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À TRAVERS L’ŒIL

Cela n’eut rien d’un réveil. Ce fut une brutale émergence, un coup de cymbale. Les yeux de Bisesa, brusquement grands ouverts, furent agressés par une lumière éblouissante. Elle aspira de profondes goulées d’air et griffa le sol, hoquetant de surprise.

Elle était sur le dos. Il y avait quelque chose d’immensément brillant au-dessus d’elle – le soleil, oui, le soleil… Elle était en plein air. Elle avait les bras largement écartés, loin du corps, les doigts plantés dans le sol.

Elle se retourna sur le ventre. Ses jambes, ses bras, sa poitrine retrouvaient leur sensibilité. Encore éblouie, elle avait du mal à y voir.

Une plaine. Du sable rouge. Au loin, des collines érodées. Même le ciel paraissait rouge, bien que le soleil soit haut.

Josh était à côté d’elle. Il était allongé sur le dos, haletant comme un poisson disgracieux échoué sur cette étrange plage. Elle se traîna vers lui, rampant dans le sable mou.

— Où sommes-nous ? hoqueta-t-il. C’est le XXIe siècle ?

— J’espère que non.

Ces quelques mots lui firent prendre conscience qu’elle avait la gorge sèche, râpeuse. Elle défit son sac à dos et en sortit une gourde d’eau.

— Bois.

Il avala goulûment le liquide. La sueur couvrait déjà son front et trempait son col.

Elle enfonça ses doigts dans la terre. Celle-ci était friable, pâle, sèche et sans vie. Mais quelque chose brillait dedans, des fragments qui scintillaient, une fois exposés au soleil. Bisesa les déterra pour les poser sur sa paume. C’étaient des morceaux de verre, opaques, de la taille d’une pièce de monnaie aux bords irréguliers. Elle les laissa retomber à terre. En continuant à creuser, elle en trouva partout d’autres, il y en avait toute une couche dans le sol.

Précautionneusement, elle se mit à genoux, se redressa – le vertige fit tinter ses oreilles, mais elle lutta pour ne pas s’évanouir –, puis, une jambe après l’autre, se mit debout. Elle voyait maintenant mieux le paysage. Ce n’était qu’une vaste plaine, une plaine de ce sable infesté de verre, qui s’étendait jusqu’à l’horizon, où des collines arasées attendaient l’éternité. Josh et elle étaient au fond d’une légère dépression ; le terrain s’élevait doucement tout autour d’eux vers une sorte de rebord, haut de quelques mètres au maximum, à environ un kilomètre de distance.

Ils se trouvaient au fond d’un cratère.

Une bombe atomique aurait pu faire ça. Les fragments de verre avaient pu être formés par l’explosion d’une petite arme nucléaire qui aurait vitrifié des morceaux de terre et de béton. Si c’était le cas, il ne restait rien d’autre… S’il y avait eu ici une ville, il ne subsistait pas de fondations de béton, pas d’ossements, ni même de cendres des incendies qui avaient achevé de la détruire, juste le résidu de sa vitrification. Ce cratère semblait ancien, usé, les morceaux de verre étaient profondément enfouis. S’il y avait eu une guerre, ce devait avoir été il y a longtemps.

Elle se demanda s’il persistait de la radioactivité. Mais, si les Premiers-Nés lui avaient voulu du mal, ils auraient tout simplement pu la tuer… et dans le cas contraire ils l’auraient sûrement protégée d’un risque aussi élémentaire.

À chaque respiration, elle sentait une douleur dans sa poitrine. L’air était-il raréfié ? Y avait-il trop peu – ou trop – d’oxygène ?

Il fit soudain un peu plus sombre, bien qu’il n’y ait pas de nuage dans le ciel rougeâtre. Elle regarda en l’air. Le soleil avait quelque chose de bizarre. Son disque était déformé. On aurait dit une feuille à laquelle quelqu’un aurait arraché un morceau avec les dents.

Josh était maintenant debout près d’elle.

— Mon Dieu, dit-il.

L’éclipse progressait rapidement. Il commença à faire plus froid et, dans les derniers instants, Bisesa vit des bandes d’ombre qui couraient sur le sol érodé. Elle sentit sa respiration s’apaiser, son cœur battre plus doucement. Son corps, continuant à répondre à des instincts primordiaux, réagissait à la baisse de luminosité et se préparait pour la nuit.

