27

LES ICHTYOPHAGES

Après trois semaines de voyage le long de la côte du Golfe, Eumène annonça aux « modernes » que les éclaireurs avaient découvert un village habité.

Poussés par la curiosité et pour échapper à la monotonie de la navigation, Bisesa, Abdikadir, Josh, Ruddy et une petite escouade de soldats britanniques se joignirent sous la conduite du caporal Batson à un détachement d’avant-garde, en tête du long convoi qu’était devenue l’armée d’Alexandre. Les modernes s’étaient tous discrètement équipés d’armes à feu. Casey, resté à bord à cause de sa jambe encore trop faible, les regarda débarquer avec envie.

Le village était à un jour de marche en terrain difficile. Ruddy fut le premier à se plaindre, mais tous commencèrent vite à souffrir. S’ils marchaient trop près du rivage, il n’y avait qu’un sol salin et pierreux sur lequel rien ne poussait, mais dès qu’ils s’enfonçaient un tant soit peu dans les terres, ils tombaient sur des dunes de sable où, même s’il n’avait pas plu, la marche aurait été pénible. En plus, il y avait toujours le risque de soudaines inondations, la pluie venant gonfler des cours d’eau déjà en crue. Et quand elle s’interrompait, ils étaient assaillis par des nuées de taons.

Les serpents constituaient un danger permanent. Aucun des modernes n’était capable de reconnaître ceux qu’ils rencontraient dans ce pays, ce qui n’était pas tellement surprenant, vu qu’il pouvait s’agir d’espèces issues d’époques s’étalant sur plus de deux millions d’années.

Bisesa foudroyait du regard les Œils impassibles, tranquillement installés au-dessus des terrains les plus impraticables, qui observaient au passage ses pitoyables efforts.

En fin de journée, le détachement atteignit le village. Avec les soldats macédoniens, Bisesa et les autres s’avancèrent en rampant au sommet d’une crête pour regarder. L’endroit ne payait pas de mine. Des huttes rondes et basses étaient regroupées sur le sol rocailleux près du rivage. Quelques moutons efflanqués broutaient une herbe pelée derrière le village.

Les indigènes n’avaient pas l’air avenant. Adultes et enfants avaient tous de longs cheveux sales et emmêlés, en plus d’une barbe hirsute pour les hommes. Leur principale source de nourriture était le poisson qu’ils attrapaient en s’avançant dans l’eau pour lancer des filets en fibres de palmier. Ils vaquaient à leurs occupations rudimentairement vêtus de ce qui semblait être de la peau tannée de poisson, ou peut-être de baleine.

— Ils sont manifestement humains, dit Ruddy. Mais de l’âge de pierre.

— Ils peuvent aussi venir d’une époque pas si éloignée de la nôtre… enfin, de celle d’Alexandre, dit De Morgan. Un des Macédoniens a déjà vu des gens de cette sorte, il leur donne le nom d’Ichtyophages.

Abdikadir acquiesça :

— Nous avons tendance à oublier à quel point le monde d’Alexandre était vide. À quelques milliers de kilomètres, vous avez la Grèce d’Aristote – mais ici ce sont des hommes du Néolithique qui vivent comme ils le font depuis l’ère glaciaire ou à peu près.

— Ce nouveau monde n’est donc peut-être pas aussi étrange aux yeux des Macédoniens qu’aux nôtres, dit Bisesa.

Les Macédoniens se débarrassèrent sans tergiverser des Ichtyophages, qu’ils chassèrent d’une volée de flèches, puis le détachement entra dans le village déserté.

Bisesa regarda avec curiosité autour d’elle. Tout était imprégné de la puanteur du poisson. Elle trouva par terre un genre de couteau… taillé dans un os, peut-être une omoplate de dauphin ou de petite baleine. La surface de l’arme était finement gravée de dauphins dansants.

