12

GLACE

Le jour où la mission de reconnaissance devait se mettre en route, le clairon sonna le réveil à 5 heures du matin. Bisesa ouvrit un œil vague, pas encore tout à fait habituée à cette nouvelle zone temporelle, et partit chercher ses compagnons.

Après un rapide petit déjeuner, la colonne se forma, légèrement chargée. Une escouade de vingt soldats, principalement composée de cipayes et placée sous le commandement du caporal Batson nouvellement promu, avait été désignée pour escorter Bisesa… et il y avait aussi Josh et Ruddy, tous deux ayant fait valoir avec insistance qu’ils ne pouvaient pas rater cette balade. Tout le monde allait à pied : le capitaine Grove, avec raison, ne voulait risquer aucun de ses mulets, dont le nombre s’amenuisait. Il n’était pas non plus très chaud pour permettre aux journalistes de participer à cette expédition. Mais on n’avait signalé la présence d’aucun Pachtoun dans le secteur, les patrouilles n’avaient pas essuyé le feu d’un seul tireur embusqué. Même leurs villages avaient l’air d’avoir disparu, comme si en dehors de Jamroud l’humanité avait été balayée de la planète. Grove avait accepté avec réticence de laisser partir Josh et Ruddy, mais il avait insisté pour que le détachement maintienne en toutes circonstances une stricte discipline militaire.

Ils se mirent en route. Jamroud eut bientôt disparu à l’horizon et, en dehors d’eux, le monde semblait désert. C’était le dixième jour après l’accident.

La progression était difficile. Ils avançaient dans une région de montagnes désertiques. À midi, la température était déjà torride, même si ce n’était encore que le mois de mars-à condition que l’on soit toujours vraiment en mars 1885, bien sûr – et on prévint Bisesa que, la nuit, elle descendrait au-dessous de zéro. La jeune femme espérait malgré tout ne pas trop en pâtir dans sa combinaison de vol, taillée dans un tissu toutes saisons fabriqué en 2037. Les soldats britanniques étaient bien plus pauvrement équipés, avec leurs vestes de serge et leurs casques coloniaux, et chargés de tout leur barda : armes, munitions, matériel de couchage, rations de campagne, eau. Mais ils ne se plaignaient pas, manifestement habitués à cet équipement et sachant en pallier les défauts, par exemple en urinant sur leurs bottes pour en assouplir le cuir.

À mesure qu’ils progressaient, conformément aux consignes militaires, Batson envoyait des hommes en éclaireurs. Dans un pays tout en crêtes et en collines, trois ou quatre soldats, couverts par les fusils de leurs camarades, partaient en avant pour se poster au sommet d’une position élevée dominant la piste qu’ils devaient suivre, afin de s’assurer qu’il ne s’y cachait pas de Pachtouns. Arrivés plus au nord, certaines collines s’élevaient à trois cents mètres ou davantage au-dessus de la piste et il pouvait se passer plus de quarante minutes avant que les éclaireurs en atteignent le sommet, mais même ainsi, le reste de la colonne ne repartait pas tant qu’ils n’étaient pas en position et n’avaient pas confirmé que la voie était libre. C’était frustrant, mais cette procédure les obligeait à beaucoup de haltes, ce qui leur donnait l’occasion de se reposer. Ils n’en arrivaient pas moins à couvrir des distances respectables.

En chemin, ils rencontrèrent d’autres Œils : tous les quelques kilomètres, ils en voyaient un qui planait en silence. Tous étaient apparemment identiques à celui de Jamroud et Batson notait leur position sur une carte. Ils leur étaient vite devenus aussi familiers que le premier et personne ne semblait plus les remarquer… personne, sauf Bisesa. Elle trouvait difficile de leur tourner le dos, comme si c’étaient vraiment des yeux qui la regardaient passer.

Tandis qu’ils traversaient une étendue particulièrement désolée, Ruddy s’exclama soudain, en lui montrant la file de cipayes qui s’étirait devant eux :

— Quel endroit ! Des spécimens d’humanité brute, écrasés entre un ciel vide et la terre desséchée qu’ils foulent aux pieds. L’Inde tout entière est plus ou moins comme ça, vous savez. Simplement, la Frontière l’est encore plus que le reste… une sorte de quintessence absolue. Il est difficile d’y conserver le moindre dogmatisme.

— Vous êtes un curieux mélange de jeune homme et de vieillard, Ruddy.

