28

BICHKEK

L’armée de Gengis Khan suivait la bordure septentrionale du désert de Gobi.

À perte de vue, la région semblait un reflet des cieux obscurcis de poussière. Ils apercevaient parfois des collines érodées à l’air fatigué et, en une occasion, un troupeau de chameaux qui trottaient au loin, raides et pompeux. Quand le vent soufflait, une tempête de sable jaune occultait la lumière : du sable au goût de fer qui avait pu se former aussi bien un mois qu’un million d’années plus tôt. Les Mongols, la tête enveloppée d’un tissu, ressemblaient à des Bédouins.

La traversée du désert s’éternisant, Kolya se renferma dans sa coquille. Le cerveau engourdi, les sens émoussés, il restait assis sans un mot à l’arrière du chariot, le visage recouvert d’un foulard pour se protéger de la poussière. La région était si vaste et silencieuse qu’il avait parfois l’impression de ne pas bouger du tout. Il admirait à son corps défendant la force de caractère des Mongols, l’opiniâtre ténacité qui leur permettait de franchir les énormes distances de leur étape asiatique.

À un moment, ils passèrent devant un grand tumulus de pierre et de terre. On aurait dit quelque monstre chtonien luttant pour s’arracher à l’étreinte du sol aride qui l’emprisonnait. Kolya se dit qu’il devait s’agir d’un tombeau scythe, vestige de cette peuplade de cavaliers qui construisaient des yourtes, comme les Mongols, et vivaient avant la naissance du Christ. Le tumulus paraissait récent, ses pierres n’avaient subi aucune érosion… mais la tombe avait été violée, dépouillée de l’or et des richesses qu’elle pouvait avoir contenus.

Puis ils rencontrèrent un vestige presque moderne. Kolya ne fit que l’entrevoir de loin : des granges de béton au toit de tôle ondulée, des silos, ce qui ressemblait à un convoi de tracteurs mangés par la rouille. Sans doute un programme agricole gouvernemental, apparemment abandonné longtemps avant la Discontinuité. Peut-être qu’en s’éloignant de la Mongolie centrale ils laissaient derrière eux le centre de gravité de l’histoire de ce vaste continent, le règne terrible de Gengis Khan ; peut-être qu’ici les débris du temps disloqué avaient été plus libres de se déposer à leur guise, entraînant avec eux des naufragés de plus lointains horizons. Les éclaireurs mongols allèrent inspecter le site, tripotèrent quelques bouts de tôle ondulée couverts de rouille, déclarèrent le tout sans intérêt.

Le paysage évoluait lentement. Ils passèrent près d’un lac – à sec, une simple croûte de sel. Sur ses rives, des lézards filaient entre les rochers et des nuées de mouches assaillaient les chevaux. Kolya fut stupéfait d’entendre le cri désolé de mouettes, car on pouvait difficilement concevoir un endroit plus éloigné de la mer que cette portion de territoire desséché. Ces oiseaux avaient peut-être suivi le réseau compliqué de rivières asiatiques pour venir se perdre en ce lieu. Le parallèle avec sa propre situation était évident, l’ironie banale.

Et le voyage se poursuivit.

Pour quitter la Mongolie, il fallait traverser les monts de l’Altaï. Jour après jour, le sol s’élevait, de plus en plus fertile et mieux irrigué. Par endroits, il y avait même des fleurs : une fois, Kolya trouva des primevères, des anémones et des orchidées échouées sur un fragment moribond de steppe printanière. Ils traversèrent une large plaine marécageuse où des pluviers tournoyaient au-dessus d’une herbe détrempée et où les chevaux avançaient d’un pas lourd dans une eau noire qui leur montait aux paturons.

Puis le terrain redevint montagneux. L’armée s’engagea dans un dédale de gorges, chacune plus étroite et plus profonde que la précédente. Quand les Mongols se hélaient, l’écho de leurs voix se répercutait sur les parois. Kolya voyait parfois la silhouette caractéristique d’un aigle se découper sur les cieux plombés. Les généraux de Gengis Khan s’inquiétaient de leur vulnérabilité en cas d’embuscade.

Ils parvinrent enfin dans un vaste canyon encaissé entre des murailles de roc déchiquetées qui s’élevaient vers le ciel. Arrivés à l’autre bout, ils débouchèrent au pied d’une énorme montagne au sommet aplati maculée de coulées de neige et de glace qui faisaient songer aux fientes de gigantesques oiseaux. Kolya se retourna et vit l’armée de Gengis Khan étirée dans toute la longueur du canyon, hommes et animaux couleur de boue, avec çà et là l’éclat d’une armure polie. Cette mince colonne paraissait minuscule au pied des vertigineux sommets de roc violacé.

Ils poursuivirent leur chemin, suivant la frontière nord-ouest de la Chine moderne en direction du Kirghizistan. Après cela, il ne leur fallut que quelques jours pour atteindre une ville.

Les Mongols, adeptes des techniques de renseignement, envoyèrent des éclaireurs et des espions rôder autour de la cité, puis des émissaires qui se présentèrent avec assurance dans ses rues. Ses habitants en casquette plate et veste ajustée vinrent à leur rencontre, les bras écartés en signe d’amitié envers ces inconnus au fumet puissant.

