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UN NOUVEAU MONDE

Peu après l’aube, Bisesa et Abdikadir se rendirent à l’épave de l’hélico. La pluie, qui n’avait pas cessé de la nuit, continuait à tomber implacablement, criblant de cratères miniatures la boue de la place d’armes. Abdikadir baissa brièvement la capuche de son poncho et leva le visage vers la pluie pour la goûter.

— Salée, dit-il. Il y a de grosses tempêtes, par là-bas.

Une toile de tente avait été tendue sur le côté de l’hélico accidenté. Blottis sous l’auvent ainsi formé, Casey et les Britanniques étaient si couverts de boue qu’ils avaient l’air modelés dans de la terre. Seul Cecil De Morgan était presque sémillant dans son costume habituel, malgré quelques éclaboussures. Bisesa ne l’avait jamais aimé, mais elle était bien obligée d’admirer son mépris des contingences.

Le capitaine Grove avait exigé de Casey un rapport sur ses découvertes. Appuyé sur une béquille, celui-ci avait donc dessiné à la craie une carte de la planète sur la verrière de l’hélico et posé devant un flexi-écran sur une chaise pliante.

— Bien, dit-il d’un ton enjoué. Tout d’abord, le tableau général.

La dizaine de civils et d’officiers, debout sous l’abri précaire de l’auvent, s’entassèrent pour voir défiler les images d’un monde méconnaissable.

La forme des continents était assez familière. Mais, dans l’intérieur des terres, ce n’était qu’un puzzle de pièces irrégulières allant du brun-vert au blanc sale, qui montrait comment cette bizarre fragmentation temporelle avait affecté le monde entier. Peu de gens semblaient avoir traversé la Discontinuité. Le côté nocturne de la planète était plongé dans une obscurité presque totale, à peine interrompue par une poignée de vaillantes lueurs éparses d’origine humaine. Et il y avait les intempéries. Les océans, les pôles et les masses terrestres engendraient de vastes systèmes dépressionnaires, déclenchant des pyrotechnies orageuses à l’échelle de continents entiers.

Casey tapota sa carte du monde.

— Nous pensons être devant des masses terrestres qui ont été par endroits remplacées par des morceaux d’elles-mêmes provenant d’époques antérieures. Mais, pour autant que nous puissions le savoir – étant donné que le Soyouz n’était pas équipé pour ça –, il n’y a eu qu’un léger décalage dans la disposition générale des masses en question. Ce qui nous limite dans le temps, même si nous pensons que les petits décalages existants pourraient suffire à déclencher des activités volcaniques.

Ruddy levait déjà la main.

— Mais les masses continentales n’ont certainement pas été déplacées comme vous le dites. Comment serait-ce possible ?…

— Pour vous, Alfred Wegener est un gamin de cinq ans, bougonna Casey. Les plaques tectoniques, la dérive des continents, c’est une longue histoire. Croyez-moi sur parole.

— De quel ordre, le décalage dans le temps, Casey ? demanda Bisesa.

— Nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir de morceaux remontant à plus de deux millions d’années.

Ruddy rit, un peu nerveusement.

Seulement deux millions d’années… voilà qui est rassurant, n’est-ce pas ?

— Les tranches temporelles, reprit Casey, s’étendent sans doute de la surface de la Terre jusqu’à une certaine distance de son centre… et peut-être même jusqu’à lui. Chacune est sans doute un grand coin effilé de noyau, de manteau, de croûte terrestre et de ciel.

— Et avec chaque morceau vient sa végétation, ses habitants et une colonne d’air au-dessus ? demanda Grove.

— On dirait bien. Nous pensons que c’est le mélange de ces morceaux qui dérègle le climat.

Il pianota sur son écran, qui afficha des images d’énormes tempêtes tropicales, tourbillons d’un blanc crémeux remontant de l’Atlantique sud pour venir battre les côtes nord-américaines, et des fronts de nuages noirs bouillonnants qui s’étiraient à travers l’Asie.

— Certains de ces morceaux doivent avoir été prélevés en été, d’autres en hiver. Et le climat de la Terre fluctue selon des cycles plus longs – les ères glaciaires vont et viennent – et tout ça aussi est mélangé.

Il montra des images d’une plaque de terre prise dans les glaces, rectangle presque parfait posé pile à l’emplacement de Paris.

— L’air chaud s’élève au-dessus de l’air froid, c’est ce qui cause les vents ; l’air chaud est chargé de plus de vapeur d’eau que l’air froid et, quand il arrive au-dessus de régions plus fraîches, il se débarrasse de son humidité, ce qui donne la pluie. Et ainsi de suite. Comme tout ça s’entretient tout seul, nous nous retrouvons avec ces dérèglements climatiques.