— Hein ? Merci. Je suppose que toute cette marche à pied vous semble primitive, avec vos machines volantes et autres boîtes parlantes, ces merveilleuses diableries guerrières du futur !

— Pas du tout. Je suis moi-même un soldat, ne l’oubliez pas, et j’ai fait ma part de marches d’entraînement. La discipline est la force des armées, indépendamment de la technologie. De toute façon les forces britanniques étaient – pardon, sont – technologiquement en avance pour leur époque. Vos télégraphes peuvent transmettre un message d’ici à Londres en quelques heures, vous avez les navires les plus modernes du monde et vos chemins de fer vous permettent de voyager rapidement par voie de terre. Vous possédez ce que nous appellerions une capacité de réaction rapide.

Il acquiesça.

— Une capacité qui a permis aux habitants d’une petite île de bâtir un empire planétaire et de le conserver, madame.

Comme compagnon de route, Ruddy était toujours intéressant, à défaut d’être toujours agréable. Ce n’était assurément pas un soldat. Porté à l’hypocondrie, il se plaignait sans cesse de ses pieds, de ses yeux, de ses maux de tête, de son dos et de toutes sortes d’autres choses qui le rendaient « patraque ». Mais il continuait à avancer. Durant les pauses, il s’asseyait à l’ombre d’un arbre ou d’un rocher pour griffonner des notes ou des bouts de poème dans un calepin délabré. Quand il écrivait de la poésie, il chantait en boucle une petite mélodie sur laquelle appuyer sa métrique. C’était un écrivain brouillon qui, par ses mouvements brusques, impulsifs, épointait ses crayons et crevait son papier.

Bisesa n’arrivait toujours pas à croire que c’était lui. Pour sa part, il essayait sans arrêt de l’amener à lui parler de son avenir.

— Nous en avons déjà discuté, répondait-elle fermement. Je ne pense pas en avoir le droit. Et je ne pense pas que vous vous rendiez compte à quel point cette expérience est étrange pour moi.

— Pourquoi donc ?

— Pour moi, vous êtes Ruddy, en chair et en os et bien vivant. Et pourtant une ombre du futur s’étend sur vous, une ombre projetée par le Kipling que vous allez devenir.

— Grands dieux, murmura Josh. Je n’avais pas pensé à ça.

— De plus…, dit-elle en englobant d’un geste le paysage désertique environnant, les choses ont pour le moins changé. Qui sait si les détails de votre biographie sont encore votre véritable destinée ?

— Ah, dit vivement Ruddy. Mais dans ce cas – si mon avenir perdu est devenu un fantasme, le rêve tentateur d’un noir démon –, quel mal cela peut-il faire que vous m’en parliez ?

Bisesa secoua la tête.

— Ruddy, ne vous suffit-il pas que votre nom m’ait été connu dans cent cinquante ans d’ici ?

Ruddy acquiesça, non sans sagesse.

— Vous avez raison… savoir cela est plus que n’en connaîtront jamais bien des hommes et je devrais être reconnaissant à je ne sais quelle divinité aux bras multiples de me l’avoir accordé.

— Ruddy, comment peux-tu le prendre avec un tel naturel ? le taquina Josh. Tu es l’individu le plus vaniteux que j’aie jamais rencontré. Vous savez, Bisesa, il était convaincu d’être destiné à de grandes choses longtemps avant que vous apparaissiez dans nos vies. Maintenant, il veut l’entendre de votre bouche à vous, une correspondante du futur… Je crois qu’il s’imagine que tous ces bouleversements ont été organisés rien que pour lui !

Rien de tout cela ne faisait perdre contenance à Ruddy.

Au cours de cette première journée de marche, ils furent confrontés à une nouvelle bizarrerie.

Ils parvinrent à une brusque dénivellation de terrain. C’était comme une marche, taillée dans le sol rocailleux, haute d’environ cinquante centimètres. La face exposée de la cassure était verticale et lisse comme un miroir, et elle s’étirait en ligne droite d’un horizon à l’autre. Il aurait été assez facile de la franchir d’un bond, mais les soldats tournaient en rond devant, indécis.

Josh rejoignit Bisesa.

— Eh bien, dit-il, que pensez-vous de ça ? On dirait que quelqu’un a raccordé ensemble deux morceaux du monde.