— Voyez ça, dit Josh qui était allé inspecter les huttes. Leurs habitations sont de simples peaux jetées sur des armatures en os de baleine ou – regardez ici – sur des alignements de coquilles d’huîtres empilées. Presque tout ce qu’ils ont vient de la mer – même leurs vêtements, leurs outils ou leurs maisons –, c’est remarquable !

Comme exemple d’archéologie vivante, c’était un endroit d’une richesse inimaginable et Bisesa en photographia autant qu’elle put, malgré les protestations de son portable. Mais elle se sentait déprimée en songeant à tout ce passé irrémédiablement perdu ; cette miette d’un mode de vie disparu, sortie de son contexte, n’était qu’une page de plus arrachée à un livre sans titre rescapé d’une bibliothèque anéantie.

Les soldats étaient là pour s’approvisionner, pas pour faire de l’archéologie. Mais il y avait peu de choses pour eux. Les quelques malheureux moutons des villageois furent capturés et prestement égorgés, mais même leur chair se révéla avoir un affreux goût de sel et de poisson. Bisesa fut consternée de cette destruction désinvolte d’une collectivité humaine, mais elle ne pouvait rien y faire.

Un Œil solitaire planait au-dessus du village des Ichtyophages. Il regarda repartir les Macédoniens comme il les avait vus arriver, sans réaction.



Ils s’installèrent pour la nuit près d’un ruisseau, non loin du village. Les Macédoniens établirent le bivouac avec leur efficacité habituelle, tendant quelques pans de cuir sur des piquets pour constituer un auvent rudimentaire destiné à les protéger de la pluie. Les soldats britanniques les y aidèrent.

Bisesa décida qu’il était temps de procéder à une toilette approfondie. À bord des navires d’Alexandre, les installations sanitaires n’étaient pas des plus sophistiquées. Retirer ses bottes lui procura un soulagement intense. Elle s’occupa rapidement de ses pieds. Ses chaussettes étaient crissantes de sueur et de poussière et l’espace entre ses orteils, noir de crasse, avait l’air d’avoir un début de pied d’athlète. Elle économisait ce qui restait de son kit médical, qui n’était après tout qu’une petite trousse d’urgence, mais sur le terrain, comme ici, elle continuait à utiliser ses Puritabs.

Elle se déshabilla et s’immergea dans l’eau froide du ruisseau. Elle ne s’inquiétait pas trop d’être épiée par ses compagnons mâles. Les appétits charnels étaient assez faciles à assouvir dans le camp macédonien. Josh la regardait, bien sûr, comme toujours… mais à la façon d’un petit garçon et, si elle le surprenait, il baissait la tête en rougissant. Elle rinça ses vêtements et les mit à sécher.

Quand elle en eut terminé, les Macédoniens avaient allumé un feu. Elle s’installa par terre près de celui-ci, se glissa sous son poncho et mit son paquetage en oreiller sous sa tête. Josh, comme toujours, s’arrangea pour se rapprocher d’elle et s’installer à un endroit d’où il pourrait la regarder quand il pensait que personne ne le voyait. Mais, derrière son dos, Ruddy et Abdikadir mimaient le geste d’envoyer des baisers.

Ruddy se mit à pérorer, comme toujours :

— Nous sommes si peu nombreux. Nous avons maintenant vu un bon bout de notre nouveau monde, de Jamroud à la côte d’Arabie. Les humains sont dispersés, et les humains doués de raison encore davantage ! Mais nous voyons toujours la vacuité de la terre comme une absence. Nous devrions plutôt la considérer comme une chance.

— Où veux-tu en venir, Binoclard ? murmura Josh.

Ruddy Kipling retira ses lunettes pour frotter ses petits yeux enfoncés.

— Notre Empire britannique a désormais disparu, éparpillé comme les suites de couleurs d’un jeu de cartes que l’on a battu. À la place, nous avons ceci – Mir, un nouveau monde, une feuille blanche. Et nous, notre petit groupe, pourrions être la seule source de rationalité, de science et de civilisation qui reste en ce monde.