— Jusqu’où s’élèvent ces tranches ? demanda Abdikadir.

— Nous l’ignorons, répondit Casey.

— Certainement pas jusqu’à la Lune, intervint le caporal Batson. Sinon cet astre aurait disparu, ou il se serait émietté sur son orbite.

Casey haussa les sourcils.

— Bien vu. Je n’avais pas pensé à ça. Mais nous savons qu’elles montent au moins jusqu’à une orbite terrestre basse.

— Le Soyouz, dit Bisesa.

— Ouais. Bisesa, leurs horloges concordent avec les nôtres, à la seconde près. Ils devaient passer juste au-dessus de nous – un pur hasard – quand la Discontinuité a frappé et nous avons été aspirés en même temps. Nous avons essayé de cartographier les tranches temporelles et nous avons réussi par endroits. Voici le Sahara…

Il se gratta le nez et montra des taches de verdure dans le désert, pour la plupart de formes irrégulières, mais pour certaines délimitées par des arcs géométriquement purs et des lignes droites.

— Un bout de désert ressemble beaucoup à un autre, même si un demi-million d’années les sépare. Néanmoins il est possible de dater approximativement certains morceaux, à partir des modifications géologiques.

Il se retourna et traça à la craie un gros astérisque sur l’Afrique centrale.

— Cette région semble être la plus ancienne. On peut le voir à la largeur de la vallée du Rift… Et voyez : le Sahara descend moins loin au sud et il y a des lacs, des plaques de verdure. Ce n’est cependant qu’une moyenne : au sol, tout est mélangé.

Il fit défiler rapidement d’autres images.

— Nous pensons que la plus grande partie de l’Asie provient des deux ou trois mille dernières années. On peut voir des habitats humains éparpillés dans la steppe, mais rien d’avancé – des filets de fumée provenant de feux de camp, pas de lumière électrique. La plus importante concentration humaine semble se trouver ici, ajouta-t-il en désignant une région du nord de la Chine, en Asie orientale. Nous ne savons pas de quelle peuplade il peut s’agir.

Il poursuivit son exposé, entraînant son public abasourdi autour d’un monde transformé. Le cas de l’Australie semblait particulier. Si la plus grande part de son centre était d’un rouge de terre brûlée, comme à l’époque de Bisesa, le long des côtes et des cours d’eau la végétation était luxuriante. Quelques clichés à haute résolution étaient assez détaillés pour montrer des animaux. Bisesa distingua ce qui ressemblait à un hippopotame qui broutait en lisière d’un bout de forêt… et, dans une petite séquence animée, un troupeau d’énormes créatures se tenant sur leurs pattes arrière surgissaient en bondissant du couvert, fuyant sans doute quelque prédateur. Il devait s’agir de kangourous géants : l’Australie paraissait être retournée à son état primitif d’avant l’arrivée des humains. Quant à l’Amérique du Sud, c’était une étendue verte d’un seul tenant : la forêt vierge, moribonde au XXIe siècle, y était restaurée dans toute sa gloire.

En Amérique du Nord, une grande plaque de glace s’étalait sur tout le nord-est, du pôle jusqu’à la latitude des Grands Lacs.

— Dans cette région, la glace provient de différentes époques. Ça se voit aux failles et aux bords déchiquetés.

Il montra des gros plans du rebord sud de la calotte polaire, qui ressemblait à une feuille de papier grossièrement déchirée. Bisesa vit des glaciers qui se déversaient par-dessus ce rebord irrégulier, de vastes lacs en formation – et de violents systèmes orageux en train de gonfler, probablement là où l’air froid d’une période glaciaire débordait de la calotte pour se répandre sur des terres plus chaudes. Au sud s’étendait un territoire brun-vert au sol dénudé : une toundra prise dans le permafrost et battue par les vents en provenance du pôle. À première vue, Bisesa ne distingua aucune trace de présence humaine ; puis elle se rappela que l’homme n’était qu’une addition récente à la faune américaine.

— Qu’est-il arrivé à l’Alaska ? demanda Abdikadir. Sa forme me paraît bizarre.

— Elle se prolonge par la Béringie – tu sais, le pont terrestre qui reliait autrefois l’Amérique à l’Asie, à l’emplacement du détroit de Béring -, la route qu’ont suivie les premiers humains arrivés en Amérique du Nord. Mais elle a été coupée par la montée des eaux…

La visite continuait implacablement ; mal à l’aise, tous regardaient les images tremblotantes.

—Et l’Europe ? s’enquit Ruddy d’une voix étranglée. L’Angleterre ?

