30

LA PORTE DES DIEUX

Le prisonnier fut conduit devant Eumène. Visiblement terrifié, il avait des yeux exorbités dans un visage crasseux et deux robustes soldats devaient le traîner. Il était richement vêtu d’une robe de drap bleu brodée de fils d’or. Mais celle-ci, sale et en lambeaux, pendait sur sa carcasse décharnée, comme s’il n’avait rien mangé depuis des jours. Son crâne et ses joues devaient avoir naguère été rasés de près, mais il avait maintenant une barbe de plusieurs jours et ses cheveux noirs commençaient à repousser. Quand il passa près d’elle, Bisesa eut un mouvement de recul en sentant son odeur d’urine macérée.

Encouragé par l’épée qu’un Macédonien lui poussait dans les côtes, il débita quelque chose à toute allure, mais dans une langue qu’aucun des modernes ne reconnut. L’officier qui l’avait débusqué avait eu la présence d’esprit d’amener un soldat perse qui comprenait la langue du prisonnier et qui traduisit les paroles de celui-ci en grec pour Eumène.

Fronçant les sourcils, De Morgan résuma d’une voix hésitante :

— Il dit être prêtre d’une déesse dont je n’ai pas compris le nom. Il s’est retrouvé seul quand les autres ont fui le temple. Il était trop effrayé pour partir. Ça fait six jours et six nuits qu’il est là… Il n’a rien eu à manger… ni d’eau à part celle qu’il a bue à la fontaine sacrée de la déesse…

Eumène claqua des doigts avec impatience.

— Donnez-lui à boire et à manger. Et demandez-lui de nous raconter ce qui s’est passé ici.

Petit à petit, entre deux goulées voraces, le prêtre raconta son histoire. Tout avait commencé, bien entendu, avec la Discontinuité.

Une nuit, les prêtres et les autres servants du temple avaient été réveillés par un terrible cri de désespoir. Certains étaient sortis en courant. Il faisait noir… mais les étoiles n’étaient pas au bon endroit. Le cri avait été poussé par un astronome du temple qui était en train d’observer les «étoiles vagabondes» – autrement dit les planètes – comme chaque nuit depuis son plus jeune âge. Mais celle qu’il était en train de regarder avait brusquement disparu et les constellations elles-mêmes avaient tourbillonné dans le ciel. C’était son hurlement de détresse qui avait réveillé le temple et le reste de la ville.

— Bien sûr, murmura Abdikadir. Pendant des siècles, les Babyloniens ont méticuleusement relevé le mouvement des astres. Leur religion et leur philosophie étaient basées sur les grands cycles célestes. Il est étrange de penser qu’une population moins avancée n’aurait sans doute pas été aussi effrayée…

Mais ce premier traumatisme astronomique, seulement perceptible par une élite religieuse, n’était qu’un début. Car, à la fin de cette même nuit, le soleil s’était levé avec plus de six heures de retard. Et, quand il avait fini par le faire, un vent brûlant s’était mis à souffler sur la ville et il était tombé une pluie chaude et salée comme personne n’en avait jamais vu.

Les gens, dont beaucoup étaient encore en vêtements de nuit, s’étaient réfugiés dans le quartier des temples, réclamant une preuve que leurs dieux ne les avaient pas abandonnés en cette plus étrange matinée de l’histoire de Babylone. Certains avaient gravi la ziggourat pour voir les autres changements apportés par la nuit. Le roi était absent – Bisesa n’avait pas trop compris si le prêtre parlait de Nabuchodonosor lui-même ou d’un de ses successeurs – et il n’y avait personne pour rétablir l’ordre.

Puis étaient arrivés les premiers rapports inquiétants sur la disparition des quartiers ouest. La plus grande partie de la population y vivait ; pour les prêtres, ministres, courtisans et autres dignitaires survivant dans la partie orientale, le choc avait été énorme.

Le dernier semblant d’ordre avait vite volé en éclats. La foule avait attaqué le temple de Mardouk. Tous ceux qui avaient réussi à entrer s’étaient rués vers le saint des saints et, quand ils avaient vu ce qu’il était advenu de Mardouk, roi des antiques dieux de Babylone…

Le prêtre ne put terminer sa phrase.