L’endroit était manifestement moderne, ou presque. Cette nouvelle parut arracher brusquement Kolya à la transe dans laquelle l’avait plongé le voyage. Il eut un choc en apprenant que l’armée voyageait depuis près de trois mois.

Cela devait marquer le début de la dernière étape de son itinéraire personnel.



Zabel avait été envoyée en avant aider aux repérages. Elle estima qu’il s’agissait de Bichkek, la capitale du Kirghizistan moderne. L’endroit tel qu’ils l’avaient trouvé remontait manifestement à une époque préélectrique, mais il y avait des minoteries et des usines.

— Ça doit dater de la fin du XIXe siècle, en conclut-elle.

Des routes empierrées menaient à la ville, mais elles étaient coupées net par les failles temporelles à environ un kilomètre de celle-ci.

D’autres éclaireurs furent envoyés, accompagnés de Kolya pour leur servir d’interprète. La ville était agréable, avec ses avenues bordées d’arbres qui commençaient néanmoins à roussir sous les pluies acides persistantes. En souvenir d’un passé plus lointain, son artère principale s’appelait « avenue de la Route de la Soie». Les citadins, coupés du monde et n’ayant aucune idée de ce qui s’était passé, étaient perturbés de n’avoir pas eu la visite de leurs inspecteurs des impôts et voulaient savoir si on avait reçu des directives de Moscou, des nouvelles du tsar. Kolya brûlait de leur parler directement, mais les Mongols l’en empêchèrent.

Il était excité par la ville, l’endroit le plus moderne qu’ils aient rencontré jusque-là. Il s’y trouvait sûrement une base matérielle et intellectuelle sur laquelle construire quelque chose. Il pressa Yeh-lü de nouer des contacts amicaux. Mais ses prières tombèrent dans l’oreille d’un sourd et il commença à s’inquiéter : les Mongols n’aimaient pas les villes et ne connaissaient qu’une façon de traiter avec elles. Zabel ne voulait pas le soutenir ; elle se contentait de regarder et d’attendre, jouant son propre jeu retors.

Kolya assista en partie à ce qui suivit.

Les Mongols arrivèrent de nuit, chevauchant en silence. Puis ils chargèrent en poussant des hurlements qui, mêlés au galop de leurs chevaux, arrachèrent la petite cité au sommeil. La tuerie partit de l’avenue principale pour balayer la ville, carnage déferlant telle une vague frangée de l’écume sanglante des massacres. Les citadins ne purent opposer aucune résistance en dehors de quelques tirs futiles d’antiques pétoires.

Gengis Khan avait ordonné que le dirigeant de la ville lui soit amené vivant. Le maire ayant essayé de se cacher avec sa famille dans la petite bibliothèque municipale, le bâtiment fut démoli brique par brique, son épouse tuée sous ses yeux, ses filles violées, et lui-même piétiné à mort.

Les Mongols ne trouvèrent pas grand-chose à piller. Ils démantelèrent la petite presse d’imprimerie du journal local dont ils emportèrent le métal pour le fondre et le réutiliser. Quand ils prenaient une ville, leur habitude était de choisir des artisans et autres individus qualifiés pouvant plus tard leur être utiles, mais à Bichkek ils ne furent pas capables de reconnaître grand-chose de ce qu’ils trouvèrent : les compétences d’un horloger, d’un comptable ou d’un avocat n’avaient aucun sens à leurs yeux. Peu d’hommes furent laissés en vie. La plupart des enfants et certaines des plus jeunes femmes furent faits prisonniers, et beaucoup de ces dernières violées. Tout cela était accompli mécaniquement, sans y prendre plaisir, même aux viols ; c’était juste leur façon de faire.

Quand ils en eurent terminé, ils incendièrent tout aussi mécaniquement la ville.

Les survivants furent rassemblés en plein air à proximité du camp de Gengis Khan, où ils se pelotonnèrent misérablement. Aux yeux de Kolya, ils ressemblaient à tous les paysans du monde, mais leurs pantalons et leurs gilets, leurs grosses jupes et leurs foulards retenaient les regards des Mongols. Une beauté de quinze ans nommée Natacha, fille d’un aubergiste, fut sélectionnée pour Gengis Khan en personne. Il se réservait toujours les plus belles femmes et en fécondait la plupart. Il avait l’intention d’emmener avec lui les prisonniers, car on pouvait toujours trouver une utilité à ces pauvres bougres… en les poussant devant soi pour aller au combat, par exemple. Mais quand il apprit qu’un membre de la famille royale avait été blessé par la balle d’un notaire au regard fou, il ordonna de les tuer tous. Les appels à la clémence de Yeh-lü ne servirent à rien. Les femmes et les enfants se soumirent docilement.

Quand l’armée se remit en marche, la ville était réduite à des ruines fumantes et il ne restait presque plus rien des bâtiments en dehors de leurs fondations. Les Mongols laissaient derrière eux un amas de têtes coupées, dont certaines pathétiquement petites. Quelques jours plus tard, Gengis ordonna à son arrière-garde de retourner en ville. Une poignée de citadins avaient échappé au massacre, cachés dans des caves ou autres. Les Mongols les débusquèrent et les mirent à mort, après s’être divertis un moment de plus.

Zabel n’eut aucune réaction devant ce carnage, elle ne manifesta pas la moindre émotion. Mais pour Kolya, après Bichkek, la ligne de conduite à suivre était claire.

L'Oeil du temps
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