Casey leur montra l’Europe. La plus grande partie du continent était recouverte d’une forêt dense. Dans les régions méridionales plus dégagées de la France, de l’Espagne et de l’Italie, il y avait des habitats, mais ce n’étaient que des villages épars – peut-être même pas construits par des êtres de notre espèce, songea Bisesa, qui se rappelait que le sud de l’Europe avait été peuplé par les néandertaliens. Il n’y avait certainement rien d’humain à voir en Angleterre qui, au sud d’une ligne correspondant au mur d’Hadrien, disparaissait sous une masse compacte de forêts impénétrables. Plus au nord, la forêt de conifères était traversée par une grande balafre blanche à cheval sur l’Écosse, morceau isolé de calotte polaire échappée d’une période glaciaire.

— Elle n’est plus là, dit Ruddy, dont Bisesa fut surprise de voir les yeux s’embuer derrière ses épaisses lunettes. C’est peut-être parce que je suis né outre-mer que ça m’affecte autant. Mais ma patrie n’est plus là, tout entière, toute son histoire depuis les Romains et même avant, évaporée comme rosée au matin.

Le capitaine Grove posa une main marquée de cicatrices sur l’épaule de Ruddy.

— Courage, mon garçon. Nous allons défricher cette maudite forêt et écrire notre propre histoire s’il le faut, tu verras.

Ruddy hocha la tête, apparemment incapable de parler.

Casey observait ce petit mélodrame les yeux écarquillés, ayant brièvement cessé de mâcher son chewing-gum. Puis il dit :

— Bref, le Soyouz n’a trouvé que trois sites, sur toute cette fichue planète, où l’on puisse discerner des signes de culture techniquement avancée… l’un d’eux est ici même. Le deuxième…

Il tapota sur sa carte la pointe sud de la forme facilement reconnaissable du lac Michigan.

— Chicago, dit Josh dans un souffle.

— Ouais. Mais ne nourrissez pas trop d’espoirs. Nous pouvons voir un peuplement urbain dense – beaucoup de fumée, comme produite par des usines – et même ce qui semble être des bateaux à vapeur sur le lac. Mais ils n’ont pas répondu aux appels radio du Soyouz.

— Ils sont peut-être d’une époque antérieure à l’invention de la radio, dit Abdikadir. Disons 1850. La population de la ville était alors déjà assez importante.

— Ouais, grogna Casey en affichant d’autres images sur son flexi-écran. Mais ils ont leurs propres problèmes. Ils sont cernés par les glaces. L’arrière-pays a disparu – pas de terres agricoles – et pas d’échanges commerciaux, parce qu’ils n’ont personne avec qui commercer.

— Et où se trouve le troisième site avancé ? demanda Bisesa.

Casey afficha une image du Moyen-Orient.

— Là. Il y a une ville… petite et sans doute antique, pas comme Chicago. Mais ce qui est intéressant, c’est que le Soyouz a capté un signal radio qui en provenait… le seul sur la planète, en dehors du nôtre. Mais il ne ressemble pas au nôtre. Il est puissant, mais régulier, une simple modulation dirigée vers le haut sur toutes les gammes de fréquence.

— Une balise automatique, peut-être, dit Abdikadir.

— Possible. En tout cas, ce n’est pas un appareil de notre fabrication.

Bisesa examina l’écran. La ville était située au milieu d’une vaste étendue verdoyante de terres apparemment cultivées, quadrillée de canaux étrangement rectilignes, tels des fils argentés.

— Je crois que c’est en Irak, dit-elle.

— Ça, dit Cecil De Morgan d’un ton catégorique, c’est Babylone.

— Babylone revit !… s’exclama Ruddy, le souffle coupé.

— Et c’est tout, conclut Casey. Juste nous et cette balise à Babylone.

Ils firent silence. Babylone : ce simple nom avait des résonances sensuelles pour Bisesa, qui sentait se bousculer dans sa tête les hypothèses sur la façon dont cette étrange balise était arrivée là.

Le capitaine Grove profita de l’interruption. Il s’avança, la moustache conquérante, et claqua vivement dans ses mains.

— Eh bien, merci, monsieur Othic. Voici comment je vois les choses. Il faut nous concentrer sur nos positions, puisqu’il est clair que personne ne va venir à notre secours. Non seulement cela, mais je pense qu’il nous faut trouver quelque chose à faire – nous donner un but – il est temps de cesser de réagir à tout ce que le ciel nous envoie et de commencer à prendre l’initiative.

— Bonne idée, murmura Ruddy.

— J’écoute vos suggestions.