À la suite de ce dernier choc, la rumeur avait couru que la moitié orientale de la ville allait être réduite en poussière comme l’avait été l’autre. Les gens avaient ouvert en grand les portes et fui en hurlant pour se répandre dans la campagne. Même les ministres, les chefs de l’armée et les prêtres étaient partis, ne laissant que lui, recroquevillé dans son temple profané.

Entre deux bouchées de nourriture, le prêtre décrivit les nuits suivantes, au cours desquelles il avait entendu les échos de pillages, d’incendies volontaires, accompagnés de rires avinés et de hurlements. Mais chaque fois qu’il avait osé jeter un coup d’œil hors du temple pendant la journée, il n’avait vu personne. Il était clair que la majorité de la population s’était évanouie dans les terres arides, par-delà la bande cultivée, où elle allait mourir de soif ou de faim.

Eumène ordonna à ses hommes de faire laver le prêtre et de le conduire devant le roi. Puis il dit :

— Ce prêtre a expliqué que le vieux nom de la ville était «la Porte des dieux ». C’était bien vu, parce que maintenant cette porte s’est ouverte… Venez.

Il partit à grands pas et les autres se hâtèrent de le suivre.

— Où allons-nous, maintenant ? demanda Ruddy.

— Eh bien, au temple de Mardouk, évidemment, répondit Bisesa.



Le temple, autre grand bâtiment pyramidal, ressemblait à un hybride de cathédrale et d’immeuble de bureaux. En parcourant ses couloirs et en montant d’étage en étage, ils traversèrent une stupéfiante diversité de pièces, chacune richement décorée, où l’on apercevait des autels, des statues, des frises et tout un matériel hétéroclite tel que crosses, couteaux sacrificiels, coiffures liturgiques, instruments de musique apparentés aux luths et aux saqueboutes, et même des chars et de petites charrettes. Dans certaines pièces centrales, dépourvues de fenêtres, la seule lumière provenait de lampes à huile qui brûlaient avec une flamme fuligineuse dans de petites niches ménagées dans les murs. Il régnait un fort parfum d’encens que De Morgan affirma être de l’oliban. On voyait les traces de dégâts mineurs : une porte déboîtée de ses lourds gonds de bois, des vases brisés, une tapisserie déchirée sur un mur.

— On adore ici plus d’un dieu, c’est sûr, dit Ruddy. C’est un véritable catalogue de l’idolâtrie. Quel polythéisme tapageur !

— C’est tout juste si j’arrive à distinguer les dieux parmi tout cet or, murmura De Morgan. Regardez-moi ça… il y en a partout !

— J’ai autrefois visité le Vatican, dit Bisesa. C’était exactement pareil… l’entassement de luxe était tel qu’on ne voyait plus aucun détail.

— Oui, dit Ruddy. Et les causes en sont les mêmes : l’emprise singulière de la religion sur l’esprit humain… et l’accumulation de richesses par un très vieil empire.

On décelait malgré tout des signes de pillage : des portes enfoncées, quelques alvéoles où devaient avoir été serties des pierres précieuses. Mais les voleurs semblaient avoir procédé sans trop de conviction.

Le sanctuaire de Mardouk lui-même était tout en haut du temple. Mais il avait été saccagé et Bisesa et ses compagnons s’arrêtèrent, interdits, sur le seuil.

Bisesa apprit plus tard que la grande statue du dieu qui s’y était dressée avait été faite de vingt tonnes d’or. À la dernière visite d’Eumène, elle n’y était plus : des siècles avant le passage d’Alexandre, lorsque Xerxès avait pris la ville, il avait pillé le temple et emporté la grande statue en or. Là, elle avait été encore tout récemment en place… mais elle avait fondu, laissant sur le sol une flaque de métal brillant où surnageaient quelques scories. Les murs de briques étaient nus, calcinés par une chaleur intense : on apercevait dans les cendres des restes de tentures ou de tapis. Seul demeurait le socle de la statue, aux arêtes émoussées par les flammes et portant la trace à peine perceptible de deux pieds gigantesques.

