6

RENCONTRE

Josh et Ruddy arrivèrent près de la machine abattue en même temps que le premier groupe de soldats. Les hommes de troupe avaient des fusils et, bouche bée, les yeux écarquillés, ils encerclèrent l’engin avec méfiance. Aucun d’eux n’avait jamais rien vu de tel.

À l’intérieur d’une grande cabine de verre soufflé se trouvaient trois personnes : deux hommes dans des fauteuils, à l’avant, et une femme à l’arrière. Tous trois regardaient, les mains haut levées, les soldats en armes qui les cernaient. Ils retirèrent avec des gestes prudents leurs casques bleu vif. La femme et un des hommes avaient l’air d’Indiens, mais l’autre homme était un Blanc. Josh le vit grimacer de douleur.

Vu la brutalité avec laquelle la machine avait atterri – et compte tenu du fait qu’elle avait en premier lieu été assez légère pour voler dans les airs –, elle paraissait en remarquablement bon état. La grande coque de verre qui surmontait tout l’avant était étoilée par endroits, mais elle n’était pas cassée, et les lames fixées à leur moyeu rotatif étaient encore en place, ni tordues ni arrachées. L’assemblage de tubulures et de tuyaux de l’arrière, en revanche, n’était plus qu’un moignon. On entendait un sifflement, comme si un joint avait cédé, et un liquide à l’odeur âcre coulait goutte à goutte sur le sol caillouteux. Cet oiseau mécanique n’était manifestement plus en état de voler.

Josh souffla à Ruddy :

— Je ne reconnais pas ces casques bleus. À quelle armée appartiennent-ils ? Russe ?

— Peut-être. Mais regarde, celui qui est blessé a un drapeau américain dessiné sur son casque !

Soudain, quelqu’un arma son fusil.

— Ne tirez pas ! Ne tirez pas…

C’était la femme. Elle s’était penchée en avant depuis sa banquette à l’arrière de la sphère pour essayer de protéger le pilote blessé.

Un soldat – Josh reconnut Batson, un gars de Newcastle, un des hommes du rang les plus pondérés – pointa son arme sur la tête de la femme.

— Vous parlez anglais ? demanda-t-il.

— Bien sûr, je suis anglaise.

Batson eut l’air interloqué, mais il dit, circonspect :

— Alors, dites à votre copain de garder ses mains bien en vue. Jildi !

— Obéis, Casey, conseilla la femme. Cette arme est peut-être une antiquité, mais elle est chargée.

Le pilote s’exécuta à contrecœur. Sa main gauche émergea de sous un panneau d’instruments, tenant une espèce d’appareil.

Batson s’avança.

— C’est une arme ? Donnez-la-moi !

Casey se tortilla sur son siège, grimaça, puis décida manifestement qu’il n’avait aucune chance de s’en tirer. Il tendit l’arme à Batson, crosse la première.

— Vous avez déjà vu un de ces trucs, dans votre trou à péquenauds ? C’est ce qu’on appelle une « seringue ». Un MP-93, un pistolet mitrailleur calibre 9 millimètres, de fabrication allemande…

— Des Allemands, cracha Ruddy. Je le savais.

— Soyez prudent, ou vous allez vous faire sauter la tête.

L’accent de Casey était indubitablement américain, mais Josh le trouva vulgaire, comme si l’homme sortait des bas-fonds de New York, alors que celui de la femme paraissait britannique, mais avec une intonation étrangement monocorde.

De son siège, la femme se pencha sur Casey.

— Je crois que tu as la jambe cassée, dit-elle. Écrasée par ton fauteuil… À ta place, j’intenterais un procès au fabricant.

— Ton procès, tu peux te le mettre au cul, Ta Majesté, dit Casey, les dents serrées.

Puis la femme demanda :

— Est-ce que je peux sortir de là ?

Batson acquiesça. Il posa à terre le « pistolet mitrailleur », qui attira aussitôt tous les regards, étincelant, mystérieux, déroutant, puis il se redressa et fit signe à la femme. Batson faisait du bon travail, estima Josh : il tenait les trois intrus sous la menace de son arme et surveillait continuellement les soldats autour de lui pour s’assurer qu’ils couvraient tous les angles.

La femme eut du mal à s’extraire de sa place à l’arrière, mais elle réussit finalement à prendre pied sur le sol caillouteux. Le deuxième pilote, l’Indien, sortit aussi. Il avait le teint d’un cipaye, mais les yeux bleus et les cheveux d’un blond surprenant. Les trois occupants de la machine portaient des tenues si encombrantes qu’elles masquaient leur silhouette, leur donnant l’air inhumain, et ils avaient des accessoires en ferraille devant la figure.

— Je suppose que ç’aurait pu être pire, dit la femme. Je ne m’attendais pas à pouvoir sortir de cet accident sur mes deux jambes.

— On dirait que Casey n’a pas eu cette chance, fit remarquer l’autre homme. Ces engins sont pourtant prévus pour résister aux atterrissages les plus violents. Regarde… En s’écrasant, la nacelle des détecteurs a absorbé le plus gros du choc. En plus, les sièges des pilotes et ta banquette sont montés sur amortisseurs. Je suppose que la rotation a fait basculer le fauteuil de Casey sur la gauche et que c’est ce qui lui a coincé la jambe… il a joué de malchance…

— Ça suffit, vos parlottes, l’interrompit Batson. Qui est le chef ?