— Il faut aller à Chicago, dit Josh. Avec sa population importante, son industrie développée, son potentiel…

— Ils ne sont pas au courant de notre existence, dit abruptement Casey. Oh, ils ont peut-être vu passer le Soyouz dans le ciel, mais même dans ce cas, ils n’ont pas compris ce que c’était.

— Et nous n’avons aucun moyen de les rejoindre, dit le capitaine Grove. Nous ne sommes guère en état d’entreprendre une expédition transatlantique… Peut-être plus tard, mais il faut oublier Chicago pour le moment.

— Babylone, dit Abdikadir. C’est l’objectif évident. Et il y a cette balise : nous en apprendrons peut-être davantage sur ce qui nous est arrivé.

Grove acquiesça.

— En plus, j’aime bien l’aspect de toute cette verdure, dit-il. Babylone n’était-elle pas un des premiers centres agricoles ? Le Croissant fertile et ce genre de choses ? Nous devrions peut-être envisager de nous y rendre. Une marche est dans l’ordre du possible.

— Vous songez à devenir fermier, capitaine ? demanda Abdikadir en souriant.

— On ne peut pas dire que ce soit ce dont j’ai toujours rêvé, mais nécessité fait loi, monsieur Omar.

— Mais il y a déjà quelqu’un qui y vit, fit remarquer Bisesa.

— Nous nous occuperons de ça une fois sur place, dit Grove, dont le visage se durcit.

À cet instant, Bisesa eut un aperçu de la volonté d’acier qui avait permis aux Britanniques de se tailler un empire planétaire.

Personne n’émit d’autre proposition. Ce serait donc Babylone.

L’assemblée commença à se scinder en petits groupes qui bavardaient avec animation. Bisesa fut frappée par la détermination qui s’était emparée de tous.

Josh, Ruddy et Abdikadir traversèrent avec elle le champ de boue pour regagner le fort.

— Grove est une fine mouche, dit Abdikadir.

— Comment ça ?

— Son impatience d’aller à Babylone. Ce n’est pas juste pour que nous puissions travailler la terre. Là-bas, il y aura des femmes.

— Avant que ses hommes commencent à se mutiner, voulez-vous dire.

Josh sourit d’un air gêné.

— Pensez un peu : cinq cents Adam et cinq cents Ève…

— Tu as raison, dit Ruddy, Grove est un bon officier. Il est parfaitement conscient de l’ambiance qui règne au mess et dans les casernements. Beaucoup de ceux qui étaient à Jamroud au moment de la Discontinuité sont de jeunes recrues engagées pour trois ans. Bien peu sont blanchis sous le harnais… Pour le moment, leur moral est exceptionnellement bon. Mais cet état d’esprit ne durera guère quand ils auront compris que leurs chances de rentrer un jour chez eux sont minimes. Babylone pourrait être exactement ce qu’il leur faut.

— Vous savez, dit Abdikadir, nous avons eu de la chance d’avoir le Soyouz et toutes ces données. Mais nous avons aussi beaucoup de questions sans réponse. Cette limite de deux millions d’années, par exemple.

— Pourquoi donc ?

— Parce que deux millions d’années avant notre ère, c’est à peu près la date d’apparition d’Homo erectus… le premier hominidé. Des précurseurs, comme les australopithèques que les Britanniques ont capturés, ont survécu jusqu’à cette époque, mais…

— Vous pensez que le choix de ce cadre temporel a quelque chose à voir avec nous ?

— Ce pourrait n’être qu’une coïncidence… mais pourquoi pas un million d’années, pourquoi pas vingt ou deux cents millions ? Et les parties les plus anciennes de ce patchwork planétaire semblent être celles où nous existons depuis le plus longtemps, tout comme les plus récentes, les Amériques, sont celles que nous avons atteintes en dernier… Ce nouveau monde est peut-être en quelque sorte un échantillon représentatif de l’histoire de l’humanité – et des hominidés.

Bisesa frissonna.

— Mais une si grande partie de la planète est déserte.

Homo sapiens n’est que le dernier chapitre de la longue évolution des hominidés. Nous ne sommes qu’une poussière flottant à la surface de l’histoire, Bisesa. C’est peut-être là ce que nous montre l’état de ce monde. Un aperçu statistiquement exact de l’ensemble de cette période.

Josh tira Bisesa par la manche.

— Je viens de penser à une chose – cela ne vous a peut-être pas frappés, vous et vos collègues, mais mon point de vue d’homme du XIXe siècle est différent…

— Allez-y, Josh.

— En regardant ce nouveau monde, vous y voyez des bribes de votre passé. Mais, moi, c’est aussi un peu de mon futur que je vois, en vous. Pourquoi seriez-vous les derniers… pourquoi, Bisesa, ne voit-on rien de votre propre futur ?