L’obscurité atteignit son maximum. Il y eut un instant de profond silence.

Le soleil n’était plus qu’un anneau lumineux. Le bord du disque d’ombre central était dentelé et la lumière solaire scintillait dans les échancrures. Ce disque était certainement la Lune qui s’interposait entre la Terre et le soleil. L’éclat de ce dernier était assez réduit pour permettre à Bisesa d’en distinguer la couronne, bien visible sous l’aspect d’une sculpture arachnéenne autour de ce double disque complexe.

Mais l’éclipse n’était pas totale. La Lune n’était pas assez grosse pour masquer le globe incandescent. Ce grand anneau de lumière dans le ciel était une vision déroutante, terrifiante.

— Quelque chose ne va pas, murmura Josh.

— C’est une question de géométrie, dit-elle. Le système Terre-Lune… il évolue avec le temps.

Tout comme la Lune était à l’origine des marées dans les océans terrestres, la Terre exerçait son influence sur le substrat rocheux de son satellite. Depuis leur formation, les deux mondes s’écartaient petit à petit – d’à peine quelques centimètres par an, mais avec le temps la Lune s’éloignait de plus en plus de la Terre.

Josh avait compris l’essence de ce qui s’était passé :

— C’est le futur. Pas le XXIe siècle – le très lointain avenir… Des millions d’années après nous, peut-être.

Elle marcha en rond dans la plaine, scrutant le ciel complexe.

— Vous essayez de nous dire quelque chose, c’est ça ? Ce paysage désolé, ravagé par la guerre – où suis-je, à Londres ? À New York, Moscou, Pékin ? Lahore ? Et pourquoi nous amener en ce lieu et en ce moment précis pour nous montrer une éclipse ?… Tout cela a-t-il quelque chose à voir avec le soleil ?

Accablée de chaleur, couverte de poussière, assoiffée, désorientée, elle explosa soudain de colère.

— Épargnez-moi vos énigmes à effets spéciaux. Parlez-moi, bon sang. Que va-t-il arriver ?

Comme pour lui répondre, un Œil, au moins aussi gros que celui de Mardouk, apparut au-dessus de sa tête. Elle sentit le vent de l’air qu’il avait déplacé en forçant son chemin dans sa réalité. Elle prit la main de Josh.

— Et c’est reparti… Évite de te pencher par la fenêtre.

Mais il la regarda en écarquillant les yeux ; le sable collait à son visage en sueur.

— Bisesa ?

Elle comprit aussitôt. Il ne voyait pas l’Œil. Cette fois, celui-ci était venu pour elle… pour elle seule, pas pour Josh.

— Non ! s’écria-t-elle en agrippant le bras de Josh. Vous ne pouvez pas faire ça, bande d’immondes salopards !

Josh comprit.

— Tout va bien, Bisesa.

Il lui prit le menton, tourna son visage vers lui et lui baisa les lèvres.

— Nous sommes déjà allés plus loin que je l’aurais cru possible. Notre amour survivra peut-être, dans un autre monde… et peut-être que, à la fin des temps, quand toutes les conditions seront réunies, nous nous retrouverons… Ça me suffit, conclut-il en souriant.

Dans le ciel, l’Œil se creusa en entonnoir, puis se transforma en couloir vertical. Déjà, des particules lumineuses accouraient de toute la plaine et se rassemblaient autour d’elle avant de se ruer vers le haut.

Elle s’accrocha à Josh et ferma les yeux. Écoutez-moi. J’ai fait tout ce que vous avez voulu. Accordez-moi cette unique faveur. Ne le laissez pas mourir ici tout seul. Renvoyez-le chez lui… Renvoyez-le auprès d’Abdi. Je vous en supplie, c’est tout ce que je demande…

Un vent brûlant se leva, né du sol pour s’engouffrer dans la bouche du puits lumineux, au-dessus d’elle. Quelque chose l’aspira, l’arrachant aux bras de Josh. Elle résista, mais Josh lâcha prise.

Elle fut soulevée de terre. Elle le voyait maintenant à ses pieds.

Il souriait toujours.

— Tu es un ange qui monte au ciel. Adieu, adieu…

La lumière, brûlante et superbe, se rassembla autour d’elle. Au dernier instant, elle le vit basculer en arrière dans une pièce encombrée de câbles et de matériel électronique où un homme au teint sombre se précipitait pour le rattraper.

Merci.

Claquement de cymbales.

L'Oeil du temps
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