Et, mystérieuse, sans le moindre support, une sphère parfaite planant dans les airs au centre du temple carbonisé : un Œil – immense, beaucoup plus gros que tous ceux qu’ils avaient vus jusque-là : environ trois mètres de diamètre.

— Abdikadir, il va vous falloir un grand seau pour y plonger ça, dit Josh avec un sifflement admiratif.

Bisesa se rapprocha de l’Œil. À la lueur incertaine des lampes à huile, elle vit grossir son reflet déformé, comme si une autre Bisesa, enfermée dans l’Œil tel un poisson dans son bocal, nageait vers la paroi pour la regarder. Bisesa ne sentit aucune chaleur, pas la moindre trace des énergies prodigieuses qui avaient ravagé la salle. Elle leva la main et l’approcha de la surface. Cela lui donna l’impression de pousser contre une barrière invisible, mais élastique. Plus elle poussait, plus la résistance était forte, et elle sentait une très légère traction latérale.

Josh et Abdikadir la regardaient avec une certaine inquiétude. Josh vint vers elle :

— Vous allez bien, Bisesa ?

— Ne pouvez-vous pas la sentir ?

— Quoi ?

Elle regarda droit vers la sphère.

— Une… présence.

— Si c’est la source des signaux électromagnétiques que nous avons captés…, commença Abdikadir.

— Je les entends, maintenant, murmura le portable de la jeune femme au fond de sa poche.

— C’est plus que ça, déclara Bisesa.

Il y a là quelque chose, se dit-elle. Une conscience… oui. Ou au moins une présence, une immense présence de cathédrale qui l’attirait irrésistiblement. Mais Bisesa ne savait même pas comment elle le savait. Elle secoua la tête et une partie de cette mystérieuse sensation se dissipa.

Eumène avait l’air au comble de la fureur.

— Nous savons donc maintenant comment Babylone a été détruite, dit-il.

À la grande surprise de Bisesa, il ramassa par terre une crosse en or qu’il brandit à la façon d’une massue et abattit sur la surface inébranlable de l’Œil. La crosse se tordit sans laisser de marque.

— Eh bien, cet arrogant dieu de l’Œil pourrait trouver en Alexandre, fils de Zeus-Ammon, un plus rude adversaire qu’en Mardouk, dit-il avant de se tourner vers les modernes. Il y a beaucoup à faire. Je vais avoir besoin de votre aide et de votre perspicacité.

— Nous devrions utiliser la ville comme base…, dit Abdikadir.

— C’est évident.

— Faire entrer l’armée. Il va falloir réfléchir à l’approvisionnement en eau et en nourriture. Et il faudra organiser des brigades de lutte contre les incendies, des patrouilles de surveillance, des équipes de réparation.

— Comme la moitié résidentielle de la ville est détruite, il va y avoir beaucoup à reconstruire, dit Josh.

— Je crois que nous allons vivre sous la tente pendant encore un moment, dit tristement Abdikadir.

— Nous enverrons des éclaireurs dresser la carte de la région, dit Eumène. Et nous ferons sortir les fermiers de leurs huttes de terre… ou nous réquisitionnerons leurs fermes pour les exploiter à leur place. Je ne sais pas si c’est l’hiver ou l’été, mais en Babylonie il est possible d’avoir des récoltes toute l’année. Alexandre voulait faire de cette ville la capitale de son empire. Eh bien, c’est ce qu’elle deviendra – et peut-être la capitale d’un nouveau monde…, conclut-il en fixant l’Œil impassible.

Casey pénétra en trombe dans le sanctuaire.

— Nous avons reçu un message, annonça-t-il, l’air sombre.

— De Zabel et Kolya ? demanda Bisesa, se rappelant l’heure qu’il était : il avait dû essayer de capter les cosmonautes à la radio.

— Oui.

— C’est merveilleux !

— Pas vraiment. Il y a un problème.

L'Oeil du temps
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