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CŒUR DE SOLEIL

Le soleil meurtri s’apaisa. Aux yeux d’un observateur non averti, il aurait pu sembler que rien n’était arrivé, que la géante gazeuse dévoyée n’était jamais passée par là.

Mais, bien sûr, c’était voulu. Les vagues complexes déferlant à travers le noyau du soleil mettraient des siècles à atteindre leur pic de résonance. Tout s’enchaînait logiquement depuis le moment où le caillou métaphorique avait été lancé dans un système stellaire situé à seize années-lumière.

Tandis que les événements suivaient leur cours, sur Terre des empires naissaient et s’écroulaient.

Puis une jeune civilisation redécouvrit la pensée d’un ancêtre depuis longtemps disparu et une profonde révolution s’enclencha. Pour la première fois depuis l’antiquité, des Européens se tournèrent vers le soleil, non pas avec crainte, mais avec curiosité et dans un esprit analytique. En 1670, Isaac Newton décomposa la lumière du soleil à l’aide d’un prisme, créant un arc-en-ciel captif. Un peu plus tard, John Flamsteed, le premier Astronome royal, recourut aux lois de Newton pour calculer le mouvement des planètes et déterminer la taille du soleil et sa distance de la Terre. En 1837, l’astronome John Herschel utilisa sa lumière pour chauffer une bassine d’eau et mesurer ainsi l’énergie de son rayonnement. Au xxe siècle, les astrophysiciens se servirent des neutrinos pour étudier son fonctionnement interne.

C’était là une nouvelle sorte d’hommes, pour qui le soleil était devenu un objet de tous les jours, un spécimen à étudier. Pourtant, tout autant que leurs ancêtres adorateurs du ciel, ils étaient dépendants de la chaleur et de la lumière qu’il leur prodiguait.

Et pendant tout ce temps, dans ses profondeurs, quelque chose s’agitait.

 

C’était parti du noyau, comme pour tous les processus à l’œuvre au sein du soleil.

Depuis le grand coup infligé deux millénaires plus tôt par la géante gazeuse, le cœur de l’astre résonnait comme une cloche. Ses modes vibratoires complexes et entremêlés avaient fini par se combiner en un concentré presque aussi énergétique que l’impact d’arrivée de la planète. La détonation s’était produite sous la couche tampon de la zone radiative. Mais – comme prévu – c’était arrivé juste en dessous de la plaie ouverte laissée par le passage de la géante gazeuse.

La force de la déflagration s’était propagée à travers la zone radiative, libérant par la même occasion une partie de l’énergie qui s’y était accumulée depuis un million d’années. Et, aux deux tiers du chemin vers la surface du soleil, elle avait atteint la tachocline, qui marque la limite entre les zones radiative et convective au-dessus de laquelle la substance du soleil bouillonne comme de l’eau dans une casserole. C’était dans la tachocline que les régions actives de l’astre plongeaient leurs profondes racines magnétiques. Et c’était sur cette frontière agitée que les oscillations du noyau avaient déversé leur fureur.

Les tubes de flux ceinturant le soleil s’étaient tordus à la façon de serpents et avaient aussitôt commencé à s’élever. En temps normal, il faut plusieurs mois à une boucle de flux pour atteindre la surface du soleil. Mais, cette fois, ces puissants enroulements toroïdaux, bousculant le plasma plus froid des couches supérieures, n’avaient mis que quelques jours. Et les perturbations dans les couches profondes du soleil étaient telles que l’énergie s’était engouffrée à leur suite comme de l’air s’échappant d’un ballon.

Même pendant les périodes de calme, des boucles de flux magnétique crèvent la surface du soleil. Elles forment un tapis au-dessus de la photosphère, un tissu de boucles, de filaments et de fibrilles de plasma. À l’échelle de la Terre, la plus petite d’entre elles est déjà immense. Là, celles qui avaient surgi étaient monstrueuses et s’étaient élevées loin au-dessus de la surface, entraînant avec elles des torrents de plasma. Cette gigantesque turbulence avait interféré avec la circulation de chaleur en provenance du noyau et, pendant un temps, la zone située à la base de cette forêt magnétique, sevrée d’énergie, était devenue plus sombre que le reste de l’astre. Les yeux et les instruments des hommes avaient vu une immense tache solaire se développer à la surface éclatante de l’étoile.

Les boucles qui avaient jailli au-dessus de la surface étaient semblables à des arbres aux racines profondément implantées sous la photosphère, serrés les uns contre les autres. Elles s’étaient tordues, enroulées, bousculées et cisaillées pour essayer de perdre de l’énergie et trouver un nouvel équilibre. Pour finir, au cœur de cette forêt grouillante, deux boucles s’étaient entremêlées. Elles avaient fusionné puis s’étaient rompues. La décharge d’énergie dans la forêt environnante avait eu un effet catastrophique, plongeant dans une véritable frénésie les courants de plasma qui, à leur tour, avaient entraîné un surcroît d’agitation dans les autres boucles. Il y avait rapidement eu des reconnexions dans toute la région active.

La forêt magnétique avait recraché son énergie en une série de déflagrations, et un grand jaillissement de protons à haute énergie et de rayons durs – X et gamma – s’était déversé dans l’espace.

C’était un phénomène titanesque… mais, malgré son ampleur, ce n’était qu’une éruption solaire, engendrée par les processus qui avaient depuis toujours permis à un soleil agité de se décharger de son énergie. En revanche, ce qui avait suivi était sans précédent.

Au pied de la forêt magnétique, les immenses taches solaires avaient commencé à se disloquer. Par la profonde blessure ouverte deux mille ans plus tôt dans la chair de l’étoile, une violente lumière s’était mise à briller. Le soleil s’apprêtait à déverser en quelques heures une énergie qui lui aurait permis de briller pendant un an.

Exactement comme il avait été calculé, très loin et très longtemps auparavant. Cela se passait le 19 avril 2042.