— D’accord, Ruddy, dit en souriant Abdikadir. Le problème, c’est qu’il n’y a pas assez d’Anglais sur Mir pour transformer ce rêve en réalité.

— Mais l’Anglais a toujours été un être hybride. Et ce n’est pas une mauvaise chose. Il est la somme de ses influences, depuis la puissance hiératique des Romains jusqu’à la fervente intelligence de la démocratie. Il nous faut donc commencer à bâtir une nouvelle Angleterre – et à forger de nouveaux Anglais ! – ici même, dans les sables d’Arabie. Et nous pouvons fonder dès le départ notre nouvel État sur de solides principes anglais. Chacun est strictement indépendant tant qu’il n’empiète pas sur la liberté de son voisin. Il a droit à une justice prompte et équitable. À la tolérance, quelles que soient ses convictions religieuses. Chacun est maître chez soi. Ce genre de choses. C’est l’occasion de mettre un peu d’ordre.

— Tout ça me paraît merveilleux, dit Abdikadir. Et qui va se charger de gouverner ce nouvel empire planétaire ? Le remettrons-nous entre les mains d’Alexandre ?

Ruddy éclata de rire :

— Alexandre a accompli de grandes choses pour son époque, mais c’est un despote militaire… pire, un sauvage de l’âge du fer ! Vous avez vu cette démonstration d’idolâtrie au bord de la mer. Il possède peut-être l’instinct nécessaire, enfoui sous son armure – il a uni les Grecs –, mais ce n’est pas l’homme de la situation. Pour le moment, c’est à nous, les hommes civilisés, de prendre les rênes. Nous sommes peu nombreux… mais c’est nous qui avons les armes.

Ruddy s’étendit, les bras croisés derrière la tête, et ferma les yeux.

— Je nous y vois déjà. Les forges vont résonner ! L’épée imposera la paix, de la paix naîtra la prospérité et de la prospérité découlera la loi. C’est aussi naturel que la croissance d’un robuste chêne. Et nous, qui avons déjà vu tout cela, nous serons là pour arroser l’arbrisseau.

Il espérait leur insuffler du courage, mais ses paroles sonnaient creux aux oreilles de Bisesa et leur campement semblait minuscule et isolé, simple grain de lumière au sein d’un pays vide de tout, même de fantômes.

Le lendemain, durant le voyage de retour, Ruddy eut une crise d’entérite aiguë. Bisesa et Abdikadir piochèrent des antibiotiques dans leurs réserves déclinantes de médicaments du XXIe siècle et lui firent boire de l’eau sucrée. Ruddy réclama son opium, soutenant que c’était un des plus vieux analgésiques de la pharmacopée indienne. La diarrhée n’en continua pas moins à l’affaiblir et sa grosse tête semblait trop lourde pour son cou. Mais il ne cessait pas de parler pour autant.

— Il nous faut des mythes nouveaux pour resserrer nos liens, dit-il d’une voix rauque. Des mythes et des rituels : c’est ça qui fait une nation. C’est ce dont manque l’Amérique, vous savez – c’est une jeune nation… elle n’a pas eu le temps de se forger une tradition. Enfin, il n’y a désormais plus d’Amérique, ni de Grande-Bretagne, et les vieilles histoires ne nous seront d’aucun secours… plus maintenant.

— Et toi, tu es exactement celui qu’il faut pour en écrire de nouvelles, dit Josh, sarcastique.

— Nous vivons dans une nouvelle ère de héros. Cet âge est une époque où se construit le monde. C’est là notre chance. Et nous devons expliquer aux générations futures ce que nous avons fait, comment et pourquoi

Et Ruddy continuait à parler, peuplant les airs de ses rêves et de ses projets, jusqu’à ce que la déshydratation et l’épuisement le contraignent à se taire, tandis qu’ils cheminaient à pas lents dans l’immensité désertique.

L'Oeil du temps
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