La femme jeta un coup d’œil aux deux autres et haussa les épaules.

— Je suis la plus gradée. Voici l’adjudant-chef Abdikadir Omar ; dans l’hélico, c’est l’adjudant-chef Casey Othic. Moi, je suis le lieutenant Bisesa Dutt, de l’armée britannique, détachée auprès des forces spéciales des Nations unies, en poste à…

Ruddy éclata de rire :

— Par Allah ! Lieutenant de l’armée britannique ! Une babu, en plus !

Bisesa se tourna vers lui, l’air furibond. À sa décharge, songea Josh, Ruddy rougit sous sa plaie de Lahore. Babu était un terme anglo-indien méprisant pour désigner les Indiens cultivés qui aspiraient à des postes à responsabilité dans l’administration du dominion.

— Il faut sortir Casey de là. Avez-vous des médecins ? demanda Bisesa.

Sa démonstration d’autorité était d’autant plus admirable qu’elle venait de survivre à un accident peu ordinaire et se trouvait sous la menace de plusieurs armes. Mais Josh percevait en elle une peur intense.

— McKnight, allez chercher le capitaine Grove, et au trot, dit Batson en se tournant vers un des soldats.

— À vos ordres.

Le soldat, petit et trapu, tourna les talons et partit en courant, pieds nus sur le terrain raboteux.

Ruddy donna une bourrade à Josh.

— Allez, Joshua, il faut nous en mêler. Madame, si vous voulez bien…, dit-il en s’avançant, permettez-nous de vous aider.

Bisesa examina Ruddy, son grand front couvert de poussière, ses épais sourcils, sa moustache conquérante. Elle était plus grande que lui et Josh trouva qu’elle toisait Ruddy d’un air méprisant… quoique avec une certaine perplexité, comme si celui-ci lui rappelait quelqu’un.

— Vous ? Vous viendriez en aide à une vulgaire babu ? demanda-t-elle.

Josh s’avança, arborant son sourire le plus charmeur.

— Il ne faut pas faire attention à Ruddy, madame. Ces expatriés ont leurs bizarreries et les soldats sont trop occupés à pointer leurs fusils sur vous. Venez, finissons-en, conclut-il, et il se dirigea vers l’« hélico » en remontant ses manches.

Abdikadir fit signe à Josh et à Ruddy :

— Aidez-moi à le soulever.

Aidé par Abdikadir qui soutenait Casey de l’autre côté, Ruddy releva le dos du pilote, pendant que Josh glissait précautionneusement les bras sous ses jambes. Un autre homme avait sorti de quelque part une couverture qu’il étala sur le sol. Abdikadir leur donna le signal :

— Un, deux, trois, levez.

Casey poussa un cri quand ils le soulevèrent de son fauteuil, puis un autre quand Josh cogna involontairement sa jambe blessée contre le montant de portière de l’« hélico ». Mais en quelques secondes ils l’eurent sorti et posé sur la couverture, couché sur le côté.

Le souffle court, Josh examina Abdikadir. C’était un homme de haute taille aux yeux d’un bleu intense et dont l’uniforme accentuait la corpulence.

— Vous êtes indien ?

— Afghan, répondit Abdikadir d’un ton égal.

La réaction de surprise de Josh ne lui échappa pas.

— Pachtoun, plus exactement. J’ai l’impression que vous n’en avez pas beaucoup comme moi, dans votre armée.

— Pas vraiment, dit Josh. Mais ce n’est pas mon armée.

Abdikadir n’en dit pas plus, mais Josh avait le sentiment qu’il savait, ou qu’il avait deviné plus de choses que quiconque concernant cette étrange situation.

Le soldat McKnight revint au pas de course, hors d’haleine. Il annonça à Bisesa et à Abdikadir :

— Le capitaine Grove veut vous voir tous les deux dans son bureau.

Batson acquiesça.

— En route.

— Non, grogna Casey sur sa couverture. Ne laissez pas l’appareil. Tu connais la procédure, Abdi. Efface sa foutue mémoire. Nous ne savons pas qui sont ces types…

— Ces types, dit Batson d’un ton menaçant, ont de gros fusils pointés sur vous. Choop et chel.

Bisesa et Abdikadir eurent l’air déconcertés par le mélange de fort accent de Newcastle et de bribes d’argot local de Batson, mais le sens de ses paroles était clair : « taisez-vous et avancez ».

— Je ne pense pas que nous ayons vraiment le choix, Casey, dit Bisesa.

— Et toi, mon gars, dit Batson à Casey, direction l’infirmerie.

Josh constata que Casey essayait de cacher l’inquiétude que lui inspirait cette perspective.

Bisesa se tourna pour partir avec McKnight et un petit groupe de soldats en armes.

— Nous viendrons te rechercher dès que nous le pourrons, Casey.

— Oui, lança Abdikadir. Ne les laisse rien te couper en attendant.

— Très drôle, pauvre con, bougonna Casey.

— Il semblerait que l’humour militaire soit universel, murmura Ruddy.

Josh et Ruddy voulurent emboîter le pas à Abdikadir et Bisesa, mais Batson les en empêcha, poliment mais fermement.

L'Oeil du temps
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