— Je pense que c’est exactement ça, Josh, murmura-t-elle en s’accroupissant pour toucher la surface lisse. Nous sommes dans une région tectoniquement active – l’Inde entre en collision avec l’Asie –, si on prend deux morceaux de terrain, séparés dans le temps par quelques centaines de milliers d’années, c’est le genre de différence de niveau à laquelle il faut s’attendre…

— Je ne vous suis pas bien, avoua Josh.

Elle avança prudemment le bras jusqu’à ce que ses doigts aient dépassé la ligne de rupture, puis elle ramena vivement sa main.

À quoi t’attendais-tu, Bisesa… à un champ de force ? se demanda-t-elle.

Sans hésiter davantage, elle sauta sur la « marche » et fit quelques pas… dans le futur, ou dans le passé.

Josh et les autres escaladèrent la cassure à sa suite, puis ils se remirent en route.

Lors de l’arrêt suivant, elle jeta un coup d’œil, sur la joue de Ruddy, à la marque que ce dernier appelait sa « plaie de Lahore ». Il la pensait causée par une piqûre de fourmi et la prescription de cocaïne de son médecin était restée sans effet contre elle. Bisesa n’avait que quelques notions de médecine tropicale, mais cela lui évoquait la leishmaniose, une affection due à un parasite transmis par des insectes, les phlébotomes. Elle le soigna avec le contenu de sa trousse médicale. La tache ne tarda pas à s’éclaircir. Ruddy devait dire plus tard que ce petit incident l’avait convaincu plus que n’importe quoi d’autre, même l’arrivée spectaculaire de Bisesa dans un hélicoptère en perdition, que celle-ci venait vraiment du futur.



Vers 16 heures, Batson décréta une halte.

Les soldats commencèrent à dresser le camp pour la nuit au pied d’une colline. Ils formèrent les faisceaux, se défirent de leur équipement et de leurs bottes pour enfiler les chaplies – sandales – qu’ils transportaient dans leur paquetage. Ils distribuèrent de petites pelles et tous, y compris Josh, Bisesa et Ruddy, entreprirent de monter un muret avec de la pierraille et de creuser des fosses où dormir dans l’intention de se protéger d’éventuelles attaques des Pachtouns, même s’ils n’en avaient pas vu un de la journée. C’était un travail pénible, après une journée de marche, mais il fut terminé en près d’une heure. Bisesa se porta volontaire pour « faire le gâfe », ce qui signifiait monter la garde, expliqua-t-elle à Josh. Batson refusa poliment.

Ils s’installèrent pour le dîner : uniquement de la viande bouillie et du riz, mais cela ne leur en paraissait pas moins appétissant après cette longue journée. Josh s’arrangea pour être assis près de Bisesa. Il la vit ajouter de petits comprimés à sa nourriture et à son eau des « Puritabs » qu’elle lui dit destinés à la protéger des infections par de l’eau contaminée ; ses réserves de ces petits miracles du XXIe siècle ne dureraient pas à jamais, mais peut-être assez longtemps pour permettre à son organisme de s’acclimater… du moins l’espérait-elle.

Elle se pelotonna dans sa fosse sous son poncho ultraléger, avec sa ceinture multipoches repliée en guise d’oreiller. Elle prit un petit appareil bleu ciel qu’elle appelait « portable » et le posa par terre devant elle. En un sens, cela ne surprit pas Josh quand l’objet se mit à parler à Bisesa :

— Un peu de musique, Bisesa ?

— Quelque chose d’entraînant.

De la musique jaillit de la petite machine, vive et criarde. Les soldats se tournèrent vers elle et Batson intima sèchement :

— Pour l’amour de Dieu, baissez-moi ça !

Bisesa obtempéra, mais elle laissa la musique jouer en sourdine. Ruddy avait plaqué d’un geste théâtral ses mains sur ses oreilles.

— Par tous les dieux ! Quelle barbarie est-ce là ?

Bisesa rit.

— Allons, Ruddy. C’est une adaptation orchestrale de quelques vieux classiques du gangsta rap. Ça date de plusieurs dizaines d’années… c’est de la musique de grand-mère ! Ruddy se racla la gorge comme s’il avait cinquante ans.

— Il m’est impossible de croire que des Européens seront jamais séduits un jour par de tels rythmes.

Puis, ostensiblement, il ramassa sa couverture et se dirigea vers le coin le plus éloigné du bivouac.

Josh resta seul avec Bisesa.

— Naturellement, il vous aime bien, vous savez.

— Qui ça, Ruddy ?