Cette idée s’imposa brutalement à elle comme une évidence ; elle fut interloquée de ne pas y avoir pensé. Elle n’avait pas de réponse.

— Capitaine Grove ! Par ici !

Le caporal Batson, en bordure de la place d’armes, agitait la main. Grove se dirigea aussitôt vers lui ; Bisesa et les autres lui emboîtèrent le pas.

Batson était avec un petit groupe de soldats : un caporal britannique et plusieurs cipayes qui maintenaient deux hommes. Les étrangers avaient les mains attachées dans le dos. Ils étaient plus petits, plus trapus que les cipayes, et aussi plus musclés. Ils portaient tous deux une blouse d’un violet délavé qui s’arrêtait aux genoux, serrée à la taille par un bout de corde, et des sandales de cuir lacées haut sur la jambe. Ils avaient le visage large et basané, mal rasé, et des cheveux noirs et bouclés coupés court. Ils étaient couverts de sang séché et manifestement terrifiés par les fusils des cipayes : quand, par jeu, un des soldats leva le sien, un des deux hommes poussa un cri et tomba à genoux.

Grove vint se placer devant eux, les poings sur les hanches.

— Laissez-les tranquilles, soldat, pour l’amour de Dieu. Vous ne voyez pas qu’ils sont terrorisés ?

Le cipaye s’écarta piteusement. Ruddy dévisageait d’un air joyeux les nouveaux arrivants.

— Eh bien, Mitchell, demanda Grove d’un ton sec, que nous avez-vous ramené ? Quel genre de Pachtouns sont ces gens ?

— Je sais pas, monsieur, dit le caporal avec un fort accent des Cornouailles. C’est pas des Pachtouns, je pense pas. Je patrouillais au sud-ouest…

Grove avait envoyé le détachement de Mitchell reconnaître l’« armée » qu’on avait repérée dans la région : les étrangers étaient apparemment des éclaireurs envoyés par l’autre camp dans la même intention.

— En fait, ils étaient trois, sur de petits chevaux dodus comme des poneys de mine. Ils avaient des javelots qu’ils ont lancés sur nous, puis ils se sont précipités avec des couteaux… à trois contre six ! On a dû abattre leurs chevaux sous eux, et un des trois est mort avant que ces deux-là se rendent. Même que, quand leurs chevaux sont tombés, ils ont juste roulé à terre et se sont mis à les secouer pour les faire relever, comme s’ils comprenaient pas qu’ils étaient morts.

— Si vous n’aviez jamais vu un fusil, capitaine, vous seriez abasourdi de sentir votre cheval tomber comme ça entre vos jambes, dit tranquillement Ruddy.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Grove.

— Que ces hommes viennent sans doute d’une autre époque, plus reculée.

Les deux étrangers écoutaient bouche bée cette conversation. Puis ils se mirent à jacasser entre eux, les yeux écarquillés de terreur, incapables de détacher le regard des fusils des cipayes.

— On dirait du grec, murmura Ruddy.

— Des Grecs ? En Inde ? s’exclama Josh.

Bisesa tendit son portable vers les étrangers.

— Téléphone, peux-tu…

— Je suis une machine intelligente, mais pas à ce point, répondit celui-ci. Je pense que c’est un dialecte antique.

Cecil De Morgan sortit du groupe des spectateurs, rajustant avec une assurance tranquille sa veste tachée de boue.

— On s’est évertué à me donner un semblant d’éducation. J’en ai gardé quelques notions de la langue d’Euripide…

Il adressa une courte phrase aux étrangers. Ceux-ci baragouinèrent une réponse. De Morgan leva les mains, manifestement pour leur dire de parler moins vite, et reprit la parole.

Au bout d’une minute, il se tourna vers Grove.

— Je crois que nous pouvons arriver à nous entendre, capitaine, quoique imparfaitement.

—Demandez-leur d’où ils viennent, dit Grove. Et de quelle époque.

— Ils n’auraient aucune idée du sens de cette question, capitaine, intervint Ruddy. Et nous ne comprendrions probablement pas la réponse.

Grove acquiesça ; Bisesa admira son flegme.

— Alors, demandez-leur qui est leur chef.

De Morgan dut s’y reprendre à plusieurs fois, mais Bisesa n’eut pas besoin d’interprète pour lui traduire la réponse.

A-le-gsan-dreh ! A-le-gsan-dreh !…

Abdikadir s’avança, euphorique.

— Il est vraiment passé par ici. Est-ce possible ? Est-ce possible ?…

L'Oeil du temps
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