8

EN ORBITE

Après avoir appelé en vain pendant des heures, Mousa se rallongea sur sa couchette.

Les trois cosmonautes étaient étendus côte à côte, tels de gros cafards orange dans leur scaphandre. Pour une fois, l’exiguïté de la capsule Soyouz, la façon dont ils étaient serrés les uns contre les autres, était plus rassurante qu’étouffante.

— Je ne comprends pas, dit Mousa.

— Tu te répètes, ronchonna Zabel.

Il y eut un silence pesant. Depuis qu’ils avaient perdu le contact avec la Terre, entre eux l’atmosphère était explosive.

Après avoir partagé pendant trois mois un espace aussi confiné que la station, Kolya pensait en être venu à comprendre Zabel. Âgée de quarante ans, elle était issue d’une famille pauvre de La Nouvelle-Orléans à la généalogie complexe. Certains des Russes qui avaient travaillé avec elle admiraient la force de caractère qui l’avait conduite aussi loin – même à leur époque, dans le corps des cosmonautes de la N.A.S.A., être autre chose qu’un homme blanc d’origine anglo-saxonne était un sérieux handicap. D’autres, moins charitables, disaient en plaisantant que, quand elle était à bord, il fallait recalculer les manifestes de chargement en raison du poids de ses rancœurs accumulées. La plupart s’accordaient pour penser que si elle avait été russe, elle n’aurait jamais pu franchir l’étape des tests psychologiques exigés de tout cosmonaute avant qu’il soit déclaré apte au service dans l’espace.

En ce qui le concernait, durant leurs trois mois de séjour à bord de la station, Kolya s’était fort bien entendu avec elle, sans doute en raison de leurs tempéraments opposés. Il était officier dans l’armée de l’air et avait une femme et de jeunes enfants à Moscou. Pour lui, les vols spatiaux étaient une aventure, mais il n’était motivé que par la loyauté envers les siens et le devoir envers son pays, il se contentait de laisser sa carrière suivre son cours. Il avait senti chez Zabel une ambition dévorante qui ne connaîtrait sûrement pas de satisfaction tant qu’elle ne serait pas parvenue au sommet de sa profession : le commandement de la base Clavius ou peut-être même une place sur un vol pour Mars. Elle ne voyait sans doute pas en Kolya une menace pour son plan de carrière.

Mais il avait appris à se méfier d’elle. Et maintenant, dans cette situation angoissante, il s’attendait à la voir exploser.

Mousa claqua dans ses mains gantées, assumant son rôle de commandant.

— Je crois qu’il est évident que nous n’allons pas procéder tout de suite à la rentrée dans l’atmosphère. Il n’y a pas à s’inquiéter. Dans l’ancien temps, les vaisseaux soviétiques n’étaient en contact avec leurs contrôleurs au sol que durant vingt minutes par orbite d’une heure et demie, par conséquent les Soyouz ont été conçus pour fonctionner de manière autonome…

— La panne ne vient peut-être pas de chez nous, dit Zabel. Et si elle venait du sol ?

— Quelle panne pourrait bien affecter une chaîne complète de stations au sol ? s’esclaffa Mousa.

— Une guerre, dit Kolya.

— Ce genre de spéculation est stérile, répliqua Mousa. Quelle que soit la panne, le sol finira tôt ou tard par rétablir le contact et nous reprendrons notre plan de vol. Il suffit d’attendre. Pour le moment, nous avons du travail.

Il farfouilla sous son siège pour y trouver un exemplaire de la liste de contrôles en orbite.

Il avait raison, comprit Kolya : le petit vaisseau ne fonctionnerait pas tout seul et, s’il devait rester coincé pour une révolution de plus – ou deux, ou trois ? –, son équipage allait devoir l’aider. La pression du compartiment était-elle normale, le taux d’oxygène était-il correct ? Le vaisseau tournait-il comme il fallait sur lui-même en suivant la grande courbe de son orbite, de façon que ses panneaux solaires restent orientés en direction du soleil ? Il fallait veiller à tout cela.

Tous trois se retrouvèrent bientôt plongés dans une routine familière, et par là rassurante, de vérifications – comme si, tout compte fait, ils étaient maîtres de leur destin.

Mais le fait était que tout avait changé et qu’ils ne pouvaient l’ignorer.

Le Soyouz s’enfonçait de nouveau dans l’ombre de la planète. Kolya regarda par son hublot pour apercevoir la lueur orangée des villes, dans l’espoir de se rassurer. Mais partout régnait l’obscurité.

L'Oeil du temps
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