— C’est déjà arrivé… Il est attiré par les femmes plus âgées et qui ont du caractère… C’est une tendance, chez lui. Peut-être verra-t-il en vous une de ses « muses », comme il les appelle. Et peut-être, même si sa destinée a maintenant changé, cette saisissante expérience fournira-t-elle de nouvelles idées créatives à cet homme si imaginatif.

— Je crois qu’il a écrit quelques récits d’anticipation, dans son ancienne ligne temporelle.

— Il pourrait alors y avoir plus gagné que perdu…

Elle tripotait son portable, écoutant sa musique bizarre, avec une expression qu’adoucissait un genre de nostalgie inversée, une nostalgie du futur. Il risqua :

— Est-ce que votre fille aime cette musique ?

— Elle l’aimait quand elle était petite. Nous dansions ensemble dessus. Mais elle est trop grande pour ça, maintenant, du haut de ses huit ans. Elle aime les stars du new synth – entièrement engendrées par ordinateur… euh, par des machines. Les petites filles aiment que leurs idoles soient sécurisantes, vous savez, et qu’y a-t-il de plus sécurisant qu’un personnage virtuel ?

Il n’y comprenait pas grand-chose, mais il était fasciné par ce nouvel aperçu d’une culture qu’il arrivait tout juste à appréhender.

— Il doit y avoir quelqu’un d’autre qui vous manque… de l’autre côté, dit-il prudemment.

Elle le regarda dans les yeux, le regard voilé, et il comprit, à son grand dépit, qu’elle savait exactement où il voulait en venir.

— Je vis seule depuis un moment, Josh. Le père de Myra est mort et personne ne l’a remplacé, dit-elle, la tête posée sur un de ses bras replié. Vous savez, à part Myra, ce ne sont pas tant les gens qui me manquent que tout le reste. Ce petit téléphone devrait me relier au monde, à la planète entière. Sur le moindre pan de mur, il y a des animations – publicités, infos, musique, couleurs – vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’est un tourbillon permanent d’informations.

— Cela doit faire bien du tapage.

— Peut-être, mais j’y suis habituée.

—On peut trouver ici toutes sortes d’agréments. Respirez… Vous sentez ? Le givre qui s’annonce déjà dans l’air… le feu de camp – vous apprendrez vite à reconnaître un bois de l’autre à la seule odeur de sa fumée, vous savez…

— Il y a autre chose, murmura-t-elle. Une senteur musquée. Comme dans un zoo. Il y a des animaux, près d’ici. Des animaux qui ne devraient pas y être, même à votre époque.

Il avança impulsivement le bras pour lui prendre la main.

— Nous sommes en sécurité, ici, dit-il.

Elle ne répondit pas, mais ne retira pas sa main et, au bout d’un moment, ne sachant que faire, il la lâcha.

— Je suis un enfant des villes, dit-il. Je suis né à Boston. Alors, tout ça – ces espaces dégagés – c’est nouveau pour moi aussi.

— Qu’est-ce qui vous a conduit jusqu’ici ?

— Rien de prémédité. J’ai toujours été curieux, vous savez… J’ai toujours voulu savoir ce qu’il y avait derrière le coin de la rue, puis après le prochain pâté de maisons. Je n’ai pas cessé de me porter volontaire pour une mission dangereuse après l’autre, jusqu’à ce que j’atterrisse ici, à l’autre bout de la Terre.

— Oh, vous êtes même allé plus loin que ça, Josh. Et je pense que vous êtes tout à fait le genre d’homme à vous sortir de notre étrange aventure.

Elle l’observait, une pointe d’humour dans le regard… se moquant de lui, peut-être.

Il poursuivit, opiniâtre :

— Vous ne ressemblez pas beaucoup aux soldats que je connais.

Elle bâilla.

— Mes parents étaient fermiers. Ils possédaient un important domaine agrobio dans le Cheshire. J’étais leur seul enfant. Je pensais que cette ferme me reviendrait pour la diriger et la développer… J’adorais cet endroit. Mais quand j’ai eu seize ans, mon père a vendu son exploitation sans me prévenir. Je suppose qu’il croyait que je n’étais pas sérieuse en parlant de m’en occuper.

— Mais vous l’étiez.

— Oui. J’avais même fait une demande pour aller au lycée agricole. Cela a ouvert une faille entre nous, ou peut-être cela l’a-t-il révélée. J’ai décidé de partir. Je me suis installée à Londres. Puis, dès que j’en ai eu l’âge, je me suis engagée. Bien sûr, je n’avais aucune idée de ce qu’était l’armée – l’entraînement, les manœuvres, les armes, le travail sur le terrain –, mais j’y ai pris goût.

