22

LA CARTE

Ce qui dérangeait le plus Kolya, c’était la saleté. Au bout de quelques jours dans la cité de tentes, il se sentait aussi crasseux qu’un Mongol, et couvert d’autant de poux… En fait, il pensait que ces parasites l’avaient pris pour cible privilégiée, voyant en lui une source de viande fraîche encore inexploitée. S’il ne finissait pas empoisonné par ce qu’on lui faisait manger, il mourrait probablement vidé de son sang.

Mais Zabel disait qu’il fallait s’adapter.

— Regarde Yeh-lü, disait-elle. C’est un individu civilisé. Tu penses qu’il a grandi dans la merde ? Bien sûr que non. Et s’il peut le supporter, toi aussi.

Elle avait raison, évidemment. Mais ça ne rendait pas plus facile la vie chez les Mongols.



Apparemment, Gengis Khan était patient.

Le monde avait été victime d’un phénomène incompréhensible qui avait fait voler son empire en éclats, comme le montrait la désorganisation du yam, ce vaste réseau de messagers et de relais. Eh bien, il avait déjà bâti un empire et, monde en miettes ou pas, il recommencerait – lui ou les meilleurs de ses fils. Yeh-lü lui conseillait toutefois de différer ses projets. Il était d’usage pour les Mongols d’attendre d’avoir rassemblé des renseignements avant de décider de quel côté frapper et Gengis Khan écoutait ses conseillers.

Il était néanmoins conscient, pendant cette période de délibération, de la nécessité de garder ses troupes occupées et de les maintenir en forme. Il instaura un rigoureux programme d’entraînement, à base de longues marches forcées et d’exercices à cheval. Et il donna l’ordre d’organiser une « battue ». Ce devait être une chasse gigantesque couvrant des dizaines de kilomètres carrés et exigeant une semaine de préparatifs. Elle permettrait d’exercer les troupes à la manœuvre, au maniement des armes, au respect de la discipline, à la maîtrise des signaux de communication et aux privations. C’était un événement important : la chasse était à la base des méthodes militaires des Mongols et de l’image que ceux-ci se faisaient d’eux-mêmes.

Pendant ce temps, Zabel explorait la ville de yourtes. Elle s’intéressait particulièrement aux soldats, dans l’espoir d’apprendre leurs techniques de combat.

Pour les guerriers mongols, elle était surtout source d’agacement. Kolya avait découvert que, bien que la façon habituelle de faire sa cour soit d’aller kidnapper sa future épouse dans la yourte du voisin, les femmes jouissaient d’une influence étonnante dans la société mongole – tant qu’elles étaient membres de la famille impériale, en tout cas. Börte, la première épouse de Gengis Khan, qui avait le même âge que l’empereur, avait une voix déterminante dans les processus de décision de la cour. Mais les femmes ne se battaient pas. Les guerriers se méfiaient de cette étrangère aux vêtements orange tombée du ciel et ils n’étaient pas disposés à se soumettre à ses inspections.

Ils durent réviser leur opinion quand un cavalier, ivre de vin de riz et oubliant le pouvoir des puissances célestes, tenta d’arracher sa combinaison à Zabel. C’était un homme robuste et râblé, un ancien de la première incursion mongole en Russie et, par conséquent, probablement responsable de centaines de morts… mais il ne faisait pas le poids face à une adepte des arts martiaux du XXIe siècle. Un sein dénudé, Zabel le terrassa en quelques secondes et le laissa hurlant à terre avec une double fracture à la jambe.

À la suite de cet incident, le prestige de Zabel s’accrut rapidement. On la laissa aller et venir à sa guise… et elle s’assura que le récit de sa victoire, convenablement enjolivé, parviendrait bien aux oreilles de la cour. Mais Kolya sentait qu’elle rendait les Mongols de plus en plus nerveux, ce qui n’était sûrement pas une bonne chose.

En fait, lui aussi, elle le rendait nerveux. Elle avait depuis longtemps oublié sa peur et, plus les jours passaient, plus elle repoussait impunément une barrière après l’autre et plus se renforçaient sa confiance en elle et sa détermination. C’était comme si le fait de se retrouver échouée dans ce bout de XIIIe siècle avait libéré en elle un instinct primitif.

De son côté, Kolya passait son temps avec Yeh-lü, l’administrateur en chef de l’Empire.

