ai fait du café, Mikhaïl, dit doucement Thalès.

— C’est une très bonne idée, Thalès.

— Tout est sous contrôle.

— Merci…

Par moments, c’était vraiment comme si Thalès percevait ses humeurs.

En fait, Thalès était, en moins sophistiqué, un clone d’Aristote, intelligence émanant de cent milliards d’ordinateurs terriens de toutes tailles et des réseaux qui les connectaient. Lointain descendant des moteurs de recherche de la fin du xxe siècle, Aristote était devenu un vaste cerveau électronique dont les pensées se propageaient à la vitesse de l’éclair à travers les réseaux du monde entier ; c’était pour l’humanité, depuis des années, un compagnon de tous les instants.

Quand les hommes avaient entrepris de coloniser durablement la Lune et aménagé la base Clavius, il leur avait paru inconcevable de ne pas prendre Aristote avec eux. Mais la lumière mettait plus d’une seconde pour voyager de la Terre à son satellite et, dans un environnement où la mort guettait votre moindre erreur, un tel délai était inacceptable. D’où la création de Thalès, copie lunaire d’Aristote. Mis continuellement à jour à partir des vastes banques de mémoire d’Aristote, il était par la force des choses plus simple que son parent, car le système nerveux électronique qui sillonnait la Lune était encore rudimentaire, comparé à celui de la Terre.

Mais, plus simple ou pas, Thalès faisait son travail. Il était assurément assez intelligent pour mériter le nom qui lui avait été donné : celui de Thalès de Milet, un Grec du vie siècle qui avait été le premier à suggérer que la Lune ne brillait pas de son propre éclat, mais qu’elle réfléchissait la lumière du soleil… et qui, paraît-il, avait été le premier homme à prédire une éclipse de soleil.

Pour tout un chacun, sur la Lune, Thalès était une présence permanente. Souvent, quand il se sentait seul malgré sa stoïque détermination, Mikhaïl trouvait une consolation dans la voix mesurée et plus ou moins inexpressive de Thalès.

En ce moment, alors qu’il pensait mélancoliquement à Eugene, il éprouvait justement le besoin d’être réconforté.

Eugene était basé à Tsiolkovski, l’immense cratère de la face cachée qui abritait une installation souterraine sophistiquée. Enfoui dans le sol immuable et gelé de la Lune, à l’abri des séismes, protégé de la clameur radiophonique de la Terre et de toutes les radiations, à l’exception de l’infinitésimale quantité résiduelle émise par les roches lunaires, l’endroit était idéal pour traquer les neutrinos, ces particules fantomatiques qui traversaient la plupart des solides comme s’ils n’étaient pas là, fournissant ainsi de précieuses données sur des endroits aussi inaccessibles que le cœur du soleil.

Mais qu’il était étrange de venir jusqu’à la Lune puis de s’enterrer dans le régolite pour se livrer à ses recherches ! Il y avait tant d’endroits plus prestigieux par ici où travailler… telle la vaste batterie de télescopes installée dans un cratère du pôle Nord et capable de distinguer la surface de planètes telluriques en orbite autour de soleils éloignés de cinquante années-lumière.

Mikhaïl mourait d’envie d’en discuter avec Eugene, de partager un peu de sa vie, de ses impressions sur la Lune. Mais il savait qu’il devait garder ses réactions vis-à-vis du garçon dans les limites de la bienséance.

Depuis l’époque où, adolescent, il avait pris pleinement conscience de son orientation sexuelle, Mikhaïl avait appris à se maîtriser : même au début du xxie siècle, l’homosexualité était encore plus ou moins taboue à Vladivostok. Ayant découvert qu’il possédait un puissant intellect, il s’était lancé à corps perdu dans le travail et s’était habitué à mener une vie largement solitaire. Il avait espéré qu’en quittant sa ville natale, à mesure que sa carrière le mènerait à travers l’Union eurasiatique jusqu’à Londres et Paris, puis finalement loin de la Terre, il évoluerait dans des cercles plus tolérants. Ce qui avait été le cas ; mais il était alors déjà trop habitué à sa seule compagnie.

Son existence quasi monacale avait été interrompue par de rares et brèves histoires d’amour passionnées. Mais, à près de quarante-cinq ans, il commençait à se faire à l’idée qu’il ne trouverait sans doute jamais un compagnon pour partager sa vie. Cela ne l’en immunisait pas pour autant contre les sentiments. Avant ce jour, il n’avait guère adressé plus de deux mots à ce beau garçon, mais cela lui avait manifestement suffi pour concevoir un béguin ridicule.

Il fallait arrêter de penser à ça. Quoi que soit venu faire Eugene à Shackleton, ce n’était pas voir Mikhaïl.

« La fin du monde », avait dit le garçon. Fronçant les sourcils, Mikhaïl entreprit de se sécher.