— Je ne vous vois pas tuer des gens. C’est à ça que servent les soldats.

— Pas à mon époque. Plus dans l’armée britannique, en tout cas. On nous envoie un peu partout dans le monde pour des missions de maintien de la paix. Bien sûr, nous sommes parfois obligés de tuer – ou même de faire la guerre pour faire respecter la paix – et c’est une tout autre histoire.

Il s’allongea, contemplant les étoiles.

— C’est étrange de vous entendre parler de vos problèmes avec votre famille, de malentendus, d’ambitions contrariées. Quand j’y réfléchis, j’aurais tendance à penser que dans cent cinquante ans les gens seront trop avisés pour ça… trop évolués, dirait le professeur Darwin !

— Oh, je ne pense pas que nous soyons très évolués, Josh. Mais nous envisageons plus intelligemment certaines questions. La religion, par exemple. Prenez Abdikadir et Casey. L’un musulman dévot, l’autre chrétien de choc, on pourrait croire qu’ils sont aussi éloignés qu’il est possible. Mais ce sont tous deux des œcumènes.

— C’est un mot grec, comme œcuménique ?

— Oui. Ces dernières décennies, nous sommes passés près d’un conflit ouvert entre islam et chrétienté. Avec un peu de recul, c’est absurde : les deux religions ont de profondes racines communes et toutes deux militent fondamentalement pour la paix. Mais toutes les tentatives de réconciliation par le haut, les rencontres entre évêques et mollahs, ont échoué. Les œcumènes appartiennent à un mouvement de base qui essaie de faire ce dont ont été incapables les contacts au sommet. Discrets au point d’en être presque clandestins, mais ils sont là, à tracer leur route souterraine.

Cette conversation lui fit comprendre à quel point l’époque de Bisesa était éloignée et combien il y comprenait peu de chose.

— Et Dieu a-t-il été banni, à votre époque, comme le prédisent certains penseurs ? demanda-t-il prudemment.

Elle hésita.

— Pas banni, Josh. Mais nous nous comprenons nous-mêmes mieux qu’avant. Nous comprenons pourquoi les hommes ont besoin de dieux. Certains, à mon époque, considèrent toutes les religions comme des affections psychopathologiques. Ils dénoncent ceux qui sont prêts à torturer et à tuer leurs coreligionnaires pour une différence infinitésimale dans l’interprétation d’un obscur point de doctrine. Mais d’autres disent que, malgré tous leurs défauts, les religions sont une tentative pour répondre aux questions les plus fondamentales de l’existence. Même si elles ne nous apprennent rien sur Dieu, elles nous en apprennent certainement beaucoup sur l’essence de l’humanité. Les œcumènes espèrent qu’en unifiant les religions, le résultat ne sera pas une dilution, mais un enrichissement… comme la capacité d’examiner une pierre précieuse sous des angles différents. Et ces timides avancées sont peut-être notre meilleur espoir de voir s’instaurer un jour une société véritablement éclairée.

— Cela paraît utopique. Et ça marche ?

— Lentement, comme le maintien de la paix. Si c’est une utopie que nous bâtissons, nous travaillons dans le noir. Mais ça vaut le coup d’essayer.

— C’est une vision magnifique, s’exclama-t-il dans un souffle. Le futur doit être un endroit merveilleux.

Il se tourna vers elle.

— Comme tout ceci est étrange. Comme c’est grisant – être là avec vous – être naufragés dans le temps, ensemble !…

Elle tendit le bras pour lui poser un doigt sur les lèvres.

— Bonne nuit, Josh.

Elle se tourna sur le côté, blottie sous son poncho.

Il demeura étendu, le cœur battant.



Le lendemain, le terrain s’élevait progressivement, de plus en plus accidenté et désolé. L’air raréfié se faisait plus frais, cruellement froid quand le vent soufflait du nord, malgré le soleil éclatant. Il était maintenant évident qu’il n’y avait rien à redouter des Pachtouns ou de qui que ce soit et, pour avancer plus rapidement, Batson autorisa les soldats à abandonner la lente routine qui leur faisait envoyer des éclaireurs se poster sur les collines.