Né dans une des nations voisines, Yeh-lü avait été ramené dans le camp mongol comme prisonnier ; astrologue de formation, il avait rapidement gravi les échelons dans cet empire d’illettrés. En prince avisé, Gengis Khan l’avait chargé, avec d’autres hommes instruits de la cour, d’administrer son empire naissant.

Yeh-lü avait pris la Chine comme modèle du nouvel État. Il avait choisi les plus capables des prisonniers que ramenaient les Mongols de leurs expéditions dans le nord de ce pays pour l’aider dans son projet, de même qu’il avait récupéré dans leur butin livres et médicaments. Le recours à la pharmacopée et aux méthodes chinoises lui avait une fois permis de sauver de nombreuses vies lors d’une épidémie, racontait-il avec modestie.

Yeh-lü essayait de modérer la cruauté des Mongols en faisant appel à de plus hautes ambitions. Gengis Khan avait été jusqu’à envisager de vider la Chine de ses habitants pour fournir de plus vastes pâturages à ses chevaux, mais Yeh-lü l’en avait dissuadé :

— Les morts ne paient pas de tribut, avait-il fait remarquer.

Kolya le soupçonnait d’avoir pour ambition de civiliser les Mongols en permettant aux cultures qu’ils avaient conquises de les assimiler – tout comme la Chine avait absorbé et acculturé de précédentes vagues d’envahisseurs des steppes nordiques.

Kolya ne savait pas comment tournerait son aventure personnelle. Mais, s’il restait coincé sur Mir, c’était dans des gens comme Yeh-lü qu’il voyait le meilleur espoir d’avenir. Il était donc ravi de s’entretenir de la nature du nouveau monde et de dresser des plans avec lui.

La carte de la planète ébauchée sur le sol par Zabel avait impressionné Yeh-lü. Avec Kolya, il dessinait maintenant une carte détaillée du monde basée sur les souvenirs du cosmonaute et les données du Soyouz. En homme intelligent, il n’avait eu aucun mal à accepter que le monde était une sphère – comme les Grecs, les lettrés chinois avaient depuis longtemps remarqué la courbure de l’ombre de la Terre projetée sur la Lune au cours des éclipses – et il lui avait été facile de comprendre la projection d’un tel objet sur une surface plane.

Après quelques esquisses préliminaires, il avait rassemblé une équipe de scribes chinois qui s’étaient mis au travail sur une immense version sur soie de cette carte. Une fois terminée, celle-ci couvrirait le sol d’une des yourtes dans le grand pavillon de l’empereur.

Yeh-lü était fasciné par l’image qu’il voyait émerger. Il avait été surpris de constater quelle petite portion de l’Eurasie il restait à conquérir par les Mongols ; du point de vue de cet empire à l’échelle d’un continent, il n’y avait qu’un pas de la Russie à la côte Atlantique. Mais Yeh-lü s’inquiétait de savoir comment il présenterait la carte à Gengis Khan, avec tant de territoires dans le Nouveau Monde, l’Extrême-Orient et l’Océanie, l’Afrique du Sud et l’Antarctique, dont l’empereur n’avait jamais entendu parler.

Le travail des scribes était vraiment magnifique, avec les calottes polaires délicatement tissées de fil blanc, les principales rivières soulignées d’or filé, les emplacements des grandes villes marqués par des pierres précieuses, le tout couvert de la méticuleuse écriture mongole – Kolya avait d’ailleurs été surpris d’apprendre que les Mongols n’avaient pas d’écriture avant Gengis Khan, qui avait adopté celle de ses voisins ouïgours.

Les scribes étaient légitimement fiers de leur ouvrage et Yeh-lü les traitait bien, les félicitant quand ils l’avaient mérité. Mais ce n’étaient que des esclaves, capturés lors d’un raid contre l’un ou l’autre des royaumes de Chine. Kolya, qui n’avait jamais rencontré d’esclaves, ne pouvait s’empêcher d’être fasciné. Leur attitude était en permanence soumise, les yeux baissés, et les femmes, en particulier, évitaient tout contact avec les Mongols. Elles étaient peut-être privilégiées de travailler pour Yeh-lü, mais c’étaient des vaincues, de simples possessions.