Si la tenue de vol toutes saisons de Bisesa lui tenait raisonnablement chaud, les autres souffraient. Tout en luttant contre le vent, les soldats se drapaient dans leurs couvertures et râlaient qu’ils auraient dû prendre leurs capotes d’hiver. Josh et Ruddy étaient maussades, renfermés dans leur coquille, comme si le vent les vidait de toute énergie. Personne ne s’était attendu à de telles conditions : même les vieux habitués de la Frontière disaient qu’ils n’avaient jamais vu un froid pareil au mois de mars.

Mais ils marchaient obstinément. La plupart du temps, même Kipling ne se plaignait pas : il avait trop froid pour s’en donner la peine, disait-il.

Quatorze des vingt soldats étaient indiens. Bisesa avait l’impression que les Européens se tenaient à distance des cipayes et que ces derniers étaient moins bien armés et équipés.

— Autrefois, la proportion de soldats britanniques était de un pour dix Indiens, lui expliqua Ruddy. Mais la grande mutinerie a tout changé. Maintenant, il y a un Européen pour trois indigènes. Les meilleures armes et toutes les pièces d’artillerie sont entre les mains des Britanniques, tandis que les Indiens sont le plus souvent employés comme muletiers. Le bon sens commande de ne pas armer et entraîner des mutins éventuels. Songez que l’administration civile de l’Inde n’emploie qu’un gros millier de personnes – tous de braves hommes des plaines – pour diriger un pays de quatre cents millions d’habitants. Ce n’est qu’en s’appuyant sur la force qu’il est possible de réussir un tel bluff.

— Mais c’est la raison pour laquelle vous devez éduquer une élite locale, dit-elle doucement. Ce n’est pas l’Amérique ni l’Australie. Il n’y a aucune chance que les colons britanniques ou leurs descendants surpassent jamais les Indiens en nombre.

Ruddy secoua la tête.

— Vous parlez de notre foule croissante de babus… avec tout le respect que je vous dois ! Cette idée peut prendre à Londres, mais pas ici. Vous devez avoir entendu parler de Lucknow, où les Blancs ont été sauvagement massacrés ! Voilà la poudrière sur laquelle nous sommes assis. Nous détenons peut-être les meilleurs fusils, mais bourrer la tête d’un babu de visions de liberté et d’autodétermination, c’est lui confier les plus puissantes de toutes les armes… armes qu’il n’est pas encore assez mûr pour les utiliser.

Bisesa grinça des dents devant une telle condescendance paternaliste. Mais elle savait que Ruddy était simplement représentatif de son époque et de son milieu. C’était pour elle une consolation de savoir qu’il se trompait complètement sur l’avenir – et même sur ce qui surviendrait de son vivant. La confrontation entre Cosaques et sowars en Asie centrale, si longtemps redoutée par Londres, ne se concrétiserait jamais. En fait, la Russie et la Grande-Bretagne en viendraient à s’allier contre un nouvel ennemi commun, le Kaiser. L’Empire avait toujours été poussé par l’appât du gain, mais le bilan de la présence de la Grande-Bretagne dans la région n’était pas entièrement négatif. Elle avait légué à l’Inde une administration fonctionnelle, et le pays restait, au XXIe siècle, la deuxième démocratie du monde après l’Europe. Mais, malgré ses bonnes intentions, la partition imposée lors de son retrait avait dès le début suscité des tensions qui avaient fini par aboutir à la terrible destruction de Lahore.

Enfin, c’était de l’histoire ancienne. Cela ne faisait que quelques jours qu’ils étaient là et elle pensait avoir déjà détecté un changement d’attitude chez les cipayes. Ils n’étaient plus tout à fait aussi respectueux vis-à-vis des Blancs, comme s’ils avaient eu un aperçu de l’avenir et savaient maintenant que des babus comme Gandhi – et elle-même – finiraient par gagner. Même si sa ligne temporelle finissait par se rétablir, elle ne pouvait croire que ce passage de l’histoire, contaminé par son propre présent, pourrait jamais redevenir exactement comme avant.

Ils se retrouvèrent bientôt en train d’avancer entre des collines escarpées et, avec le vent du nord qui s’engouffrait dans les gorges encaissées, la progression devint plus difficile. Et ce n’étaient encore là que de simples contreforts.

Finalement, au débouché d’une vallée rocailleuse, ils émergèrent en vue des montagnes proprement dites. Leurs sommets étaient couverts de scintillants glaciers gris-blanc qui dévalaient leurs pentes. Même d’où ils se trouvaient, à des kilomètres de distance, Bisesa entendait les gémissements et les craquements des fleuves de glace qui se frayaient un chemin sur leurs flancs ravinés.