Kolya avait le mal du pays : sa femme et ses enfants, perdus dans les tourbillons du temps, lui manquaient. Mais chacune de ces malheureuses avait été arrachée à son foyer et avait vu sa vie saccagée, non par une manipulation quasi divine du temps et de l’espace, mais simplement par la cruauté d’autres êtres humains. Leur triste sort ne lui rendait pas sa propre situation plus facile à supporter, mais il lui évitait la tentation de s’apitoyer sur lui-même.

S’il lui était difficile d’accepter la condition des esclaves, Kolya trouvait du réconfort dans l’intelligence civilisée de Yeh-lü. Au bout de quelque temps, il en vint à trouver plus facile d’accorder sa confiance à cet homme du XIIIe siècle qu’à Zabel, sa contemporaine.

Zabel s’impatientait de ces interminables séances de cartographie. Et elle n’était pas impressionnée par les plans que Yeh-lü s’efforçait d’assembler pour les présenter à Gengis Khan.

Aux yeux de Yeh-lü, la première des priorités devait être la consolidation de l’Empire. Les Mongols avaient fini par dépendre de l’importation de céréales, de vêtements et autres denrées essentielles, le commerce était donc pour eux d’une importance primordiale. Comme il restait peu de liens viables avec la Chine, c’était cette principale et plus riche partie de l’empire asiatique de Gengis Khan qu’il fallait explorer en premier. Kolya insista pour envoyer aussi un détachement dans la vallée de l’Indus à la recherche de Casey et des autres naufragés de son époque.

Mais ce n’était pas assez audacieux pour Zabel. Au bout d’une semaine, elle entra dans la chambre de Yeh-lü et planta un couteau dans la carte du monde. Les scribes s’égaillèrent comme une volée de moineaux. Yeh-lü la dévisagea avec un intérêt glacial.

— Zabel, nous sommes toujours étrangers ici…, commença Kolya.

— Babylone, dit-elle avec un geste vers son couteau, encore vibrant au cœur de l’Irak. C’est là que le Khan devrait concentrer ses forces. Greniers à céréales, voies commerciales, intimidation des paysans chinois… tout ça, c’est de la merde à côté de Babylone. C’est là que se trouve le véritable pouvoir dans ce nouveau monde – tu le sais aussi bien que moi, Kolya –, un pouvoir dont la manifestation a déchiré l’espace et le temps eux-mêmes. Si le Khan met la main dessus, sa divine mission de gouverner la planète pourrait finalement s’accomplir, peut-être même de son vivant.

En anglais, incompréhensible pour leurs interprètes, Kolya dit :

— Un tel pouvoir, entre les mains de Gengis Khan ? Zabel… tu es folle.

Elle le regarda, l’œil étincelant :

— Nous avons huit siècles d’avance, ne l’oublie pas. Nous pouvons contrôler ces sauvages.

Elle agita la main au-dessus de la carte du monde, comme pour en prendre possession.

— Il faudrait des générations pour construire quelque chose se rapprochant d’une civilisation moderne sur les débris d’histoire dont nous avons hérité. En nous appuyant sur les Mongols, nous pourrions réduire ça à moins d’une vie. Kolya, nous pouvons y arriver. En fait, c’est davantage qu’une occasion, c’est un devoir.

Devant la détermination de cette femme, Kolya se sentait dépassé.

— Mais c’est un cheval enragé que tu essaies d’enfourcher…

Yeh-lü se pencha vers eux. Par l’intermédiaire de Basile, il dit :

— Veuillez parler dans nos langues communes.

Ils s’excusèrent et Kolya lui rapporta une version expurgée de leur discussion.

Yeh-lü retira délicatement le poignard de la carte chatoyante et tira sur les fils coupés.

— Votre affaire n’est pas gagnée, dit-il à Zabel. Nous pourrions effectivement refermer la main sur le cœur battant de ce nouveau monde. Mais, si nous mourons de faim, il nous sera impossible de conserver notre prise.

Elle secoua la tête :

— Je vais en parler au Khan. Lui ne sera pas timoré au point de laisser échapper une telle occasion.

Le visage de Yeh-lü se referma. Kolya ne l’avait jamais vu si près de se mettre en colère.

— Envoyée du Ciel, tu n’as pas encore l’oreille de Gengis Khan.

— Attends un peu, dit-elle en anglais, et elle sourit d’un air provocant, visiblement sans crainte.

L'Oeil du temps
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