Ils s’arrêtèrent net, frappés de stupeur.

— Grands dieux, s’exclama Ruddy. Les cipayes disent que ce n’était pas comme ça, avant.

Bisesa sortit ses lunettes de vision nocturne qu’elle configura en jumelles. Elle scruta le pied des montagnes. Par-delà les pics, la glace s’étendait à perte de vue : c’était la bordure d’une calotte polaire.

— Je crois que c’est un morceau d’ère glaciaire.

Ruddy avait croisé les bras, frissonnant.

— Une ère glaciaire… Oui… J’ai déjà entendu cette expression. Par un certain professeur Agassiz, je crois… Une idée controversée… Elle ne l’est donc plus !

— Un autre glissement temporel ? demanda Josh.

— Regardez.

Bisesa montra le pied des montagnes. Les glaciers s’y interrompaient brusquement, formant une falaise. Mais ils continuaient à descendre lentement, inexorablement, des montagnes, et Bisesa voyait comment la falaise se fissurait et des blocs semblables à de grands icebergs échoués s’en détachaient, révélant des crevasses d’un bleu éclatant. Au pied de la falaise, la glace fondait déjà et de l’eau s’écoulait vers les terrains situés en contrebas.

— Je pense que c’est une nouvelle interface. Comme la marche dans la plaine. Il pourrait s’agir d’un décalage compris entre dix mille et deux millions d’années.

— Oui, dit Josh, dont le souffle s’élevait en panaches de vapeur. Je vois. Une autre frontière entre les mondes… hein, Ruddy ?

Mais le pauvre Ruddy, avec sa myopie, ne pouvait pas voir grand-chose à travers ses lunettes embuées.

— Nous devrions faire demi-tour, dit Batson, claquant des dents. Nous avons vu ce que nous étions venus voir et nous ne pouvons pas aller plus loin.

Ses hommes marquèrent leur approbation.

La radio de Bisesa bipa. Elle sortit son casque de sa poche et le mit sur ses oreilles. C’était un appel de Casey, par ondes courtes. Une des expéditions de reconnaissance de Grove avait repéré ce qui semblait une armée, nombreuse, dans la vallée de l’Indus. Et Casey avait capté un signal sur le récepteur qu’il avait bricolé. Un signal de l’espace. Le cœur de Bisesa se mit à battre plus vite.

Il était temps de repartir.

Avant de tourner les talons, elle parcourut une dernière fois du regard la barrière de glace fondante. Pas étonnant que le temps soit chamboulé, se dit-elle. Cette masse de glace n’était pas censée se trouver là. Les vents glacés qui en soufflaient allaient perturber le climat à des kilomètres à la ronde et sa fonte déclencherait des crues, des inondations. Cela, bien sûr, si la situation restait stable, s’il n’y avait pas de nouvelles discontinuités dans le temps…

Elle entrevit un mouvement. Revenant en arrière, elle augmenta la résolution de l’image. Deux, trois, quatre silhouettes s’avançaient dans l’ombre bleutée des glaciers. Elles marchaient debout et étaient vêtues de quelque chose de sombre et épais, peut-être des peaux de bêtes. Elles portaient des bâtons, ou des épieux. Mais elles étaient courtaudes, trapues, avec des épaules massives et voûtées, des muscles énormes. On aurait dit des footballeurs américains body-buildés. Casey, tu peux aller te rhabiller, se dit-elle. De petits éclats de lumière, régulièrement espacés, planaient au-dessus d’eux : un chapelet d’Œils.

Un des personnages fit halte et se tourna dans sa direction. Avait-il aperçu un reflet sur ses lunettes ? Elle manipula les commandes pour pousser le zoom au maximum. L’image était floue et tremblotante, mais elle distingua un visage : large, presque dépourvu de menton, avec des pommettes marquées, un front fuyant au-dessus d’épaisses arcades sourcilières, une masse de cheveux noirs et un grand nez saillant d’où sortaient des panaches de vapeur blancs et réguliers, comme crachés par quelque moteur invisible. Pas humain – pas tout à fait –, mais pourtant… un souvenir atavique l’avait frappée. Puis l’image se brouilla, se dissolvant en un mélange de bleu et de blanc.

L'Oeil du temps
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